|
Heaven Pictures : un nouvel incubateur de cinéastes
indépendants chinois
par Brigitte Duzan, 4 mai 2015
Heaven Pictures (天画画天)
est une société de production qui n’a encore, en
2015, que dix titres à son actif (dont un court
métrage), mais qui s’affirme déjà comme un acteur de
premier plan dans le paysage cinématographique
chinois : elle est devenue en quelques années un
véritable vivier de jeunes cinéastes indépendants
dont le talent serait vraisemblablement resté
inconnu sans le soutien que la société leur a
apporté.
On ne trouve pas les films qu’elle a produits dans
le circuit des grands festivals internationaux, mais
elle fait un travail en profondeur pour lancer
|
|
Heaven Pictures |
des jeunes réalisateurs, et les suivre ensuite jusqu’à ce
que leur nom soit suffisamment connu pour attirer des
investisseurs. C’est une action menée par un homme
d’affaires qui croit au cinéma.
Tout a commencé, de façon totalement imprévue, avec
Hao Jie (郝杰),
en 1999….
Jeune réalisateur cherche mécène…
Hao Jie végétait avec un petit boulot dans une chaîne de
télévision après être sorti de l’Institut du cinéma de Pékin
quand, en 2008, il écrivit un premier scénario, une histoire
originale de vieux célibataires inspirée de personnages de
son village natal, dans la région de Zhangjiakou, dans le
Hebei.
La suite est une sorte de passage de relais et de jeux de
guanxi, jusqu’à ce que, de main en main, le scénario
aboutisse entre celles d’un personnage influent, Zhu Jiaming
(朱佳明),
ancien secrétaire de Zhao Ziyang (赵紫阳),
en poste à l’université de Vienne où il est chercheur au
département des Etudes d’Asie orientale. Il lit l’histoire
et la trouve très originale. Il pense alors à un vieil ami
avec lequel il a été à l’armée et qui a ensuite fait fortune
dans l’immobilier et la finance, et lui envoie le scénario
en lui suggérant de financer le film.
Hao Jie raconte qu’il a eu une entrevue de cinq minutes avec
l’homme d’affaires en question qui lui a simplement dit
qu’il allait produire le film. C’était un investissement
minime pour lui : un budget de 300 000 yuan, soit environ
45 000 euros.
Le film est sorti en 2010, c’est le premier film de Hao
Jie :
« Single
Man » (《光棍儿》).
Création de Heaven Pictures
Le logo au générique |
|
« Single Man » rencontre un grand succès dans les
festivals où il est présenté, dont, d’abord, le
Filmex de Tokyo où il obtient le prix du jury, puis
celui de San Sebastian et d’autres. Ce succès incite
l’investisseur à continuer l’aventure : il crée une
société de production qu’il appelle Heaven Pictures
(天画画天),
ou plus précisément Heaven Pictures (Beijing)
Culture & Media Ltd (天画画天(北京)文化传媒有限公司).
|
Du mécénat caritatif…
Le principe est simple et le projet raisonnable pour
quelqu’un dont les diverses sociétés font des
bénéfices appréciables : Heaven Pictures produira
des projets originaux de jeunes cinéastes
indépendants, avec des budgets ne dépassant pas 500
à 600 000 yuan, soit moins de 90 000 euros. C’est
une action qui, au départ, dans le contexte d’un
groupe immobilier et financier, relève du mécénat
caritatif.
C’est Zhang Xianmin (张宪民),
qui était alors directeur artistique du festival du
cinéma indépendant de Nankin et qui connaît tout le
|
|
Quatre des cinq
premiers cinéastes produits
(de g. à dr. Yuke,
Yang Jin, Peng Tao et Hao Jie) |
gotha du cinéma indépendant chinois, qui a été appelé pour
conseiller dans le choix des réalisateurs.
Six des longs métrages
produits par Heaven Pictures |
|
C’est ainsi que Heaven Pictures s’est constitué une
écurie de jeunes cinéastes dont elle a produit et
financé un film après celui de Hao Jie :
« Fly
with the Crane » (《告诉他们,我乘白鹤去了》)
de
Li Ruijun (李睿珺),
« Don’t Expect Praises » (有人赞美聪慧,有人则不》)
de
Yang Jin (杨瑾),
« The
Cremator » (《焚尸人》)
de
Peng Tao (彭韬),
«
Philomirrophobia II » (《翡罗弥诺浮彼亚II》) du
cinéaste expérimental Yuke (钰柯)
et le court métrage « Stagnant Water » (《死水》)
de Wang Xiaowei (王小伟).
A quoi il faut ajouter une participation à la
production de « The Emperor Visits Hell » (《唐皇游地府》)
de
Li Luo (李珞),
réalisateur installé au Canada.
Ce sont donc – outre le court métrage - cinq longs
métrages, sortis en 2012 (et février 2013 pour le
film de Yang Jin), de cinéastes dont ce n’était pas
le premier film et qui avaient déjà acquis une
certaine notoriété, mais qui avaient du mal à
trouver le financement de leur nouveau projet dans
le contexte très commercial du cinéma chinois
actuel. |
…A l’incubateur de talents
En 2014, les opérations de Heaven Pictures ont pris une
nouvelle envergure du fait même des nouveaux projets en
cours, dont les budgets dépassaient les limites fixées par
la société.
1. C’est
Hao
Jie qui, le premier, a eu du mal à se
caler dans les normes imposées pour réaliser son second
film : « Mei
Jie » (《美姐》)
ou « Sœur Mei ». Son budget était en fait de 1,2 million de
yuan, soit le double du maximum possible. Il a donc lui-même
été chercher un ancien camarade de classe, Sun Kui (孙奎),
PDG de la société pékinoise
Yuanqi Cultural Development (缘起文化),
qui a apporté la moitié des fonds requis. La suite a outre
montré le bien-fondé de l’action prudente de Heaven
Pictures.
Le succès du film, à sa sortie en 2014 dans quelques
festivals, a en effet convaincu Sun Kui que le film pouvait
avoir une viabilité économique. Devant les réticences de
Heaven Pictures, il s’est lancé seul dans l’aventure : il a
financé une campagne de publicité pour sortir le film en
salles, mais il n’a fait au total que 500 000 yuan de
recettes, la moitié des sommes dépensées en publicité.
A l’heure actuelle, il n’y a aucune chance de pouvoir
rentabiliser des petits films indépendants chinois en
salles. En revanche, l’action de Heaven Pictures se justifie
à long terme, en donnant la possibilité à de jeunes
cinéastes d’émerger, de se faire connaître et d’atteindre un
niveau qui leur permette d’accéder aux grands circuits de
production dont les sociétés sont à la recherche de nouveaux
talents. La réflexion de Heaven Pictures est inspirée de
l’expérience des studios américains.
2. Le quatrième film de
Li
Ruijun est le second cas intéressant de
cofinancement d’un film produit par Heaven Pictures.
Ce quatrième film, « River
Road » (《家在水草丰茂的地方》),
a été présenté en février 2015 au festival de
Berlin, dans la section Generation Kplus, et il
s’annonce comme l’un des meilleurs films du
réalisateur. Mais son budget dépassait largement les
contraintes de
Heaven Pictures.
Li Ruijun est allé chercher le fondateur de la
société Laurel Films (劳雷影业)
et producteur des films de
Li Yu (李玉),
Fang Li (方励),
qu’il avait déjà rencontré. Fang Li était occupé à
la production du film de Han Han (韩寒)
« The Continent » (《后会无期》)
,
mais le scénario lui a plu. Il a coproduit le film,
en y apportant |
|
Li Ruijun présentant
‘Fly With the Crane’
à la Biennale de
Venise, avec le directeur général
de Heaven Pictures,
Yang Cheng (à g.) |
en outre des
modifications qui ont porté le budget à cinq millions de
yuan.
3. C’est avec le troisième film de
Hao Jie, « Mon rêve
de jeunesse » (《我的春梦》),
que Heaven Pictures a montré que son action pouvait avoir
des retombées au-delà de la rentabilité financière immédiate
des films produits : en permettant à des jeunes de se faire
un nom et d’acquérir une notoriété leur permettant d’accéder
à des financements plus complexes, exactement comme un
incubateur de « jeunes pousses » de IT.
Sun Kui, PDG de Yuanqi
Cultural Development |
|
Ce troisième film de Hao Jie, qui en est encore, en
avril 2015, à l’état de projet, sera coproduit avec
le groupe Wanda (万达集团),
aujourd’hui l’un des plus importants groupes chinois
actifs dans le domaine culturel et cinématographique.
Wanda est à la recherche de talents émergents dans
le cinéma indépendant, d’où l’intérêt de sa
collaboration avec Heaven Pictures. C’est une
nouvelle initiative pour le groupe, et le succès ou
l’échec du film de Hao Jie déterminera si elle est
poursuivie ou non. |
En 2015, autre initiative intéressante, la société coproduit
le
nouveau film du réalisateur tibétain
Pema Tseden, adapté d’une de ses
nouvelles :
Tharlo (《塔洛》).
C’est un tournant intéressant pour le cinéma indépendant
chinois, qui pourrait ainsi trouver des sources privées de
capitaux pour financer ses films, sur le modèle expérimenté
par Heaven Pictures.
On se demande avec curiosité quel est le mystérieux
personnage qui se cache derrière la société, un personnage
dont le nom n’est jamais mentionné, et dont on se demande ce
qui peut le motiver à entreprendre des initiatives qui
relèvent au départde l’action caritative.
Un homme d’affaires passionné de cinéma
Selon Yang Cheng (杨城),
le directeur général de Heaven Pictures, le fondateur de la
société est un passionné de cinéma, un cinéphile dans l’âme
que désole la commercialisation à outrance du cinéma chinois
actuel, qui signe la mort du cinéma indépendant.
Selon les rumeurs, il aurait fait partie, dans sa jeunesse,
d’une de ces équipes de projection qui parcouraient les
campagnes pour projeter des films sur des écrans de fortune
dans les moindres villages. Il en aurait gardé un sens très
profond de la valeur du cinéma, comme œuvre d’art
intrinsèque vecteur de valeur culturelle, et non seulement
objet de divertissement et source de profit banalisée.
Il sera intéressant de voir, dans les années qui viennent,
si son exemple fait des émules parmi les Chinois qui se sont
enrichis au moment du boom des années 1990 et 2000, en
particulier sur le marché de l’immobilier comme le fondateur
du groupe Wanda aussi bien que celui de Heaven Pictures, et
si le cinéma indépendant chinois peut trouver là le
financement nécessaire à un nouveau développement, induit de
l’intérieur.
|
|