« Black Coal,
Thin Ice » : un film noir et glacé de Diao Yinan
par Brigitte Duzan, 14 juin
2014
«Black
Coal Thin Ice» (《白日焰火》)
est le troisième film de
Diao Yinan (刁亦男),
dont on attendait beaucoup après son
« Train
de nuit » (《夜车》)
présenté à Cannes en 2007, dans la section Un certain
regard. Après « Uniforme »
(《制服》),
quatre ans plus tôt, primé à Vancouver, il s’affirmait comme
l’un des réalisateurs chinois les plus originaux et
prometteurs du moment.
Nimbé du prestige de l’Ours d’or décerné au réalisateur au
festival de Berlin, en février 2014, «Black
Coal Thin Ice » sort en France quatre mois plus tard. Le
film porte bien la marque de l’auteur de
« Train de nuit », mais son
talent est resté pris dans les glaces du Heilongjiang où le
film a été tourné, en plein hiver : il émerge par
fulgurances, comme ces feux d’artifices en plein jour
auxquels fait allusion le titre chinois.
Un film noir pour l’industrie cinématographique chinoise
Black Coal Thin Ice
Diao Yinan a expliqué qu’il avait eu l’idée de réaliser un
film policier après « Train de nuit », mais le scénario lui
a donné beaucoup de mal : huit ans d’efforts, et trois
moutures successives. Au passage, l’idée de départ a évolué,
mais le scénario en est resté confus.
Intrigue noire,mais nébuleuse
Diao Yinan recevant
l’Ours d’or à Berlin
Le film commence en 1999, quand les membres épars d’un corps
dispersés à des centaines de kilomètres de distance sont
retrouvés dans diverses usines de conditionnement du
charbon. Menée tambour battant par l’inspecteur Zhang Zili (张自力),
l’enquête permet d’identifier le corps comme étant celui
d’un certain Liang Zhijun (梁志军),
et de remonter à un suspect, responsable du pesage des
camions de la mine d’où provient le charbon. Le suspect et
son frère sont interpellés et arrêtés, mais la descente de
police tourne au carnage ; deux policiers sont tués, outre
les suspects, et l’inspecteur lui-même est blessé.
On retrouve Zhang Zilien 2004 : traumatisé, divorcé, il a
abandonné sa carrière, est devenu gardien dans une mine, et
alcoolique. Mais, quand deux nouveaux meurtres sont commis,
tous deux liés à la veuve du même Liang Zhijun, Wu Zhizhen (吴志贞),
l’ex-inspecteur reprend du service. Et comme Zhizhen
travaille dans un pressing, Zili en devient un fidèle
client,
pistant la jeune femme avec une insistance pesante,
dans une atmosphère qui ne l’est pas moins.
La suite du scénario réserve des surprises récurrentes, et
des retournements à la Gu Long, les méchants n’étant pas
ceux que l’on aurait pu croire, et le dénouement final amené
par un vêtement nettoyé qui attendait depuis cinq ans d’être
récupéré… Mais, quand arrive ce dénouement, on a cessé de
s’intéresser aux personnages et à une intrigue qui, au bout
de deux heures d’errances narratives, a fait long feu.
On sent un malaise dans ce scénario, qui étonne chez un
réalisateur qui a commencé
Et Liao Fan l’Ours
d’argent
comme scénariste avec
Zhang Yang (张扬).
Il semble le résultat d’un travail
à marche forcée, l’objectif initial de film policier ayant
été réorienté en cours de route vers un film de genre dont
la mode actuelle, et le développement, en Chine, répond aux
incitations des autorités du cinéma.
Fulgurances dans un paysage glacé
L’arrestation qui
tourne mal
Diao Yinan a du talent, il apparaît par intermittences dans
ce troisième film, dans des fulgurances soudaines d’une
grande beauté. Il a choisi de filmer à Harbin, en plein
hiver, dans un froid glacial qui conditionne le paysage,
l’atmosphère et les personnages, en particulier celui de
Zhizhen dont le visage semble être pris dans le givre, tout
comme ses sentiments. Dans un tel contexte, la noirceur de
l’intrigue elle-même semble être conditionnée par ce froid
qui gèle les esprits et les passions,
ou plutôt les condamne
à bouillonner sous la surface glacée.
La solitude et l’incommunicabilité sont déclinées sous
toutes les nuances de couleurs froides, du blanc bleuté de
la glace au vert pâle de trains fantômes passant dans la
nuit. Dans ce décor sans vie, où, du haut d’un pont,on jette
sans état d’âme des membres de corps dépecés sur des trains
qui les emportent, des éclats soudains de néons aux couleurs
criardes viennent signifier que la vie est là, malgré tout ;
mais c’est une existence mortifère, tout aussi glaciale que
l’air, jusque dans les rires.
Liao Fan et Gwei
Lun-Mei
Gwei Lun-Mei
Il faut rendre hommage, ici, au travail du chef opérateur,
Dong Jinsong (董劲松),
celui de
Wang Xiaoshuai (王小帅)
pour
« Eleven
Flowers » (《我11》),
mais aussi de
« People
Mountain People Sea » (《人山人海》)
de
Cai Shangcun (蔡尚君),
autre film noir. La photo de «Black
Coal Thin Ice » épouse et souligne l’alternance de jour
blafard et de nuit glacée balayée de stridences colorées ;
l’atmosphère naît du paysage et de la photo, jusqu’au feu
d’artifice final qui clôt le film sur une note d’irréel
frisant l’absurde, un absurde qui finit par se manifester,
mais qui était là, tout le temps, à l’état latent.
L’ombre du film noir américain
«Black
Coal Thin Ice » conserve bien des traits caractéristiques des
premiers films de Diao Yinan, en particulier la volonté de
mélange des genres. Mais, autant dans « Uniforme » que dans
« Train de nuit », la ligne dramatique reposait sur un fond
de critique sociale ; celle-ci a disparu, le film n’aurait
pas passé la censure, mais il y perd un ancrage important.
«Black
Coal Thin Ice » apparaît comme un mélange de genres, avec même
un zeste d’humour, dans quelques scènes dont l’une,
Liang Zhijun
qui tire
sur le burlesque, semble carrément tirée d’un autre film.
Cependant, c’est, pour l’essentiel, une combinaison de
psychodrame et d’intrigue fondée sur des meurtres en série
–la référence étant « Le Troisième homme », dont l’ombre
apparaît un instant et dont on retrouve même la Grande roue,
dans une séquence clef.
Décor glacé
Ce ne sont pas les seules références. «Black
Coal Thin Ice »se présente comme une version chinoise des
grands films noirs américains, on a cité pour parrains
Raymond Chandler et James M. Cain, et décelé l’ombre de
Howard Hawks, Joseph Sternberg, Raoul Walsh,
John Huston, Fritz Lang, Otto Preminger, et autres …
C’est peut-être beaucoup, mais la référence (revendiquée)
est claire. C’est sans doute l’une des raisons de
l’engouement que le film a suscité à Berlin où le président
du jury était James Schamus (1), mais c’est bien, aussi, le
problème de «Black
Coal Thin Ice ». Le film noir américain avait un sens, dans
le contexte de l’Amérique des années 1940-1950, et il était
fondé sur de solides sources littéraires qui assuraient de
non moins solides scénarios, dont l’érotisme n’était pas
absent.
Solitude dans un train
vide
La salle de jeu qui
donne son titre chinois au film
Diao Yinan livre un film brillant, mais frustrant. «Black
Coal Thin Ice » est un film « sous influence », comme on
dirait chez Cassavetes ; il est produit par
Vivian Qu (文晏),
mais il a Han Sanping (韩三平)
parmi ses producteurs exécutifs, et il fait partie de ces
films promus par les autorités, ces derniers temps, pour
« diversifier la production cinématographique » nationale et
concurrencer les productions américaines, en investissant
les grands genres de Hollywood. C’était d’ailleurs également
le cas de l’un des deux autres
«Black
Coal Thin Ice » lorgne pour sa part vers le genre du film noir
qui a un grand potentiel auprès du public chinois, mais qui
ne peut prétendre trouver une forme pleinement satisfaisante
en Chine aujourd’hui vu les restrictions imposées par la
censure. C’est d’ailleurs sans doute l’une des raisons du
malaise ressenti au niveau du scénario. Finalement, à
travers les blocages émotionnels de ses personnages, leur
misère affective et existentielle, le film fait ressentir
celle de toute une société, et les frustrations d’un
réalisateur dont le
L’ombre portée du
Troisième homme
talent est pris dans les glaces d’un
système absurde.
Black Coal Thin Ice, bande annonce
Note
(1) Et dont l’un des quatre principaux partenaires était la
marque chinoise de joaillerie de luxe Tesiro (通灵珠宝) :
http://berlinale.tesiro.com/
Note sur les acteurs
Il faut saluer la prestation des acteurs dans des conditions
de tournage difficiles, par – 30°. L’actrice taïwanaise Gwei
Lun-Mei donne le meilleur d’elle-même dans un rôle qui la
limite à une frêle icône glacée. On est loin des femmes
fatales des films américains. Wu Zhizhen est une victime à
la vie brisée. Liao Fan a été récompensé de l’Ours
d’argent ; il aurait pu le partager avec Yu Ailei et Wang
Jingchun.
- Le titre chinois et le titre international (anglais) n’ont
rien à voir ; ils véhiculent même deux symboliques opposées.
Le titre anglais est ancré dans la réalité : celui du
charbon où on a trouvé les morceaux du premier corps, celui
de la glace qui constitue l’environnement physique des
personnages, se traduisant mentalement.
- Quant au titre chinois, qui signifie « Feux d’artifice en
plein jour », il connote l’univers irréel dans lequel
évoluent des personnages coupés de la réalité. C’est le nom
de la maison de jeu qui constitue l’élément clef du
dénouement final, et il permet d’achever le film sur une
note d’absurde, comme si tout ce précède n’était qu’une
fantaisie de l’imagination.
La superposition de ces deux titres marque à elle seule la
confusion d’un scénario qui fluctue entre le réalisme et
l’onirisme en tentant de concilier les deux tendances.