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« Flowers of War » de Zhang Yimou : succès en Chine, échec ailleurs…

par Brigitte Duzan, 30 septembre 2012

 

Superproduction de près de cent millions de dollars, un record pour le cinéma chinois, « Flowers of War » (金陵十三釵) a été conçu pour conquérir le public américain, et occidental, après le public chinois. Réalisé par l’un des réalisateurs chinois les plus célèbres, avec un scénario formaté pour charmer et émouvoir tous les publics, et, dans le rôle principal, une star hollywoodienne qui venait de remporter un oscar, tout semblait avoir été prévu pour conquérir le marché américain. Le film a même été sélectionné pour représenter la Chine dans la course aux oscars.

 

« Flowers of War » est sorti le 15 décembre 2011 en Chine, avec les résultats escomptés : au bout de deux semaines, le film avait déjà généré 400 millions de yuans de recettes, soit 66 millions de dollars. Mais, lorsqu’il est sorti à New York, puis à Los Angeles et San Francisco, les 21 et 23 décembre, ce fut un flop magistral auprès du public, et un échec plus grand encore auprès de la critique. Au festival de Berlin en février 2012, l’accueil fut

 

Affiche mettant l’accent sur les trois personnages principaux (couleurs vives)

également froid, et la sortie en Angleterre, le 8 août 2012, a donné les mêmes résultats.

 

Il est légitime de se demander pourquoi.

 

Un sujet longtemps occulté

 

Affiche mettant l’accent sur le drame (teintes brunes), avec

le slogan, en bas : 可歌可泣kěgēkěqì terriblement émouvant

 

Le sujet concerne l’un des épisodes les plus horribles de la seconde guerre mondiale, ce qu’il est convenu d’appeler le « massacre de Nankin » (南京大屠杀), survenu en décembre 1937.

 

Il a pendant longtemps été occulté en Chine, pour des raisons politiques et diplomatiques. En effet, quand les communistes sont arrivés au pouvoir, le gouvernement chinois a voulu maintenir de bonnes relations avec le voisin japonais dans l’espoir qu’il aide à la reconstruction économique chinoise. En outre, au moment de l’invasion japonaise, Nankin était le siège du gouvernement nationaliste ; les communistes n’ont rien fait pour défendre la ville. C’était une ombre dans l’histoire du Parti dont il valait mieux ne pas parler.

 

Après la mort de Mao, cependant, au début des années 1980, la situation changea : les relations avec le Japon se détériorèrent, en grande partie parce que, selon l’histoire officielle japonaise consignée dans les manuels

scolaires et autres, l’armée impériale avait « avancé » en territoire chinois : il n’était pas question

d’invasion. Les sentiments anti-japonais furent manipulés par le Parti communiste, et le massacre de Nankin, qui n’a jamais été reconnu officiellement par les Japonais, est devenu un point de contention de plus en plus vif.

 

Un tournant fut le best-seller d’Iris Chang « Le viol de Nankin », écrit sur la base des récits de ses grands-parents, survivants du massacre, et publié en 1997. Après son suicide en 2004, les projets de films se sont multipliés, mais surtout à partir de 2007 : c’était à la fois le 70ème anniversaire du massacre de Nankin et le 35ème anniversaire de la reprise des relations diplomatiques sino-japonaises (le 29 septembre 1972).

 

Le plus connu est certainement le film de Lu Chuan (陆川) sorti en avril 2009 : « The City of Life and Death » (南京! 南京!). Ce film, tourné en noir et blanc, évite une peinture trop manichéenne en se voulant une réflexion humaniste sur la guerre ; les soldats japonais

 

 

Projet d’affiche avec trois autres thèmes

(le feu, la cathédrale et le couple péché/rédemption)

y sont représentés de façon moins uniformément brutaux et sadiques qu’à l’ordinaire.

 

Ceux qui vont mourir

 

Les relations entre la Chine et le Japon étaient alors dans une phase d’amélioration. Lors de la visite officielle du premier ministre japonais Taro Aso à Pékin fin avril 2009, les deux pays sont convenus de collaborer sur un certain nombre de questions litigieuses, dont le programme nucléaire nord-coréen.

 

Mais les relations entre les deux pays se sont ensuite à nouveau tendues, et cette tension se reflète dans le film de Zhang Yimou (张艺谋) : il en revient à l’image

traditionnelle des soldats japonais, brutale et cruelle, mais en l’enrobant dans un drame humain propre à arracher des larmes et en créant un personnage de sauveur atypique.

 

Le scénario de Liu Heng

 

Adapté d’un roman éponyme de la romancière Yan Geling (严歌苓), le scénario de « Flowers of War » (金陵十三釵) est signé d’un scénariste qui travaille avec Zhang Yimou depuis « Judou » (《菊豆》), en 1989 : l’écrivain Liu Heng (刘恒)(1).

 

Le récit commence dans une ville réduite en décombres fumants, où quelques soldats chinois continuent de combattre, sans espoir de survie. Au milieu des cadavres qui jonchent les rues et des tirs sporadiques, un groupe d’écolières en uniformes tente désespérément de rejoindre la cathédrale pour s’y mettre à l’abri. Un Américain du nom de John Miller se joint à elles : il cherche lui aussi la cathédrale car il est croque-mort et doit y enterrer le père Engelmann qui a été tué.

 

Echappant aux tirs, écolières et croque-mort parviennent à

 

L’édition originale du roman de Yan Geling

leur but, un somptueux bâtiment gothique miraculeusement préservé derrière son mur d’enceinte. C’est pour y apprendre que le corps du malheureux Engelmann s’est volatilisé sous un obus, et qu’il n’y a  

 

Le dernier héros

 

rien à enterrer. Ne reste qu’un petit moinillon, fils adoptif du prêtre, qui lui a confié en mourant la charge de protéger les écolières.

 

Miller, lui, veut être payé au moins pour le déplacement ; il commence à chercher l’argent qui lui est dû, et finit par s’installer dans la chambre du prêtre. Débarquent alors une troupe de prostituées venues d’une maison proche, le long de la rivière Qinhuai (秦淮河), au grand dam des écolières et pour le plus grand plaisir de l’Américain. Pour le plus grand plaisir du spectateur aussi, car

elles apportent soudain couleur et animation à un scénario jusque là assez terne. Elles apportent en outre l’élément déterminant d’un drame qui va se dérouler en deux temps.

 

1. Les prostituées s’installent dans la cave, et en font une annexe bigarrée de la maison qu’elles viennent de quitter, sortant comme par enchantement de leurs valises tout l’attirail nécessaire. Et la vie s’organise ainsi, scandée de disputes entre les deux groupes, les écolières campant sur les préjugés qu’on leur a inculqués, et

 

Entrée en scène de l’élément coloré du film

Miller, noceur impénitent, tentant de profiter de la situation en s’enivrant au vin de messe.

 

2. Mais celle-ci change brutalement quand les Japonais débarquent dans la cathédrale et découvrent les enfants. Revêtu d’une soutane, enfilée pendant la cuite de la veille, Miller se pose soudain en ecclésiastique indigné et fait fuir les soldats. Un officier japonais vient quelque temps plus tard excuser leurs brutalités, et témoigner de son amour de la musique en entonnant une ode au pays natal accompagnée à l’harmonium devant la petite troupe médusée.  

 

Confrontation Fleurs/uniformes

 

Cet amour de la musique vaudra plus tard aux écolières une invitation à une fête japonaise, pour qu’elles aillent y interpréter quelques chants car elles font partie du chœur de la cathédrale. Tout le monde sait bien ce que recouvre une telle invitation, c’est la consternation générale. Finalement, ce seront les douze femmes qui prendront la place des douze fillettes, plus leur moinillon de gardien, car, par une astuce du scénario, les Japonais ont compté treize proies.

 

Le film se termine sur une formidable séance de maquillage par l’ex croque-mort, et la fuite des survivantes emmenées par Miller hors de Nankin dans un vieux camion réparé in extremis, grâce aux pièces que lui a fait passer le père d’une des enfants, collabo en quête de rédemption….

 

Le film de Zhang Yimou

 

Le scénario, on le voit, est plein d’incohérences, et le film très long, malgré quelques séquences superbes, mais qui flattent l’œil un instant sans retenir l’esprit.

 

Ce qui est sans doute le plus beau, ce sont, par intermittences, les éclats de couleurs d’un tableau superbe, typiques de Zhang Yimou, assisté de Zhao Xiaoding (赵小丁), son directeur de la photo depuis « Hero » (《英雄》). Il y a dans « Flowers of War » les fulgurances baroques de « La cité interdite » (《满城尽带黄金甲》) : explosion de grenades se terminant en un feu d’artifice bigarré, souterrain des femmes transformé en lupanar 1930, lumière diffusée par le vitrail central, et, régulièrement, des valses de verres brisés filmées au ralenti – mais le procédé

 

Le sauveur

finit par lasser, il y a trop de ralentis dans ce film.

 

Certaines idées tournent au cliché tant elles sont appuyées, et, pour finir, improbables, voire incongrues. C’est le cas des personnages secondaires, officier japonais aux yeux exorbités de haine, collabo mourant de peur mais tentant de sauver sa fille… Ils sont nécessaires au bon déroulement de l’intrigue, ou pour amorcer un épisode secondaire soulignant la cruauté des Japonais.

 

L’officier japonais mélomane accompagné du traître chinois

 

C’est le cas du jeune soldat blessé abandonné aux soins des prostituées ; c’est parce que l’une d’elles veut revenir chercher des cordes pour son sanxian pour pouvoir lui jouer correctement un dernier morceau de musique qu’elle finira violée et assassinée par des soldats en maraude avec l’amie qui l’accompagnait. L’épisode est d’autant plus improbable qu’on se demande comment elles ont bien pu franchir le cordon de soldats qui gardent l’entrée de la cathédrale. Son

décès nous vaudra quand même un superbe morceau de musique, in memoriam. D’ailleurs les morceaux musicaux sont parmi les plus belles séquences du film (voir plus bas la scène qui en donne le thème musical).

 

La plus belle idée est sans doute le personnage de la prostituée Yumo (玉墨), interprétée par l’actrice débutante Ni Ni (倪妮), dont le visage à l’ovale parfait, encadré de cheveux parfaitement permanentés,

est transformé en image typique des stars du cinéma de Shanghai des années 1930. Mais la troupe de prostituées, dans son ensemble, tient de l’image d’Epinal, surgissant des gravats dans des atours pimpants, sans une mèche de travers, comme des figures d’anges déchus en voie de rédemption ultime…

 

Ce qui s’avère l’idée la plus désastreuse, cependant, est le personnage de Miller, et elle est désastreuse autant dans sa conception que dans son interprétation, malgré les efforts de l’acteur.

 

 

La courtisane Yumo

 

Miller est le personnage central, misérable aventurier noceur devenu sauveur malgré lui, dans un retournement soudain qui tendrait à prouver que l’habit fait bien le moine, et la soutane l’ecclésiastique. Mais c’est que, explique-t-il un soir à Yumo, il a perdu une fille de l’âge des écolières… Yumo, elle, a été violée par son beau-père au même âge. C’est à peu près le plus profond qu’on a trouvé pour expliquer les deux personnages.

 

Superbe séquence : les soldats chinois abattus

un à un, comme un jeu de tir forain

 

Dans ce film, Bale rappelle Harrison Ford dans « Les aventuriers de l’arche perdue », bien plus que le Rick de « Casablanca » auquel il est souvent comparé, et on ne peut pas exclure un clin d’œil à Spielberg. Mais, outre que son langage est l’élément le plus incongru de tout le film, terriblement daté, Miller est la principale raison de l’échec du film aux Etats-Unis : le personnage n’est pas crédible.

 

C’est une invention du scénario : il n’existe pas dans le roman de Yan Geling qui a

d’ailleurs dit qu’il n’y avait pas grand-chose à voir entre le film et son roman, hormis le cœur de l’intrigue, c’est-à-dire la substitution ultime des prostituées aux écolières (2).

 

Le roman de Yan Geling

 

Le roman éponyme de Yan Geling (3) est beaucoup plus homogène et fidèle à la réalité historique. Elle l’a d’ailleurs écrit pour témoigner : elle connaissait les faits depuis le début des années 1980, mais c’est le livre d’Iris Chang qui entraîna sa décision de l’écrire. Elle a rédigé au départ une longue nouvelle (中篇小说), qu’elle a complétée ensuite en y intégrant des détails tirés du journal d’un oncle, rescapé du massacre et resté à Nankin dans les mois qui suivirent : ‘trois mois dans la capitale engloutie’ (《陷京三月记》) .

 

Le récit de Yan Geling est basé, au départ, sur le « Journal de Minnie Vautrin » (4), missionnaire américaine qui, à Nankin pendant le massacre, sauva quelque dix mille femmes et enfants en les hébergeant dans les bâtiments du Collège Jingling (金陵学院), collège de filles qu’elle avait contribué à fonder et où elle enseignait. Son journal mentionne un incident qui la marqua profondément : les Japonais ayant exigé que leur soient remises cent prostituées qui avaient aussi trouvé refuge dans le collège,

 

Un officier japonais, comme un masque no

elle fut obligée de les laisser partir. Cet événement entraîna en elle un tel sentiment obsessif de culpabilité qu’elle finit par se suicider en 1941. 

 

Yan Geling est partie de cet incident pour bâtir son intrigue, semblable à celle du film. Mais le roman est centré sur le personnage du père Engelmann, et sur celui de la jeune écolière Shujuan (书娟), que le film a conservé comme narratrice des événements en voice over. Elle est cependant totalement différente dans le roman, qui fait un parallèle entre les événements et sa maturation physique : au début du premier chapitre, elle se réveille au milieu de la nuit car elle a ses premières règles… le monde est en train de changer, et elle aussi.

 

Clin d’œil vers Lust Caution

 

Le roman est beaucoup plus subtil que le film, chacun étant contraint par les circonstances de changer ses attitudes et préjugés, et soumis à des dilemmes dramatiques. Le prêtre est contraint d’héberger des soldats blessés qui mettent pourtant en danger le caractère de refuge neutre de son église, et, avec l’augmentation du nombre des réfugiés dans ses locaux, se pose avec anxiété la question de la nourriture – ce que Zhang Yimou passe sous silence pour préserver, sans doute, à son film une aura de conte de fées en couleurs. Le

problème est juste évoqué quand l’officier japonais mélomane apporte un sac de pommes de terre pour le pardon des actes de ses soldats, et aussitôt évacué.

 

Le roman pèche par le manque de profondeur des personnages, de Shujuan et de Yumo, en particulier. Mais le film est bien pire, en rompant l’équilibre fragile du roman par l’invention du personnage de Miller, construction artificielle et anachronique surimposée à l’histoire de Yan Geling pour la grande cause de l’exportation du film. Mal conçu et peu crédible, il lui est fatal.

 

Finalement, le film vaut pour ce qui fait la qualité du livre : l’émotion soutenue diffusée par la narration. Mais, si elle prévaut dans le roman, elle est noyée dans un fatras d’images contradictoires dans le film.

 

L’image emblématique de la cathédrale

 

La cathédrale où se passe la quasi-totalité du film en est une image emblématique. Elle est expressément nommée :

 

Publicité américaine axée sur Christian Bale, ‘l’oscar passé à l’Est’

cathédrale de Winchester. Mais ne la cherchez pas dans un plan de Nankin : elle n’existe pas.

 

La cathédrale

 

Elle a été entièrement conçue pour le film, par le directeur artistique, Yohei Taneda, et son équipe, à partir de divers modèles, dont les églises de Pékin et Shanghai, bien que le modèle évident soit la cathédrale de Winchester, l’une des plus grandes cathédrales gothiques d’Europe, célèbre en particulier pour ses vitraux.

 

S’élevant miraculeusement indemne au milieu de la ville en ruines, alors que, dans le roman, l’église a été bombardée et le clocher détruit, de même que l’entrée, si bien qu’il faut passer par

une porte latérale pour entrer dans la cour centrale, la cathédrale du film représente bien le genre de conte fantastique, aux couleurs du rêve, que se veut en fait « Flowers of War », un conte d’humanisme victorieux, revanche du bien sur le mal.

 

Conte féérique où le personnage de Miller, plus burlesque que dramatique, détonne par un excès de réalisme racoleur. Le mélange de chinois, dialecte et mauvais anglais, s’il se veut également réaliste, ne fait que renforcer la maladresse de l’ensemble, du moins aux yeux du public occidental.

 

D’où la divergence des réactions, qui comporte aussi une leçon pour l’avenir : ce n’est certainement pas la bonne solution pour conquérir un vaste public, chinois et occidental.

 

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Note sur le titre :
Le titre chinois Jīnlíng sānchāi (《金陵十三钗》) signifie « Les treize fleurs de Nankin », Jīnlíng (金陵) étant à la fois l’ancien nom de Nankin et celui du collège de filles de Minnie Vautrin ; quant à chāi (钗), le terme désigne une épingle à cheveux, et par extension la femme qui la porte, ici une « fleur » au sens des « fleurs de Shanghai » (《海上花》).

Le roman a été traduit en anglais par Nicky Harman, initialement sous le titre « Thirteen Flowers of Nanjing », mais il a été réédité en janvier 2012 sous le titre anglais du film, « Flowers of War », avec en couverture l’affiche du film.

 

Notes

(1) Sur Liu Heng, voir : www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_LiuHeng.htm

(2) Dans une interview réalisée par le magasine Marie-Claire (Chine) en novembre 2011, à l’occasion de la sortie du film – voir : www.marieclairechina.com/life/opinion/20111125-9949-pn-2.shtml

(3) Sur Yan Geling, voir : www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_YanGeling.htm

(4) Comme le « Nanjing Requiem » de l’autre écrivain sino-américain, Ha Jin (哈金)

 


 

A lire en complément
Un article sur la campagne promotionnelle du film :
http://www.chinesemovies.com.fr/actualites_15.htm

 

 

 

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