« Song of the
Phoenix » : le testament de Wu Tianming
par Brigitte Duzan, 8 novembre 2014, actualisé 22 octobre
2015
C’est après avoir terminé le tournage de
« Full
Circle » (《飞越老人院》),
le film de
Zhang Yang (张扬)
dont il interprète l’un des rôles principaux, que
Wu
Tianming a commencé la préparation de ce qui devait
être son ultime réalisation : « Song of the
Phoenix » (《百鸟朝凤》).
Tourné pendant l’été 2012, achevé un an plus tard et
sorti en septembre 2013 au 23ème festival
du Coq d’or, ce dernier film apparaît
rétrospectivement comme l’ultime testament d’un
cinéaste resté fondamentalement attaché aux
principes et à l’esthétique de la quatrième
génération. Après le décès du réalisateur, il a pris
valeur symbolique et a été projeté en octobre 2014
au festival de Busan et au
festival de cinéma de la Route de la soie.
Une histoire de difficile transmission artistique
« Song of the Phoenix » est adapté d’un roman
éponyme de Xiao Jianghong
(肖江虹)
publié en 2009
[1].
Ecrivain du Guizhou, profondément enraciné dans sa
campagne natale,
Xiao Jianghong a pour
thématique essentielle la peinture des changements
intervenus dans le monde rural sous l’effet de la
croissance économique et des mutations
socio-culturelles qu’elle a entraînées dans la Chine
des années 1980-1990.
Le roman dont le film de
Wu Tianming est adapté en
est une variation. Il décrit les difficultés
rencontrées par un vieux maître de suona pour
trouver un disciple auquel transmettre son art et sa
troupe. Il doit choisir entre deux enfants qui lui
ont été confiés. Mais celui qu’il désigne finalement
pour lui succéder s’aperçoit bientôt que c’est un
cadeau empoisonné : instrument traditionnel
accompagnant cérémonies de mariage et de funérailles
dans les campagnes, le suona appartient à une
culture ancienne en voie de disparition, tout comme
ses interprètes.
Song of the Phoenix
Affiche pour le
festival de Busan (oct 2014)
Wu Tianming a transposé le récit de
Xiao Jianghong du Guizhou à sa
région à lui, le Shaanxi, en gardant la trame narrative,
mais en ajoutant des thèmes qui lui sont propres.
Le testament d’un grand maître du cinéma chinois
Wu Tianming avec
l’écrivain Xiao Jianghong
Le film a été tourné à Heyang (合阳县),
district de la ville-préfecture de Weinan (渭南市),
sur le plateau de loessau nord-est de Xi’an. En
situant son film dans les paysages caractéristiques
de la terre jaune (黄土塬),
Wu Tianming donne d’emblée valeur emblématique à son
film : la terre jaune représente
symboliquement le berceau de la civilisation
chinoise, et c’est aussi le symbole des débuts de la
cinquième génération des réalisateurs chinois.
Mais, sur ce fond qui évoque une ancienne et prestigieuse
tradition culturelle, Wu Tianming déploie une narration qui
en fait au contraire apparaître le déclin, au point que son
héritage n’a plus l’aura qu’il avait dans le passé.
Un art qui se perd
L’histoire commence, comme dans le roman, pendant
l’été 1982. Sur la suggestion de son cousin, qui
est le chef du village, You Bensheng (游本生)
emmène son fils Tianming (天鸣)
dans le village voisin pour convaincre le maître de
suona Jiao San (焦三爷)
de le prendre comme élève, bien qu’il n’ait
vraisemblablement pas l’âge minimum requis de treize
ans. Mais, peu de temps plus tard, Jiao San prend un
second enfant comme élève ; or, ce Lanyu (蓝玉)
progresse plus rapidement que Tianming et semble
avoir la faveur du maître.
Un jour, Tianming apprend de l’épouse de Jiao San
qu’il existe un morceau virtuose de suona rarement
joué, qui s’appelle « Le chant du phénix » (《百鸟朝凤》)
et n’est interprété que lors des funérailles de
personnages importants. Alors Tianming se promet
d’être un jour capable de le jouer.
Finalement, au grand désespoir de Lanyu, c’est lui
que Jiao San choisit comme successeur. Il lui offre
alors un suona rarissimeet promet de lui
apprendre à jouer avec le fameux
Tao Zeru dans le rôle
du vieux maître Jiao
San
« Chant du
phénix ». Sept ans plus tard, Tianming a atteint l’âge de
succéder à son maître et prend les rênes de son petit
ensemble. Mais il n’a pas l’aura de Jiao San et n’est pas
aussi respecté que lui.
Quatre ans plus tard, Tianming rencontre Lanyu par hasard.
Celui-ci reconnaît le bien-fondé du choix de Jiao San, sans
plus le regretter : il est amoureux de la sœur cadette de
Tianming, et ils vont tous les deux partir à Xi’an chercher
du travail. Nous sommes au milieu des années 1990, le pays
est en plein boom économique, Deng Xiaoping a proclamé qu’il
est légitime de s’enrichir, il s’agit d’en profiter. La
musique du suona n’est plus aussi recherchée et ne
confère plus à ses interprètes le prestige dont ils
jouissaient autrefois.
Un art oublié
Tianming arrivant chez
le maître
Dans ce film, Wu Tianming en revient aux thèmes et
au style de la quatrième génération des réalisateurs
chinois, à laquelle il appartient, et dont il
revendique l’appartenance. Après avoir terminé leurs
études, dans les années 1960, ces réalisateurs n’ont
guère pu exercer leurs talents avant la fin de la
Révolution culturelle. Si le cinéma chinois a tout
de suite retrouvé une force et une vitalité
formidables après dix ans d’activité très réduite,
c’est en grande partie grâce à eux.
La cinquième génération n’a pas été une véritable rupture,
elle a été formée par la précédente quand a été rouvert
l’Institut du cinéma de Pékin en 1978. Si les jeunes
cinéastes qui sont sortis en 1982 avaient un œil neuf, une
volonté iconoclaste, c’était dans l’air du temps, mais ils
ont profité des ponts que leur ont offerts les « anciens ».
Wu Tianming lui-même a permis aux meilleurs de
ladite cinquième génération de passer derrière la
caméra :
Zhang Yimou (张艺谋)
le premier, qu’il a invité à Xi’an où il a pu
réaliser
« Le
Vieux puits » (《老井》),
mais aussi
Huang Jianxin (黄建新),
Zhou Xiaowen (周晓文),
Gu Changwei (顾长卫),
et tant d’autres. Le studio de Xi’an est devenu en
quelques années une serre où se sont épanouies les
jeunes pousses du cinéma chinois. Wu Tianming a été
surnommé « le père du cinéma » (“电影教父”).
Mais il ne reste aujourd’hui que des souvenirs, de
tout
Tianming et l’épouse
du maître
cela, et de superbes films, comme les ruines sur lesquelles,
à Herculanum, ont été érigées les structures urbaines
modernes qui ont étouffé le reste.
Wu Tianming sur le
tournage, avec Chi Peng
« Son of the Phoenix » est le reflet de la tristesse
de Wu Tianming au soir de sa vie. Car que reste-t-il
de tous ces brillants jeunes réalisateurs ? Ils ont
oublié le maître, son art et ses valeurs, ou plutôt,
comme Tianming dans le film, ils se sont rendus à
l’évidence que tout cela n’a plus cours dans la
Chine moderne, et ils ont changé leur fusil
d’épaule, en acceptant les compromis avec le marché
et le pouvoir.
Le titre même du film est un clin d’œil amer aux
anciennes relations maître-disciple
qui assuraient la transmission de l’art et
de la pensée :
百鸟朝凤
bǎiniǎocháofèng
est un chengyu, une
expression figée qui signifie
"tous les oiseaux paient leurs respects au phénix",
ce qui, dans son acception usuelle signifie que, le
peuple respectant son souverain, l’ordre règne dans
le royaume ; mais il prend ici une signification
différente.
On ne peut négliger le jeu sur le prénom du jeune
garçon choisi comme successeur par le vieux maître :
Tianming aussi, même si les caractères sont
légèrement différents. L’allusion est claire : Wu
Tianming lui aussi a été un successeur, assistant à
ses débuts, dès 1975 de Cui Wei, puis au
lendemain de
Wu Tianming sur le
tournage avec Tianming adulte
la Révolution culturelle, de
Teng Wenji (滕文骥) ;
puis, comme le Tianming du film, il a été freiné dans
Tao Zeru au festival
de la Route de la soie à Xi’an
son
élan par l’évolution de la société et du "marché", qui est
aussi une construction politique.
Son image dans le film, c’est cependant, bien sûr,
le vieux Jiao San. Rien ne le montre mieux que cette
photo de Wu Tianming et de l’acteur qui joue le
rôle, Tao Zeru, dans les mêmes vêtements, comme un
reflet dans un miroir.
A une époque où le cinéma chinois n’est plus que
divertissement, les films de Wu Tianming continuent
à exprimer sa pensée,
et à susciter la nôtre. « Son of the Phoenix » est
un hommage à la quatrième génération, que l’on a
trop tendance à passer sous silence.
Tao Zeru est un symbole en lui-même : né en décembre
1953, il a débuté dans le premier véritable film de
la cinquième génération, «
One and Eight » (《一个和八个》),
en 1983.
Les interprètes des deux enfants, Zheng Wei et Hu
Xianxu, sont remarquables. Ils avaient onze et douze
ans au moment du tournage, mais ce sont deux acteurs
déjà expérimentés, qui ont tous deux commencé à
tourner à sept ou huit ans.
Wu Tianming avec Tao
Zeru
Note sur la musique et la photographie
La photographie est de
Wang Tianlin (王天麟 ),
un chef opérateur peu connu, mais qui a travaillé avec
Lü Yue
(吕乐),
lui-même directeur de la photo des grands réalisateurs de la
cinquième génération.
Wu Tianming a accordé une attention particulière à la
musique. Elle est signée Zhang Dalong (张大龙)qui
a travaillé la mélodie du morceau très connu auquel fait
référence le titre….
La musique de Bainiao chaofeng, dans
une interprétation traditionnelle en concert
(dans le film, le morceau a une tonalité beaucoup plus
funèbre)
D’une lourdeur mélodramatique dont Wu Tianming n’était pas
coutumier, surtout quand on songe à la diaphane beauté du
« Le Roi
des masques » (《变脸》)
qui traite du même thème, mais dans une tonalité différente,
les dernières séquences du film laissent une impression
d’immense tristesse, au-delà des images. Alors que la
nouvelle de Xiao Jianghong se terminait sur l’image
symbolique du mendiant jouant du suona pour quelques
pièces de monnaie, le réalisateur a ajouté une
dernière longue séquence qui montre Tianming venant jouer
une dernière fois sur la tombe de son maître dont le fantôme
lui apparaît.
Pour superflue que soit la scène, elle est symbolique en
elle-même : c’est Wu Tianming lui-même que l’on voit
s’éloigner sur le chemin de terre, c’est sa propre
disparition qu’il a mise en scène et c’est à elle que
s’adresse ce dernier chant du suona.
« Le Roi
des masques » était
un appel à dépasser la tradition pour mieux la préserver et
lui garder sa vitalité, et se terminait sur une note
d’optimisme ; vingt ans plus tard, la tradition se meurt
dans « Song of the Phénix », et avec elle se meurt l’art qui
lui était lié. Il n’y a plus d’artistes à qui passer le
relais. On ne saurait mieux mesurer l’évolution de la
société et de la culture chinoise pendant les vingt années
qui séparent ces deux films.
Présentation pour le CDCC à l’Institut Confucius de
l’université Paris Diderot, 22 octobre 2015.