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« L’histoire secrète de la cour des Qing » : un sommet de
l’art de Zhu Shilin
par Brigitte
Duzan, 16 novembre 2013, actualisé 29 janvier 2016
Réalisé en
1948 à Hong Kong, par le grand scénariste et
réalisateur
Zhu Shilin (朱石麟), « L’histoire secrète de la cour des Qing » (《清宫秘史》) est l’un des grands classiques du cinéma chinois.
S’il
continue à être connu surtout pour la campagne
politique dont il a été l’objet en Chine populaire
dans les années 1950, puis en 1967, c’est pourtant
un film intéressant à bien d’autres égards. Il
témoigne non seulement de la maîtrise de l’art du
scénario de Zhu Shilin, mais marque aussi
l’aboutissement des recherches stylistiques qu’il a
menées dans les années 1930 à Shanghai.
Magistralement interprété par des acteurs venus de
Shanghai comme lui, et adapté d’une pièce de théâtre
des années de guerre, c’est aussi un film
emblématique de la renaissance du cinéma de Shanghai
à Hong Kong à partir de 1946.
Chacun de
ses éléments constitue un fil directeur pour
comprendre le film, en |
|

Affiche avec Zhou Xuan |
commençant par la pièce et son
auteur, Yao Ke (姚克).
I. La pièce de Yao
Ke
« L’histoire
secrète de la cour des Qing » est indissociable de la pièce
de théâtre dont le scénario est adapté, et dont on pourrait
traduire le titre par « Discorde à la cour des Qing » (《清宫怨》),
mais où le troisième caractère yuàn
怨
implique de sombres rancoeurs suscitant dissensions et
querelles, qui n’auraient guère d’intérêt si, dans ce cas,
elles ne conditionnaient la politique impériale, et le sort
de l’empire.
L’auteur

Yao Ke avec Lu Xun en
mai 1933 |
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Yao Ke (姚克),
nom de plume de Yao Xinnong (姚莘农)
est
né en 1905 à Xiamen dans une famille de
fonctionnaires impériaux originaire de l’Anhui. Il
reçoit une éducation traditionnelle, suivie d’une
éducation occidentale dans le secondaire. Il entre
ensuite à l’université Dongwu (东吴大学)
de Suzhou pour étudier le droit international, mais
sa passion pour le théâtre le pousse à changer pour
le département de littérature chinoise, dont il sort
en 1931.
A partir de
1932, il devient rédacteur d’une revue en anglais de
Shanghai, le mensuel Tianxia (《天下》),
où il
fait
paraître ses propres traductions de nouvelles
chinoises, dont sept de Lu Xun (鲁迅)
dont il devient l’ami.
Après
l’incident du pont Marco Polo, le 7 juillet 1937,
qui marque le début
des hostilités autour de Pékin, et l’entrée en
guerre effective du Japon et de la Chine, Yao Ke
devient l’un
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des premiers dramaturges à s’engager dans la
nouvelle voie prise par le théâtre chinois en réaction à la
situation de guerre ; il participe à la création d’une pièce
en trois actes rédigée en commun avec plusieurs
dramaturges, qui sera interprétée par plus d’une centaine de
figurants : « La défense du pont Marco Polo » (《保卫卢沟桥》).
En août 1937, il
fait un voyage en Europe pour participer au congrès de PEN
international, et en Union soviétique pour participer à un
festival de théâtre, et en profite pour inciter les
dramaturges réunis à soutenir le combat des Chinois. Puis il
part à Yale suivre des cours d’art dramatique.
A son retour à
Shanghai en 1940, pendant la période dite de « l’île
orpheline », il enseigne à l’université Fudan ; tout en
faisant des traductions et travaillant pour diverses revues,
il participe aux recherches sur le théâtre visant à intégrer
des éléments de théâtre traditionnel chinois dans le théâtre
moderne et au cinéma.
En 1941, il crée
une troupe de théâtre avec
Fei Mu
(费穆) et
c’est alors qu’il écrit « Discorde à la cour des Qing » (《清宫怨》).
Après l’invasion
des concessions et l’occupation de la totalité de Shanghai,
Yao Ke écrit de nombreuses pièces sur des sujets historiques
à valeur allégorique : ce sont des attaques contre les
régimes autoritaires, de la même manière que « Discorde à la
cour des Qing », mais sur des sujets pour la plupart tirés
de l’histoire des Royaumes combattants et du premier
Empereur : « L’hégémon de Chu » (《楚霸王》),
« Le rêve du papillon » (《蝴蝶梦》),
« Xi Shi » (《西施》)
(1), « Qin Shihuang » (《秦始皇》),
etc…
Il part en 1948 à
Hong Kong où il participe à l’adaptation de sa pièce par Zhu
Shilin. Il reste ensuite à Hong Kong comme enseignant. Entre
1964 et 1967, il est responsable du département de langue et
littérature chinoise à l’université chinoise de Hong Kong.
En 1968, il part aux Etats-Unis où il reste pendant toute la
Révolution culturelle, enseignant
la littérature
contemporaine chinoise et l’histoire de la pensée chinoise à
l’université de Hawaï. Il retourne à Hong Kong en 1976, mais
revient à
San Francisco à sa retraite. Il mourra en 1991.
La pièce
« Discorde
à la cour des Qing » (《清宫怨》)
est une pièce de « théâtre parlé » (话剧)
en quatre actes et un prologue écrite et mise en
scène en 1941. Elle raconte les conflits entre
l’impératrice Cixi (慈禧太后),
l’empereur Guangxu (光绪皇帝)
et
son épouse de second
rang Zhenfei (珍妃)
(2), sur
fond d’événements historiques dramatiques - la
guerre contre le Japon, la réforme avortée de 1898
et la rébellion des Boxers ; elle se termine par la
fuite de la cour impériale devant l’avancée des
puissances étrangères.
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Discorde à la cour des
Qing, adaptation en opéra |
C’est une
pièce qui ne se comprend bien que dans le contexte
de la guerre : l’organisation
d’un théâtre militant fut l’une des réponses à l’agression
japonaise. Treize troupes furent montées à Shanghai en août
1937, regroupées l’année suivante en dix troupes de théâtre
anti-japonais. Mais, au tout début des années 1940, la
censure fut renforcée, sur toutes les formes de théâtre ;
une sévère répression s’abattit sur l’ensemble du secteur.
Cela obligea les
dramaturges à explorer des sujets qui puissent y échapper ;
cela entraîna la renaissance du genre traditionnel des
pièces sur des sujets historiques, des mélodrames riches en
épisodes héroïques de l’histoire chinoise, ou inspirés de
héros légendaires de la littérature classique, permettant de
cacher un message critique sous le voile d’un récit situé
dans un lointain passé. Le théâtre devint en même temps un
axe de recherche important.
Le mouvement avait
en fait débuté dès 1932, et avait pris de l’ampleur au début
de 1939, la chute des Ming sous les coups des hordes
mandchoues étant un sujet favori, ainsi que les histoires
d’héroïnes du type Hua Mulan. Il devint général en 1940.
En 1941, Yao Ke
s’inscrit donc dans ce mouvement avec sa pièce « Discorde à
la cour des Qing », puis, en 1943, avec une pièce sur Wen
Tianxiang (文天祥),
résistant héroïque à la fin des Song du Sud, symbole de
patriotisme, d’honneur et de droiture typique des sujets
populaires à l’époque – sujet dont
Wu
Zuguang (吴祖光)
aussi a fait une pièce, « Chant de loyauté » (《正气歌》),
et que reprendra également Zhu Shilin, pour une tentative
avortée d’adaptation en opéra.

Zhu Shilin au moment
du tournage de
« L’histoire secrète
de la cour des Qing » |
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Pendant
l’été 1942, les théâtres de Shanghai étaient à
nouveau pleins, d’un public enthousiaste, et la
pièce de Yao Ke fut l’une qui eut le plus de succès
à l’époque. Bientôt interdite, elle fut reprise en
1944. Derrière les conflits de la cour des Qing,
l’autoritarisme de Cixi, l’impuissance de Guangxu et
l’héroïque résistance de Zhenfei, se profilait une
critique du despotisme, et de ses conséquences
désastreuses tant sur les destins privés que sur
celui des nations.
Message
allégorique qui avait l’avantage de pouvoir tromper
la censure, mais qui, comme |
toute allégorie,
courait le risque d’être mal interprété. C’est ce qui s’est
passé lorsque le film de Zhu Shilin, qui en reprend la ligne
narrative, fut projeté, dans d’autres circonstances, en
Chine populaire.….
II. Le film de Zhu
Shilin
Zhu Shilin
a repris les grandes lignes de la pièce de Yao Ke,
qu’il fit venir à Hong Kong pour participer à
l’adaptation et au tournage. Pour attirer le public,
il en a cependant changé le titre : le yuàn
怨
du titre de la pièce étant jugé trop sévère, il fut
remplacé par un terme plus léger évoquant une de ces
histoires dynastiques secrètes dont le public
chinois est friand et qui fait les beaux jours des
séries télévisées,
mìshǐ 秘史.
Mais ce n’est qu’un détail sans beaucoup
d’importance, sans doute suggéré par le producteur.
Scénario en
quatre parties
Le film
reprend la division de la pièce en quatre épisodes
représentant quatre périodes distinctes de la fin de
la dynastie des Qing.
1889 :
présentation des personnages
Dans un
empire affaibli, l’impératrice Cixi impose ses
quatre volontés à son neveu
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Une affiche de 1948 |
l’empereur
Guangxu qu’elle a
elle-même mis sur le trône. Elle lui dicte même le choix de
son épouse, comme le montre la première séquence qui
présente en même temps les personnages, et en particulier la
jeune Zhenfei, que Guangxu est obligé de cantonner au rôle
de troisième épouse, mais
vers laquelle vont aller
toutes ses attentions.
Il délaisse
cependant l’épouse officielle imposée par sa tante,
et la défie en passant la majeure partie de son
temps avec Zhenfei dont il fait sa confidente, lui
confiant ses soucis intimes mais aussi ses ambitions
et idéaux politiques, que Zhenfei soutient avec
intelligence et subtilité.
1895 :
désastreuse défaite de la flotte chinoise
Cette
partie est très courte, en trois séquences : l’une
montrant Guangxu tentant de contrer un projet de
l’impératrice visant à utiliser des crédits de
modernisation de la flotte
pour faire
reconstruire le Palais d’été (3) ; la séquence suivante montrant
l’impératrice furieuse déchirant l’édit de Guangxu
refusant l’allocation des fonds voulue par
l’impératrice pour les conserver au profit de la
marine. Et une séquence finale annonce brièvement la
défaite de la flotte chinoise, anéantie par celle du
Japon, ouvrant une période de grande instabilité
politique. |
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Affiche publicitaire
pour l’étranger |
1898 : tentative de
réforme

L’histoire secrète de
la cour des Qing |
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Conscient
du péril national, Guangxu appelle pour le soutenir
un groupe d’intellectuels réformistes autour de Kang
Youwei (康有为),
pour mettre sur pied un projet de réforme inspiré de
la réforme Meiji qui a si bien réussi au Japon.
C’est la « Réforme des cent jours » (戊戌变法).
Devant l’opposition de Cixi, soutenue par la vieille
garde des généraux,
Guangxu
tente un coup de force en s’appuyant sur le seul
général sur lequel il pense pouvoir compter : Yuan
Shikai (袁世凯).
Mais celui-ci le trahit. |
La réforme avorte,
et Zhenfei, accusée d’intriguer avec l’empereur et de
l’inciter à l’insoumission, est jetée dans un cachot.
1900 : révolte des
Boxers et fuite de la cour
Devant la révolte
de la bande de hors-la-loi fanatiques que sont les Boxers,
Cixi hésite, et finalement décide de les lancer à l’assaut
des puissances étrangères, elles aussi aux portes de Pékin.
Mal lui en prend : la magie ne suffit pas à leur donner la
puissance nécessaire pour affronter des soldats bien armés.
Il ne reste
plus à Cixi et sa cour qu’à prendre la fuite sous
des vêtements d’emprunt. Zhenfei persuade Guangxu
qu’il a intérêt à rester négocier avec les forces
étrangères, mais il se laisse finalement convaincre
par sa tante et part sans penser que Zhenfei tiendra
tête, elle, à l’impératrice, et que, refusant de la
suivre, elle sera contrainte au suicide.
Sur le
chemin qui l’entraîne loin de Pékin, Guangxu est
rejoint par des paysans accourus lui apporter des
victuailles, et lui témoigner leur confiance et leur
indéfectible fidélité, l’assurant qu’il est pour eux
un « bon empereur ».
Une mise en
scène vivante
Le film a
été réalisé en près de huit mois, tournage et
post-production, ce qui tranche sur la période
moyenne de réalisation d’un film à l’époque à Hong
Kong : deux mois en |
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Li Zuyong |
moyenne. Cela
montre le soin apporté à la mise en scène par Zhu Shilin,
qui disposait aussi d’un budget important, toujours en
termes comparatifs : environ un million de dollars de HK.
C’était un risque de taille pour le producteur Li Zuyong (李祖永)
qui venait de (re)créer la Yonghua (永华影业公司)
à Hong Kong et fit de ce film le coup d’envoi de sa nouvelle
compagnie – essai brillamment réussi.

L’histoire secrète de
la cour des Qing |
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On est
frappé dès l’abord par la précision de la
reconstitution des costumes, qui sont exactement
ceux que l’on voit sur les documents de l’époque.
Mais surtout, on est frappé par le travail sur le
mouvement, mouvements de caméra et mouvements des
acteurs, qui animent littéralement un très beau
texte, très littéraire mais aussi très théâtral,
tiré directement de la pièce. En fait, le mouvement
s’oppose constamment, dans le film, au hiératisme
obligé de l’impératrice, enfermée dans les règles
que lui impose l’étiquette ; ce mouvement affecte
même ses |
dialogues, qui ne
reflètent que partiellement la rigidité de l’étiquette :
d’un somptueux mandarin de cour, ils sont entrecoupés
d’éclats traduisant son caractère – et ajoutant même parfois
une certaine ironie au personnage.
Dans les films
habituels de ce genre, l’impératrice arrive toujours
précédée d’une escorte de femmes dans une procession
guindée. Rien de cela ici : chaque arrivée de l’impératrice
est précédée d’un véritable ballet, les femmes de sa suite
arrivant en ordre dispersé, celle de gauche allant se placer
à droite et celle de droite à gauche, Zhu Shilin les faisant
virevolter à plaisir avant que chacune ait trouvé sa place.
De la même
manière, Zhu Shilin reprend ici son travail sur les
compositions symétriques commencées dix ans
auparavant, le décor fournissant vases et tables
comme points de référence. Mais cette symétrie n’est
jamais acquise, elle est construite au fur et à
mesure des scènes, et elle frise toujours le
déséquilibre. Ainsi, dans la séquence de la
photographie, il faut plusieurs essais avant que
Zhenfei se retrouve dans une position centrale au
milieu de deux potiches, et encore elles ne sont
même pas de même taille. De même, quand
l’impératrice, venue fustiger son neveu après sa
|
|

Première séquence, le
choix de son épouse par Guangxu |
tentative de coup
d’Etat, se fait apporter son fauteuil, il est d’abord placé
dans une position totalement excentrée, avant d’être peu à
peu approché en position centrale.
Bien que procédant
par grandes scènes très théâtrales, le film respire au
rythme d’un mouvement soutenu.
Un montage nerveux

Guangxu et Zhenfei |
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Ce
mouvement est encore souligné par un montage
nerveux, qui supprime tout ce qui pourrait venir
alourdir le rythme. Tout se passe quasiment en huis
clos, à l’intérieur du palais, avec de rares
échappées à l’extérieur, qui sont réduites au
minimum. L’épopée des Boxers se limite à une scène
de sorcellerie, de type opératique, suivie d’une
brève image des hordes de paysans partant à l’assaut
des forces étrangères en brandissant des armes
dérisoires, éclairés par des torches dans la nuit.
|
Le montage
de la seconde partie est le plus frappant : la
séquence de Guangxu défiant les projets de Cixi
étant immédiatement suivie de la séquence opposée,
montrant Cixi réduisant sa tentative à néant. Cela
dure en tout quelques minutes. On n’a pas besoin de
voir la flotte anéantie, au cours d’une séquence à
grand spectacle et effets spéciaux, on l’imagine et
l’effet est bien plus bien plus fort, comme dans le
théâtre classique.
Une
remarquable interprétation |
|

Zhenfei refuse de fuir
avec Cixi |

Tang Ruoqing en Cixi |
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A part
Zhou Xuan (周璇),
dans le rôle de Zhenfei, les interprètes n’ont pas
été choisis parmi les grandes vedettes du cinéma de
l’époque ; ce sont des acteurs venus du théâtre, et
du théâtre de Shanghai, et ils sont parfaitement
adaptés à leurs rôles. On est même frappé de la
ressemblance avec les personnages interprétés,
accentuée par la précision de la reconstitution de
leurs costumes, y compris des coiffures.
En s’en
tenant aux rôles principaux, que ce soit
Tang Ruoqing
(唐若青)
dans le rôle de Cixi ou
|
Shu Shi (舒适)
dans celui de l’empereur Guangxu, la ressemblance
est étonnante – même si Tang
Ruoqing avait une trentaine d’années, pour interpréter une
Cixi qui en avait soixante-trois en 1898.
Au-delà de
cet aspect, les acteurs sont d’une expressivité
extrême, qui rappelle le jeu des acteurs du muet, la
caméra saisissant les regards, en particulier, par
des plans rapprochés. Comme dans l’opéra chinois,
l’expression accompagne et souligne la parole.
La seule
qui tranche, au milieu de ces acteurs de théâtre,
est Zhou Xuan. Elle étonne même, au début du film,
en paraissant plus âgée que le rôle ne le voudrait ;
elle avait vingt-huit ans au moment du tournage,
mais paraît plus âgée, plus mûre surtout. Elle
affine cependant son jeu au fur et à mesure que le
film progresse, et finit par mener même le reste de
la troupe, au moment où elle s’affirme comme un
élément en révolte face à un pouvoir de plus en plus
autoritaire. Elle devient alors le symbole même de
la rébellion féminine des classiques de wuxia. |
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L’impératrice Cixi à
la fin
du dix-neuvième siècle |

L’empereur Guangxu |
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Cet aspect
est suggéré dans une séquence étonnante, où elle
apparaît habillée en homme, pour une séance de
photo. Son rôle de rebelle au pouvoir est ainsi
rapproché visuellement des grands rôles d’héroïnes
martiales (女侠
ou
女战士)
qui appartenaient à un autre genre théâtral très
prisé dans les années 1940 pour leur valeur
allégorique. On a donc là une évocation très subtile
du monde du wuxia ; le personnage de Zhou
Xuan y gagne en profondeur, et on retrouve cet
aspect dans son altercation finale avec Cixi, où
elle rappelle les rôles d’héroïnes refusant de se
soumettre et préférant le sacrifice final.
D’ailleurs, face à elle, Guangxu apparaît sous les
traits de l’intellectuel type, dans ce genre de
littérature, idéaliste mais impuissant, et par
surcroît faible de caractère. (4)
|
*
« L’histoire
secrète de la cour des Qing » est sorti fin 1948 à Hong Kong
où il a rencontré un grand succès, puis, en 1949, il a été
envoyé à Shanghai où il est resté trois mois à l’affiche,
renouvelant le succès de Hong Kong.
Mais, quand
Mao le vit, en 1950, à peu près au même moment
qu’une campagne dénonçait
« La
vie de Wu Xun » (《武训传》
de
Sun Yu (孙瑜),
il le déclara nocif, et le fit bannir des écrans
chinois – en en faisant le premier film interdit de
la République populaire. Il précisa ses critiques
quatre ans plus tard, et elles furent reprises dans
une véritable campagne politique en 1967.
Il est
intéressant de voir ce qui s’est réellement passé,
qui n’a finalement pas grand-chose à voir avec le
film lui-même, mais qui éclaire la
|
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L’équipe du tournage |
manière
dont films et pièces de théâtre furent
utilisés par Mao
pour éliminer ses adversaires politiques.
III. La campagne
politique contre le film
La campagne contre
le film s’est déroulée en deux temps : au début des années
1950, avec une critique venant directement de Mao ; puis de
manière beaucoup plus virulente en janvier 1967,
en
reprenant et développant les arguments avancés par Mao pour
justifier que le film devait être critiqué. Mais ces
attaques avaient en fait un but politique bien précis.
Les critiques de
1950-54
Première attaque
contre le film
A Pékin, un comité
fut mis en place pour étudier si le film pouvait ou non être
projeté. Il comprenait trois membres du département central
de la propagande, Lu Dingyi (陆定一),
Zhou Yang (周扬)
et Hu Qiaomu (胡乔木),
placés sous la direction de Liu Shaoqi (刘少奇). Ils autorisèrent le film, Liu Shaoqi l’ayant trouvé patriotique, donc
ne justifiant pas la critique. (“这部影片是爱国主义的。不能批判!”).
Mais Mao, quand il
le vit, ne fut pas du même avis : il déclara ce que Jiang
Qing lui avait soufflé, que le film était « mauvais » (“《清宫秘史》是部坏影片”). Deux scènes l’avaient particulièrement choqué. D’une part, la
présentation des Boxers comme une bande de fanatiques
dangereux, semant le chaos et la désolation sur leur
passage, était contraire à sa théorie sur le bien-fondé des
révoltes paysannes.
Mais ce fut surtout
la scène finale du film qui attira l’ire de Mao : celle
montrant l’empereur fuyant les étrangers assiégeant la
capitale, et rejoint en chemin par des paysans, restés
loyaux malgré les souffrances subies, et lui apportant des
vivres parce qu’il restait quand même pour eux « un bon
empereur ». Pour Mao, cette scène était profondément
réactionnaire car elle défendait l’ordre féodal, mais pas
seulement. Elle a été rajoutée dans le scénario du film,
c’est d’ailleurs l’une des rares séquences qui se passe hors
du palais impérial. Cela pouvait évoquer la déroute de Chang
Kai-chek, mais Mao le prit comme une critique voilée contre
lui.
Il reprit le sujet
en octobre 1954, en dénonçant le film, dans une escalade
verbale typique, comme n’étant pas « patriotique » – donc
contrant explicitement le jugement émis par Liu Shaoqi -
mais « trahissant la patrie », en concluant donc qu’il
fallait le critiquer. Etonnamment, il le fit dans un texte
traitant des recherches sur « Le Rêve dans le pavillon
rouge » (《关于〈红楼梦研究〉问题的一封信》):
“被人称为爱国主义影片而实际是卖国主义影片的《清宫秘史》,在全国放映之后,至今没有被批判。”[…]“《清宫秘史》五年来没有批评,如果不批评,就是欠了这笔债。《清宫秘史》实际是拥护帝国主义的影片。光绪皇帝不是可以乱拥护。”
Comme il y a des
gens qui disent que « L’histoire secrète de la cour des
Qing » est un film patriotique, alors que, en réalité, c’est
un film qui trahit la patrie, depuis sa sortie nationale, il
n’a jamais été critiqué. […] Qu’il n’ai pas été critiqué en
cinq ans, c’est une omission à corriger. « L’histoire
secrète de la cour des Qing » est en fait un film qui défend
le système impérial. L’empereur Guangxu n’est pas quelqu’un
que l’on peut défendre.
Il en fit une
synthèse dans un mémorandum interne, impliquant une critique
des membres du comité qui avaient autorisé le film, Hu
Qiaomu le premier… il fit ensuite son autocritique…Zhou Yang
bien sûr, mais surtout, indirectement, Liu Shaoqi –
l’attitude à adopter à l’égard du film était désormais
claire :
“《清宫秘史》不是一部爱国主义的影片,
是一部卖国主义的影片, 应该进行批判”
« L’histoire
secrète de la cour des Qing » n’est pas un film patriotique,
c’est un film traître à la nation, il faut le critiquer. »
Interdiction de la
pièce
En même temps que
le film, la pièce de Yao Ke fut interdite. Entre 1950 et
1953, les éditeurs furent obligés de retirer tous les
exemplaires de la pièce en circulation, et les
représentations furent interdites. En 1954, cependant, elle
fut adaptée avec succès en opéra de Shaoxing, et d’autres
adaptations suivirent, dans d’autres styles d’opéra, y
compris à Pékin, en opéra de Pékin, en 1957.
L’interdiction de
la pièce fut renouvelée en 1958, mais, même ainsi, elle
continua à être représentée, sous une forme ou une autre, un
titre ou un autre, jusqu’en 1963.
La campagne
politique de 1967
Les attaques contre
le film reprennent en 1967, dans le contexte spécifique des
dissensions internes du Parti, et dans le cadre de la
reprise en main du pouvoir par Mao, avec élimination de ses
opposants politiques. Le principal visé était Liu Shaoqi,
celui-là même qui avait autorisé le film en 1949 : président
de la République populaire depuis 1959, il s’était
violemment opposé à Mao en mars 1961en prônant une politique
modérée pour corriger les conséquences désastreuses du Grand
Bond en avant. Mao ne lui a jamais pardonné.
Le sujet de la
critique du film de Zhu Shilin n’est pas revenu brusquement
sur le devant de la scène. Mao a de nouveau évoqué le film
dans un discours à Hangzhou en décembre 1965, en répétant sa
critique de 1954 : que le film n’était pas patriotique, mais
trahison nationale… preuve que l’affaire n’était pas close.
Elle va prendre un tour nouveau, plus radical.
A partir de 1965,
les œuvres littéraires, et en particulier les pièces de
théâtre, deviennent non tant des armes de propagande pour la
politique officielle, que des écrans derrière lesquels se
cachent les différentes factions pour attaquer leurs ennemis
politiques, utilisés en particulier par Mao pour éliminer
les siens.
En novembre 1965,
la campagne contre la pièce « La destitution de Hai Rui »
(《海瑞罢官》)
s’était terminée par la capitulation de l’historien qui
l’avait écrite, Wu Han (吴晗). Mais l’attaque contre la pièce était en fait dirigée
contre son chef, le maire de Pékin, Peng Zhen (彭真),
et surtout contre Liu Shaoqi qui tentait pour sa part
de calmer les tensions au sein de l’appareil du Parti.
Ses tentatives
furent contrées lors d’une réunion sur la culture en mars
1966 à Shanghai, qui se conclut par un document intitulé
« Synthèse de la réunion sur les travaux de l’Armée
populaire de Libération sur la littérature et les arts » qui
énonçait, sous l’égide de Jiang Qing et Lin Biao (alors
ministre de la Défense), un nouveau programme de réforme de
la culture qui marquait un net durcissement de la faction
autour de Mao et Jiang Qing.
Quand Mao revint
dans la capitale en juillet, Peng Zhen en avait été éliminé,
Lin Biao en avait pris le contrôle, en l’absence de Liu
Shaoqi parti en visite au Pakistan et en Afghanistan. Mao
récompensa Lin Biao de l’étiquette « plus proche camarade
d’armes ».

L’article de Yao
Wenyuan publié
aux Editions du peuple
de Shanghai |
|
Pendant
toute cette période, les attaques contre les
artistes et surtout les dramaturges se
multiplièrent. Liu Shaoqi, pour sa part, fut attaqué
indirectement par le biais de ceux qui le
soutenaient, mais aussi des œuvres qu’il fut accusé
de protéger, des opéras jugés « obscènes », des
ballets et opéras étrangers, comme Le lac des cygnes
ou La Traviata.
C’est
alors, selon toute vraisemblance sur les
instructions de Jiang Qing, que Yao Wenyuan (姚文元)
– l’un des quatre membres de la Bande des Quatre, et
celui-là même qui avait signé l’article lançant la
campagne contre « La destitution de Hai Rui - fit
paraître, le 5 janvier 1967 dans le Quotidien du
peuple, un article critiquant le film de Zhu Shilin
selon les termes de l’attaque faite antérieurement
par Mao en 1954, en en développant les arguments :
non seulement les réactions des paysans devant
l’empereur en fuite à la fin du film étaient jugées
d’un féodalisme déplacé, mais, en outre, dépeindre
le mouvement des Boxers comme une effrayante force
|
destructive était
aussi contraire à l’analyse maoïste des rébellions
paysannes.
L’article était
intitulé « Critique du contre-révolutionnaire au double
visage Zhou Yang » (《评反革命两面派周扬》)
et fera l’objet d’une publication séparée aux Editions du
peuple, à Shanghai (上海人民出版社).
La cible déclarée de l’article était donc, apparemment, le
vice-ministre de la culture Zhou Yang (周扬),
qui était en froid avec Jiang Qing depuis les débuts de sa
réforme du théâtre, en 1963, mais surtout en raison de son
amitié avec Peng Zhen. Mais ce n’était qu’une attaque
déguisée.
La véritable cible
de Yao Wenyuan fut ensuite explicitement précisée dans un
article d’un obscur personnage du nom de Qi Benyu (戚本禹)
paru le 31 mars 1967 dans le journal de l’armée, le Drapeau
rouge (《红旗》) :
article publié sous le titre pompeux « Patriotisme ou
trahison nationale ? – critique du film réactionnaire
‘L’histoire secrète de la cour des Qing’ » (《爱国主义还是卖国主义?——评反动影片〈清宫秘史)
》).
L’article
fut repris le 1er avril par le Quotidien
du peuple, et largement diffusé sur tout le
territoire. A la fin de l’article, Liu Shaoqi était
directement visé, sous le couvert d’une attaque
contre les factions, au sein du Parti, défendant la
cause du capitalisme : son « problème » était d’être
l’un des « Khrouchtchev » infiltrés dans le Parti (“睡在我们身边的赫鲁晓夫”).
On était passé, par glissement sémantique, de la
critique du film à la critique de Liu Shaoqi.
L’étiquette de Khrouchtchev chinois va être son
principal chef d’accusation dans les mois suivants.
La
nouvelle attaque avait d’abord concerné le film,
mais, après la disparition de Zhu Shilin, mort le
soir de la parution de l’article de Yao Wenyuan et
sept jours après le décès du producteur, elle fut
redirigée contre la pièce de Yao Ke. Comme il vivait
alors à Hong Kong, cela donna une autre dimension à
l’affaire, car la Voice of America diffusa en avril
une déclaration du dramaturge qui ajouta encore de
l’huile sur le feu : en 1941, dit-il, son intention
avait été de critiquer |
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Affiche de février
1968 dénonçant
le Krouchtchev chinois
tentant de saboter
la publication des
écrits de Mao |
tous les régimes
autoritaires, que ce soient les Japonais ou le Guomingdang,
mais on pouvait y ajouter Mao…
Yao Ke est parti
en 1968 enseigner aux Etats-Unis.
Liu Shaoqi est
mort le 12 novembre 1969 des suites du traitement inhumain
auquel il a été soumis dans la prison de Kaifeng où il avait
été transféré.
Le film, lui, est
toujours là pour témoigner du génie de Zhu Shilin, et d’un
sommet du cinéma de Shanghai, transplanté à Hong Kong où il va se perpétuer en
s’adaptant à son nouvel environnement.
Notes
(1) L’une des
quatre beautés légendaires de l’histoire chinoise, donnée en
cadeau par le roi de Yue au roi de Wu pour que, par ses
charmes, elle entraîne la ruine du royaume de Wu. Ce qui ne
tarda pas à se produire.
(2)
Le terme fei 妃
est généralement traduit par concubine mais il est mal
adapté au contexte culturel chinois. Une autre alternative
serait seconde épouse (ou énième épouse) mais le terme est
trompeur car il suggère alors, dans le contexte d’une
traduction et sans autre explication, que la « première
épouse » est décédée.
(3) Le Palais d’été (Yíhéyuán
颐和园) fut construit par l’empereur Qianlong pour sa mère en
1750. Il fut pillé et détruit une première fois lors de
l'invasion des troupes anglo-françaises en 1860, puis durant
la Révolte des Boxers en 1900. L'impératrice Cixi le fit
reconstruire, et on lui reprocha effectivement d'avoir
utilisé pour ce faire des fonds destinés à la marine de
guerre chinoise.
(4) On notera pour
mémoire la chanson que Zhou Xuan interprète dans la première
partie -《御香缥缈歌》
Yùxiāng
piāomiǎo gē
: cette
chanson fait partie des rares intermèdes faits pour divertir
le public, mais elle est en décalage par rapport au reste du
film même si le texte est porteur de sens ; cela justifie
aussi le choix de l’actrice qui était connue comme la « voix
d’or » (“金嗓子”).
Le film
Bibliographie
The Literature of
China in the 20th Century, Bonnie S. McDougall & Kam Louie,
Columbia University Press, pp. 313-315 (sur Yao Ke et sa
pièce) + p. 286/7 (sur le contexte théâtral des années
1939-1943) + p. 327 sur les attaques contre le film et la
pièce.
A lire et voir en
complément :
Un meeting de critique du film devant la Cité interdite en
1969 :
http://everydaylifeinmaoschina.org/2016/01/27/revolutionary-masses-criticize-a-film-at-the-forbidden-city-in-1969/
Etude réalisée pour
la présentation du film à l’Institut Confucius de Paris
Diderot, le 14 novembre 2013.
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