« A
Touch of Sin » : des éclairs de grâce fugitive qui
rappellent que le film est de Jia Zhangke
par Brigitte
Duzan, 11 novembre 2013
Après
« The
Age of Tattoo »,
le projet conçu dans la foulée de « Still Life » (《三峡好人》)
et activement promu en 2008,
Jia Zhangke
avait annoncé un virage vers un film d’arts martiaux
historique qui aurait pu s’appeler « Sous la
dynastie des Qing », et le voilà nous livrant, avec
« A Touch of Sin » (《天注定》),
un film totalement différent, sur les explosions de
violence dans la société chinoise actuelle (1).
« A Touch
of Sin » (《天注定》)
était en mai 2013 en compétition au festival de
Cannes où il a obtenu le prix du meilleur scénario.
Le jury, présidé par Steven Spielberg, a déclaré
avoir récompensé une superbe « fresque
cinématographique ».
En fait,
selon ses propres explications, c’est en effectuant
des recherches pour ses projets en cours, inaboutis
jusqu’à présent, que Jia Zhangke s’est rendu compte
qu’il y avait beaucoup de points communs entre la
période troublée de la fin des Qing, celle de la fin
de la
A Touch of Sin
Révolution
culturelle et la période actuelle en Chine : on retrouve en
particulier une pression semblable exercée au quotidien sur
l’individu, qui n’a d’autre solution que la violence pour
s’en libérer.
Faute de réussir à
faire aboutir ses autres projets, Jia Zhangke a donc changé
d’optique, et orienté son scénario vers le problème
endémique de la violence dans la société chinoise, vu sous
son aspect contemporain. L’actualité récente lui a fourni
une série de faits divers pour étayer une narration qui est
donc calquée sur des histoires vraies.
Le scénario : une
narration éclatée, des personnages un peu trop schématiques
Quatre parties,
quatre personnages, quatre régions
Le scénario est
construit en quatre parties, « quatre tableaux de
personnages marginaux liés entre
eux » (边缘人物的“四联画”),
quatre
lignes narratives pour former un tableau de la Chine
d’aujourd’hui.
Le récit est aussi
éclaté entre quatre régions différentes, dans les « quatre
directions », couvrant donc symboliquement l’ensemble du
territoire, et donnant valeur emblématique à ces histoires
tragiques inspirées de faits divers qui ont fait la une des
medias et bouleversé l’opinion.
1. Habitant d’un
village minier du nord du Shanxi (la région natale du
réalisateur) et lui-même mineur, Dahai (大海)est victime,
comme le village entier, de la corruption des dirigeants
locaux et des injustices qui en résultent et a décidé de
réclamer justice. Dahai semble être sorti de
« Pétition »
(《上访》),
mais le déni de justice finit par le faire désespérer de la
justice, il n’est plus disposé à attendre. L’exaspération et
l’impuissance le mènent au carnage.
2.
Travailleur migrant à Chongqing, Zhou San
(周三)
n’a que son arme pour le soutenir dans l’existence, en
dévalisant et liquidant sans état d’âme à la sortie des
banques les gens venus retirer de l’argent. Attaqué sur la
route alors qu’il est revenu dans son village fêter les 70
ans de sa mère, il abat froidement ses assaillants.
3.
Hôtesse d’accueil dans un sauna haut de gamme, dans le
Hebei, impuissante à obtenir le divorce du riche chef
d’entreprise avec lequel elle a une liaison depuis de
nombreuses années, Xiao Yu (小玉)
est harcelée par des clients fortunés de l’établissement ;
alors que l’un d’eux, la considérant comme corvéable à
merci, lui demande des services sexuels en dépit de ses
protestations, poussée à bout, elle finit par le poignarder.
4. Quant au
dernier, le jeune Xiao Hui (小辉),
il est venu s’embaucher dans une usine dans la ville de
Dongguang (东莞),
dans le sud, haut lieu de la prostitution de luxe. Ayant
provoqué un accident, dans lequel il a lui-même été blessé,
il a été condamné à une retenue de salaire de cents jours et
a fui pour ne pas avoir à payer. Retrouvé par le jeune
ouvrier venu lui réclamer des comptes, sans recours ni
espoir dans la vie et dégoûté par la vision du monde
corrompu qui l’entoure, il se jette du haut de
l’immeuble-dortoir où il est logé, rappelant les suicides de
Foxconn.
Jia Zhangke a voulu
dénoncer la violence latente dans la société chinoise, née
d’un sentiment d’impuissance à faire reconnaître ses droits
et respecter sa personne. Ce n’est pas un problème
spécifiquement chinois, ni totalement nouveau, mais il prend
des proportions inquiétantes dans la Chine d’aujourd’hui, et
c’est ce qu’il a voulu montrer. Ce qui ressort aussi du
film, c’est la solitude de chacun au sein de la société
moderne, qui renforce le sentiment d’impuissance.
Structure
fragmentée, personnages elliptiques
Le titre chinois, avec
une très belle calligraphie
Le film
poursuit en effet les thèmes abordés dans les films
précédents du réalisateur, qui traitaient des
problèmes des gens de sa génération et de la
suivante, avec un accent particulier sur les
problèmes d’adaptation face à un monde en changement
très rapide, à l’aliénation qui en découle, et à la
solitude de l’individu dans la société moderne. Le
problème de la violence est un élément
supplémentaire dans le tableau ainsi dressé,
violence qui naît de l’impuissance.
Le scénario tente
de lier les quatre parties du récit, en créant des
passerelles entre elles, et les transitions sont assez bien
maîtrisées. Mais il reste une impression de décousu, les
liens entre les épisodes étant assurés par le biais des
personnages, de manière assez artificielle.
Ce qui gêne le
plus, c’est le manque de profondeur des personnages et de
leurs caractères, qui enlève toute crédibilité aux
événements. Chaque histoire n’est guère plus qu’un fait
divers, conté à la manière schématique d’une chronique dans
un quotidien, exactement comme ont été traitées dans les
médias les histoires vraies dont le scénario s’est inspiré.
Jia Zhangke
a dit avoir longtemps hésité sans savoir quelle
forme donner à son film. Pour lui donner une vaste
valeur emblématique, il a finalement opté pour
quatre histoires symboliques. Par conséquent, chaque
partie est traitée de la même façon schématique et
rapide, ce qui n’empêche pas le film d’être quand
même très long (135’).
Le problème
est que, dans ces conditions, on ne voit pas
vraiment pourquoi les personnages dépeints, voulus
personnages-types, en viennent à tuer, ou se tuer,
sauf peut-être
Jia Zhangke avec Zhao
Tao, recevant le prix
du meilleur scénario
pour A Touch of Sin, à Cannes
Xiao Yu… Chacun a
une raison pour se sentir humilié, abusé,
trompé, et désespéré, mais cela ne suffit pas pour passer à
l’acte. Le scénario ne réussit pas à convaincre.
Le film : de belles
images fugitives
« A Touch of Sin »
recèle pourtant de très belles images, dont on garde
longtemps le souvenir et que l’on regrette d’avoir trop vite
aperçues… elles apparaissent a posteriori comme des
fantômes surgis des œuvres antérieures du réalisateur,
passant fugitivement au milieu d’un film qui ne semble pas
fait pour les accueillir.
Wuxia moderne ?
Wu Song tuant le tigre
Le film est
promu par un argument publicitaire qui invoque un
lien thématique avec les films de wuxia (ou
d’arts martiaux), avec référence directe à King Hu
dans le titre anglais (1). On peut effectivement
déceler ce lien, mais il tient surtout au personnage
de Dahai, qui, tel qu’il est présenté et
interprété, peut – il est vrai - passer pour un xia moderne, chevalier au grand cœur en
lutte pour rétablir la justice dans son village.
Cette idée
est brillamment illustrée par l’image
d’un Dahai partant
à l’assaut des corrompus du village armé d’un
fusil enveloppé d’une sorte de banderole à l’effigie d’un
tigre rugissant. Cette image évoque la tradition littéraire
à la base des films de wuxia. Il rappelle en
particulier un passage du grand classique « Au bord de
l’eau » (《水浒传》)
– l’une des grandes références du wuxia littéraire -
où plusieurs des cent huit brigands ont un tigre comme
emblème, dont l’un des principaux, Lei Heng (雷横),
le « Tigre volant » (ou tigre ailé“插翅虎”).
Mais le
tigre peut aussi symboliser le mal endémique à
vaincre, et son image rappelle alors l’un des
épisodes les plus connus du même roman « Au
bord de l’eau »,
celui de Wu Song tue le tigre (武松打虎) :
personnage
légendaire, Wu Song est célèbre pour avoir tué à
mains nus – après avoir brisé son épée - un féroce
tigre mangeur d’hommes qui l’avait attaqué. Le
premier épisode de « A Touch of Sin » pourrait
s’intituler : Dahai tue le tigre (大海打虎).
La différence étant que Wusong est victorieux, ce
qui n’est pas le cas de Dahai…
Le film
peut d’ailleurs être considéré comme reprenant la
structure d’un roman à épisodes de l’époque Ming.
Mais il rappelle aussi beaucoup de textes récents.
L’histoire du camion de fruits (tomates ?) renversés
sur la route a beaucoup d’analogie avec une nouvelle
très connue de Yu Hua (余华)
intitulée « Parti loin de chez moi à dix-huit ans »
(《十八岁出门远行》)
(1).
Jiang Wu en Dahai,
avec
sa banderole à
l’effigie du tigre
Acteurs caméos
Wang Baoqiang dans le
rôle de Zhou San
Comme
habituellement chez Jia Zhangke, un lien avec le
reste de l’œuvre est créé à travers les acteurs.
Acteurs emblématiques du cinéma chinois
contemporain, Jiang Wu (姜武)
– le frère de Jiang Wen – et
Wang Baoqiang (王宝强)
– à contre-emploi de ses rôles comiques habituels –
sont nouveaux chez Jia Zhangke. Mais, à leurs côtés,
on retrouve Zhao Tao, évidemment, mais aussi
Wang Hongwei (王宏伟)et
Han Sanming (韩三明),
et dans des rôles qui sont des rappels de leurs
rôles antérieurs dans la filmographie de Jia
Zhangke.
Wang Hongwei est ici un
Xiaowu qui aurait gagné des galons depuis ses débuts
comme petit pickpocket : il ressemble plus au
trafiquant de cigarettes du même film, mais un Xiao
Yang devenu truand et chef de bande, dans un pays
livré à la loi de la jungle.
Quant à Han
Sanming, qui avait déjà un rôle secondaire dans
« Platform », il reprend ici l’identité qui était la
sienne dans « Still Life » où il interprète le rôle
principal : il est,
Zhao Tao en Xiao Yu
dans l’épisode
Dahai, un travailleur migrant venu s’embaucher
dans la mine locale. On le voit voyageant sur le même bateau
remontant le Yangtse que celui de Still Life…
Superbe photo et
fonction signifiante de la musique
Xiao Hui
Le plus
beau et le plus subtil, dans « A Touch of Sin »,
reste le travail sur la photo et la musique, qui ont
toujours été deux des éléments clés des films de Jia
Zhangke.
La photo
est toujours signée Yu Likwai, qui travaille
avec le réalisateur depuis 1997, a participé à
l’évolution de son style et à son aventure dans la
production. Ses paysages sont ici noyés dans une
brume persistante, à Chongqing comme ailleurs, comme
celle qui nappe les tableaux chinois de shanshui,
mais
surtout comme celle
de pollution qui couvre toute la Chine aujourd’hui.
En
revanche, les portraits de personnages sont nets et
bien cadrés – un Dahai martial, un Zhou San mutique
et d’autant plus inquiétant, comme sorti d’un film
de John Woo, une Xiao Yu ensanglantée devenue à
moitié folle, comme un nouvel avatar chinois de Lady
Macbeth… On croirait un spectacle de marionnettes à
fils, et le film se prêterait parfaitement à une
adaptation en film d’animation.
Quant à la
musique, ce n’est pas tant la
Le spectacle du
“sauna” de Dongguang
musique de Lin
Qiang (林强)
qui est intéressante, mais bien plutôt les extraits
d’opéras utilisés comme
Un jeune in qui
s’habille en Kevin Klein
illustrations et citations, et qui rappellent
« Platform ». Le dernier extrait est une trouvaille
de génie pour conclure le film. Il s’agit d’une
scène de l’opéra célèbre« Su San
conduite au tribunal » (《苏三起解》),
et c’est d’autant plus génial que c’est le sujet du
premier film de
King Hu :
« L’histoire
de Su San » (《玉堂春》).
Cette
histoire a quelques points communs avec celle de
Xiao Yu dans le film. Su San est une courtisane qui,
tombée amoureuse, et refusant de recevoir les
clients de la
maison où elle
travaille, est vendue comme concubine à un riche marchand ;
la femme jalouse tente de
l’empoisonner, mais c’est son mari qui mange les
nouilles fatales ; elle est accusée du meurtre…
heureusement, la lumière sera faite et Su San
acquittée. Et c’est ainsi que le film de Jia
Zhangke se termine ; sur la reconnaissance, devant
une foule de spectateurs assemblée devant la scène
de la troupe ambulante, que Su San/Xiao Yu n’est pas
coupable…
En fait,
cette dernière séquence a un petit côté factice,
avec une foule figée devant une scène d’opéra trop
belle pour être de
Solitude affective
fortune,
d’excellents chanteurs, et le tout au pied de
murailles tellement bien restaurées qu’elles en
Wang Baoqiang avec Han
Sanming sur le bateau de Still Life
semblent de
carton pâte. Comme si tout cela n’était qu’un rêve…
et qui risque bien de l’être, la justice actuelle en
Chine laissant peu de chance à quelqu’un comme Xiao
Yu de sortir jamais de prison, si elle a même la
chance de ne pas être exécutée illico.
Large distribution
La grande
nouveauté qu’apporte ce film dans l’œuvre de Jia
Zhangke est son mode de production et distribution.
C’en est fini des films bannis des écrans. « A Touch
of Sin » est en phase sur son temps dans ce domaine
comme dans son thème et son style. Il a été
coproduit par le second groupe de production de
Chine, le Shanghai Film group (上海电影集团公司).
On ne s’étonnera pas qu’il sorte en salle en Chine
prochainement. La violence y est savamment
contrôlée, de même que la peinture de la
prostitution à Dongguang. Le pouvoir s’offre le
La pub faisant le
parallèle entre Touch of Sin et Touch of Zen
luxe d’autoriser
qu’on en parle pour pouvoir mieux contrôler
comment on le fait – comme pour le tremblement de terre de
Tangshan et la famine de 1942 au Henan…
Distribué par Ad
Vitam, le film sortira en en France le 11 décembre 2013.
Notes
(1) Ce titre,
Tianzhùding
天注定,
est une expression qui signifie « déterminé par le Ciel »,
avec une nuance fataliste. Comme si injustices et malheurs,
et la violence en retour, étaient de l’ordre des choses,
contre lequel on ne peut pas grand-chose.
Le titre anglais
est un clin d’œil vers un film très populaire en Occident et
grand classique du wuxia :
« A Touch of Zen » (《俠女》),
un film de
King Hu (胡金铨),
sorti en 1971, avec lequel il n’a pourtant pas grand-chose à
voir.
(2) Voir le texte
et la traduction de cette nouvelle :
Note a
posteriori 27 novembre 2013
Après que la sortie sur les écrans chinois a été annoncée
tambours battants pour courant novembre, le film n’est
finalement pas sorti. Ni Jia Zhangke ni Zhao Tao ne sont
apparus au festival du Golden Horse, à Taipei, où le film
était présenté.
On ne discutera pas inutilement de ce qui reste un non
événement. Il suffira de lire l’article suivant qui pose
parfaitement les questions en suspens dans toute leur
ambiguïté :
www.jingdaily.com/jia-zhangkes-a-touch-of-sin-subversive-censor-friendly-or-both/37203/