« Vivre ! » : célébration de la foi dans l’avenir et de
l’esprit de résilience d’un peuple
par Brigitte
Duzan, 11 mai 2011,
actualisé 20 mai 2019
« Vivre ! »
(《活着》)
marqua tellement les esprits à sa sortie qu’il
obtint le Grand Prix du jury au festival de Cannes
en 1994. Il est généralement considéré comme un chef
d’œuvre de
Zhang Yimou (张艺谋),
mais lui a valu deux ans d’interdiction de tournage.
Il est aussi l’une des plus belles réalisations de
Lü Yue (吕乐)
en tant que chef opérateur.
« Vivre ! » : saga familiale durant une trentaine
d’années
Adapté
d’un roman éponyme
de Yu Hua (余华)
(1), « Vivre ! »
apparaît comme un tableau des bouleversements
politiques qu’a connus la Chine des années 1940
jusqu’à la fin de la Révolution culturelle. L’accent
n’est cependant pas mis sur le processus historique
lui-même : il ne sert que de toile de fond à la
peinture des drames qu’il a causés, en l’occurrence
les tragédies personnelles qu’ont subies les membres
d’une famille, comme tant d’autres au même moment,
et en ce sens tragédies emblématiques.
Vivre !
Le scénario est
divisé en cinq parties, correspondant aux différents
épisodes historiques de la période allant du début des
années 1940 à la fin des années 1970, soit près d'une
quarantaine d'années.
1. Les années 1940.
Fugui (福贵)
est le fils d’un riche potentat local, interprété par Ge You (葛优),
époux de Jiazhen (家珍),
interprétée par
Gong Li (巩俐).
Joueur invétéré, il finit par perdre tous les biens de sa
famille au jeu, l’heureux gagnant
étant un homme du nom de Long’er (龙二).
Cette déchéance morale autant que matérielle incite Jiazhen,
enceinte, à le quitter, avec leur petite fille, Fengxia (凤霞).
Pour survivre,
Fugui
monte alors un spectacle d’ombres avec les marionnettes que
lui a données Long’er. Il finit
par retrouver sa femme et sa fille, plus le petit garçon né
entre temps : Youqing (有庆).
2. La guerre civile
et la fondation de la République.
Fugui et
son collaborateur sont enrôlés dans les troupes du
Guomingdang. Quand il réussit à revenir chez lui,
c’est pour apprendre que Fengxia est devenue muette
et pratiquement sourde à la suite d’une maladie.
En 1949,
ensuite, Long’er est accusé d’être capitaliste et
contre-révolutionnaire ; ses biens lui étant
confisqués, il préfère les incendier. Pour Fugui,
cela apparaît comme une ironie du sort : c’est lui
qui aurait été à la place de Long’er s’il n’avait
pas perdu sa fortune au jeu…
3. Le Grand
Bond en avant.
On retrouve
Fugui vers 1958. Le chef de village demande à tout
le monde d’apporter leurs objets en métal pour les
faire fondre dans le
haut fourneau de fortune du village, afin de
participer à l’effort national de production
d’acier. Fugui étant chargé de
L’affiche du festival
de Cannes
distraire les
villageois avec ses pièces de marionnettes, il est dispensé
de donner leurs attaches en métal.
Fengxia ayant été
harcelée par des garnements du village, Youqing la venge en
leur versant un bol de nouilles sur la tête dans la cuisine
collective. Accusé de sabotage et refusant de présenter ses
excuses, il est battu par son père, mais finit par se
réconcilier avec lui lorsque celui-ci apprend les raisons de
son geste. Quelques temps plus tard, cependant, Youqing
meurt, écrasé par un camion conduit par le chef de district,
qui se révèle être l’ancien partenaire de Fugui dans le
théâtre de marionnettes, Chunsheng (春生).
Jiazhen refuse ses offres de compensation : il reste à leur
devoir une vie.
4. La Révolution
culturelle.
Le chef de village
avise Fugui qu’il doit brûler ses marionnettes car elles
font partie des « vieilleries » représentatives de la
vieille culture qui doit disparaître. Fengxia, pour sa part,
est présentée au chef d’une bande de Gardes rouges qui a lui
aussi un handicap, Erxi (二喜) ;
ils tombent amoureux et se marient.
Huozhe, le livre de Yu
Hua
Quant à
Chunsheng, accusé d’être capitaliste et
réactionnaire, et sa femme s’étant suicidée, il veut
en faire autant. Il veut auparavant s’acquitter de
sa dette, mais Jiazhen, tout en se réconciliant avec
lui, continue de refuser son offre de compensation …
Quelques
mois plus tard, Fengxia étant prête à accoucher, ses
parents et son mari l’accompagnent à l’hôpital du
district. Mais, les médecins ayant été étiquetés
« autorités académiques réactionnaires » et envoyés
se faire rééduquer, il ne reste que de jeunes
étudiants. Erxi réussit cependant à faire revenir un
médecin ; comme il est affamé, il lui offre des
petits pains à la vapeur, des mántou (馒头),
nom donné au bébé qui naît après un accouchement
apparemment sans problème. Mais une hémorragie se
déclare ensuite, et Fengxia en meurt, ni le médecin,
malade d’avoir avalé trop de petits pains, ni les
jeunes infirmières, inexpérimentées et affolées,
n’ayant pu la sauver (3).
5. Six ans plus
tard, à la fin de la Révolution culturelle.
La famille,
désormais réduite à Fugui et Jiazhen, Erxi et le petit
Mantou, se rendent sur la tombe de Youqing et Fengxia, où
Jiazhen dépose quelques petits pains, en souvenir…
Sur le chemin du
retour, Erxi achète des poussins à son fils et ils décident
de les garder dans la boîte vide qui était autrefois celle
des marionnettes du théâtre d’ombres. Mantou demande alors
combien de temps il va falloir pour que les poussins
grandissent, à quoi Fugui répond en reprenant une phrase
antérieure, mais en la modifiant légèrement.
Au début du film,
il avait déclaré à son fils :
“小鸡长大了就是鹅,鹅长大了就是羊,羊长大了就是牛”“牛之后了呢?”“牛之后就是共产主义了。”
« chaque poussin,
en grandissant, deviendra une oie, après l’oie on aura un
mouton et après le mouton on aura un bœuf. » - « et après le
bœuf ? » avait demandé l’enfant – « après le bœuf on aura le
communisme. »
Maintenant,
l’enfant demande : « et je pourrai monter sur le dos du
bœuf ? » - « non », répond Fugui avec son optimisme
inébranlable, alors qu’ils se mettent à table, « parce qu’il
y aura des voitures, des avions » et « alors, la vie sera
de mieux en mieux. » :“到那时候,咱日子就会越来越好了。”
C’est dans cette
phrase qu’il faut chercher le message du film : c’est un
hommage au courage dans l’adversité, à la résilience du
peuple chinois qui, dans les pires moments de son histoire,
a su garder la vitalité, l’énergie nécessaires pour … vivre
et continuer à vivre, sens des deux caractères du titre :
活着
huózhe.
Comme l’a dit le critique Roger Ebert : « `To Live” is a
simple title, but it conceals a universe. »
Un film beaucoup
moins sombre que le roman de Yu Hua
Paru en
1992, le roman éponyme de Yu Hua dont le film est
adapté représente un tournant dans l’œuvre de
l’écrivain après l’année charnière qu’est 1989. Il
délaisse alors le style avant-gardiste qui avait été
le sien jusque là pour se tourner vers une écriture
plus réaliste, plus axée vers la peinture des
phénomènes sociopolitiques de son époque, et des
problèmes concrets du peuple. Il rejoignait ainsi un
mouvement assez général en Chine
Fu Gui, fin des années
1940
à l’époque,
tant
en littérature
qu’au cinéma. C’est en 1989 en effet, quelques mois après
les événements de Tian’anmen, que fut initié le mouvement
dit « néoréaliste », par la revue Zhongshan (《钟山》).
Le roman de Yu Hua,
cependant, est d’un réalisme sombre, beaucoup plus sombre
que le film de Zhang Yimou. Il accumule les décès :
- Fugui y apparaît
au début comme un irresponsable qui, en perdant au jeu la
fortune familiale, provoque la mort de son père,
d’indignation et de désespoir.
- Lorsqu’il revient
chez lui après avoir combattu dans les rangs du Guomingdang,
il apprend non seulement que sa fille est devenue muette et
à moitié sourde, mais que sa mère est morte d’une attaque.
- Peu après la mort
de sa fille, Fengxia elle-même meurt, d’ostéoporose, et le
fils meurt dans un accident.
- Quant au
petit-fils de Fugui, le Mantou du film, il s’étouffe, en
mangeant des mantou, justement.
Fu Gui ruiné,
s’éloignant
Finalement,
Fugui reste seul avec le bœuf qu’il a réussi à
s’acheter, concrétisation de sa formule optimiste :
après l’oie on aura un mouton, après le mouton un
bœuf). Mais cela n’altère en rien sa foi
inébranlable en un avenir meilleur.
Lors d’une
interview peu après la sortie du film, Yu Hua
lui-même a relaté avec humour la genèse du projet,
ainsi que les désaccords et les longues
discussions qu’il a
eus avec Zhang Yimou lors de l’adaptation de son roman.
En fait, c’est une
autre œuvre de Yu Hua que le réalisateur avait choisie au
départ, mais il voulait changer tellement de choses qu’ils
n’ont pu se mettre d’accord. Yu Hua lui a alors confié le
manuscrit de « Vivre » qui n’était pas encore publié. Zhang
Yimou lui a téléphoné dès le lendemain matin pour lui dire
que le récit l’avait tellement ému qu’il n’en avait pas
dormi de la nuit, ce qui, ajoute Yu Hua avec humour, est à
relativiser, sachant que Zhang Yimou dort à peu près deux
heures par nuit.
Les droits
d’adaptation furent achetés pour 50 000 RMB, mais les
discussions furent interminables. Zhang Yimou était
particulièrement conscient des difficultés d’un tel sujet
dans le contexte d’un durcissement de la censure post
Tian’anmen, en particulier pour le cinéma, ce qui l’a incité
à opter pour une approche moins dure que l’écrivain. Cela
n’a pourtant pas empêché le film d’être interdit en Chine,
et Zhang Yimou lui-même interdit de tournage pendant deux
ans, essentiellement pour la peinture au vitriol de la
Révolution culturelle dans le film.
Un tournant dans la
filmographie de Zhang Yimou
Il s’agit
certes d’une peinture au vitriol de la période, mais
une peinture bien plus réaliste et plus sobre que ce
qu’on voit généralement : pas de défilés dans les
rues, de hurlements de slogans ni de scènes de
brutalité. Le film fait porter tout l’accent non sur
les événements, mais sur les personnages, leurs
caractères et les relations entre eux. C’est une
peinture plus intimiste, loin des fresques
symboliques des débuts du réalisateur, bien plus
proche de ce que les gens ordinaires ont pu vivre et
ressentir.
Jiazhen et ses deux
enfants
Zhang Yimou a
expliqué ce changement par un processus de maturation
naturel, un rapprochement, en vieillissant, des soucis et
des émotions des gens. Quoiqu’il en soit, conséquence
directe, le style est différent : le rythme plus rapide,
moins réflexif, l’image moins colorée, ou plutôt moins
dramatique, le visuel ici étant relégué au second plan.
L’image symbolique, typique de Zhang Yimou jusque là (3),
s’efface derrière la narration.
Même avant le début
du tournage, le film s’annonçait comme différent : les
droits de distribution à l’étranger avaient été vendus à
l’avance, et le budget était sans comparaison même avec le
film précédent,
« Epouses et concubines ». Il était attendu
à Cannes, où l’on prévoyait qu’il serait récompensé : il
arrivait l’année après la Palme d’or d’ « Adieu
ma concubine » (《霸王别姬》)
et beaucoup lui prédisaient un destin semblable.
C’était
cependant, en fait, la fin d’une période de grâce,
la fin de la période héroïque de la cinquième
génération. Les critiques et le public occidentaux
furent enthousiasmés par ce qu’ils virent comme une
dénonciation des aberrations du régime, comme ils
l’avaient été, pour les mêmes raisons, par le chef
d’œuvre de
Tian Zhuangzhuang (田壮壮)
sur un sujet similaire, « Le cerf-volant bleu » (《蓝风筝》), sorti la même année 1993 (4). Mais les critiques, en Chine, hors
phénomène
Fengxia enfant
de censure, ne furent pas aussi enthousiastes.
Zhang Yimou
lui-même l’a expliqué lors d’un entretien avec le Southern
Daily en novembre 2001, à l’occasion de la sortie de
« Hero » (《英雄》) :
« … J’avais le
pressentiment que je ne passerais pas la censure. J’ai donc
fait une projection privée, à Pékin. Plus d’un millier de
personnes du monde du spectacle y assistèrent. La plupart
d’entre eux n’ont pas aimé le film. « Vivre ! » leur apparut
comme un film lambda, une histoire ordinaire filmée sans
originalité. Il n’a pas la tension visuelle que l’on trouve
dans « Le sorgho rouge » ou « Epouses et concubines »… Il
n’a pas un style nouveau, il est très simple. A l’époque, un
spécialiste de la nomenclature m’a dit qu’il était
« politiquement réactionnaire et artistiquement médiocre »…
« Vivre !» a une signification bien plus profonde que « Le
sorgho rouge », mais « Le sorgho rouge » avait la force de
la nouveauté. »
Il continuait
cependant en défendant son film et sa conception
artistique :
« … Dans
n’importe quel pays, que l’on puisse faire ce genre de film
représente un grand pas en avant… Pendant des années, nous,
Chinois, n’avons pu contrôler nos destinées, nous n’avions
aucune possibilité de choisir. On peut faire beaucoup de
films comme « Vivre ! », même si passer la censure restera
très difficile. Tout artiste doit toujours avoir en tête que
les sujets traitant de la misère du peuple ont un sens
profond, c’est le plus important en art. … Or, pendant des
années, le peuple chinois a subi tant de misères qu’il y a
un nombre infini de sujets. J’espère pouvoir raconter de
meilleures histoires avant de vieillir trop, tant que
j’ai l’esprit qui fonctionne encore… »
« L’amour sous
l’aubépine » : une « meilleure histoire » ?
Avec « Un amour
sous l’aubépine », en 2010, Zhang Yimou en revient à une
esthétique qui lorgne vers les vastes paysages de ses
débuts, le jaune d’or du soja en fleur se substituant aux
rouges sombres du sorgho, avec un côté idyllique allant
jusqu’à rappeler par moments « La partie de campagne » de
Jean Renoir.
Cérémonie de mariage
sous Mao
On est aux
antipodes de « Vivre ! ». L’accent est mis ici sur
la pureté d’une histoire d’amour entre deux jeunes
dont le malheur ne vient pas des absurdités de la
politique mais de celles d’un cancer incurable. Il
flotte sur le film une atmosphère de douce
nostalgie, qui tend à se répandre aujourd’hui, dans
une génération qui se souvient de son adolescence en
gardant le meilleur et occultant le pire. Mais on
est loin ici de la
flamboyance du
premier film de
Jiang Wen, « In the Heat of the Sun » (《阳光灿烂的日子》), qui avait fait de la Révolution culturelle une période de folle
liberté pour des gamins livrés à eux-mêmes en l’absence de
leurs parents envoyés à la campagne se faire rééduquer.
On reste ébahi de
trouver un traitement aussi lisse, des images aussi léchées,
et finalement un récit aussi pervers de cette période
terrible, par un réalisateur qui nous a livré « Vivre ! » il
va bientôt y avoir près de dix ans.
Souvenons-nous de
ce que disait Roger Ebert à la fin de sa critique du film
déjà citée :
.. « Vivre ! » a va
lu deux ans d’interdiction à Zhang Yimou et Gong Li… mais il
a le mérite d’avoir été fait… il existe sur l’écran comme un
témoignage fascinant sur des vies humaines perpétuées dans
des conditions terrifiantes… C’est un grand film, fort et
plein d’énergie, fait par un réalisateur dont la vision
englobe quatre décennies d’histoire nationale, mais qui
insiste surtout sur ce que veulent les gens ordinaires, ce
que son héroïne réclame à grands cris : une vie tranquille.
Tous ces nouveaux films qui nous viennent de Chine sont
enthousiasmants. Ils sont écriture et célébration de
l’histoire, ils en sont aussi un hommage funèbre.
« Vivre ! » est
l’apogée d’une œuvre et d’une époque cinématographique, le
chef d’œuvre d’un réalisateur qui a opté depuis lors pour
une autre forme de cinéma.
Le roman, traduit
en français par Yang Ping, a été publié chez Actes Sud, dans
la collection de poche Babel.
(2) Petit clin
d’œil au passage : le médecin n’a avalé que 7 mantou,
mais, comme il a beaucoup bu en même temps, chaque petit
pain, dit le récit, a enflé dans son estomac « jusqu’à
atteindre la taille de 7 mantou ». Faites la
multiplication : il avait l’équivalent de 49 mantou
dans le ventre, rappel de la date de la fondation de la
République populaire, 1949 ! Symbole fatidique de l’échec de
la politique maoïste et, tout particulièrement, de la
Révolution culturelle.
(4) C’étaient des
sujets dans l’air du temps. Il est intéressant de noter à
cet égard que « Vivre ! » a partagé le Grand Prix du jury, à
Cannes, avec celui de Nikita Mikhalkov, « Soleil trompeur »
(Утомлённые
солнцем), qui se passe en août 1936, au début des Grandes Purges de Staline au
cours desquelles des millions de Russes furent accusés
d’être des « ennemis du peuple ». Le film dépeint
l’arrestation d’un officier de l’Armée rouge qui passait une
journée de congé dans la datcha des parents de sa femme. Il
semble effectivement faire le pendant du film de Zhang
Yimou.