|
« Les fleurs de
pêchers pleurent des larmes de sang »
: un classique de 1931 signé Bu Wancang
par Brigitte
Duzan, 2 novembre 2014
1931. Après
les premiers succès de la Lianhua, « Rêve de
printemps dans l’antique capitale » (《故都春梦》)
et « Herbes folles et fleurs sauvages » (《野草闲花》)
de
Sun Yu (孙瑜),
en 1930,
Luo Mingyou (罗明佑)
est convaincu qu’il a fait le bon choix stratégique
pour la Lianhua ; il encourage donc les réalisateurs
à faire des films sur des thèmes semblables, dans un
contexte contemporain.
Dix films
sont produits à la Lianhua en 1931, les trois ayant
rencontré le plus de succès étant « Une fleur de
prunus
» (《一剪梅》),
« Les fleurs de pêchers pleurent des larmes de
sang » (《桃花泣血记》)
et
« Love
and Duty » (《恋爱与义务》),
tous trois de
Bu Wancang (卜万苍).
Si le
premier, inspiré d’une pièce de Shakespeare, dans un
style résolument occidental, a un aspect quelque peu
caricatural, le second est un mélodrame bâti sur un
schéma d’oppositions binaires qui en fait un
prototype |
|

L’affiche de 1932 |
à plusieurs égards.
Les défauts du scénario sont transcendés par
l’interprétation du couple mythique
Ruan
Lingyu (阮玲玉)
/
Jin Yan (金焰)
qui en fait une sorte de conte enchanté, doucement féérique.
Le scénario
Signé Bu Wancang, le scénario n’a pas la subtilité de celui
de
« Love
and Duty », signé
Zhu
Shilin (朱石麟),
mais il était surtout destiné à un public populaire qui lui
a fait un accueil enthousiaste.
Une éternelle histoire d’amour contrarié
« Les fleurs de pêchers pleurent des larmes de
sang » est l’histoire d’un jeune héritier d’une
famille riche de Shanghai nommé De’en (德恩),
tombé amoureux d’une jolie campagnarde qu’il connaît
depuis l’enfance : la jeune Lin (琳姑)
est la fille d’un paysan, Lu Qi (陆起),
qui loue des pâturages à la famille Jin (金)
pour y faire de l’élevage.
En visite sur les terres familiales, De’en tombe
sous le charme de Lin et l’invite à lui rendre
visite à la ville. Connaissant la famille et étant
en bons termes avec elle, le père y consent. Les
deux jeunes s’étant avoué leur amour, De’en veut
épouser Lin, mais sa mère a d’autres visées pour son
fils qu’une jeune paysanne, aussi jolie soit-elle :
elle s’oppose au mariage. Embarrassé et n’osant
l’avouer à Lin, De’en prétend au contraire que tout
est arrangé et que leur mariage n’est plus qu’une
question de temps. Sur quoi, ravie, Lin emménage
avec De’en.
Son père, cependant, inquiet de ne pas la voir
revenir, fait le voyage et découvre le pot aux
roses. Choqué, il va plaider auprès de la mère de
De’en pour la presser de consentir au mariage. Mais
il se fait derechef renvoyer dans sa campagne avec
sa fille. Et la mère furieuse enferme son fils chez
elle, en lui interdisant de sortir.
Or Lin, bien sûr, est enceinte. Elle donne naissance
à une petite fille sans que De’en ait pu réussir à
la revoir. Quand il y parvient, elle est sur son lit
de mort, et il ne peut que lui promettre de prendre
soin de l’enfant. Cette mort tragique |
|

L’image la plus
célèbre : Ruan Lingyu et Jin Yan,
l’image du bonheur
romantique |
éveille les remords de madame Jin, qui se repend. Les
funérailles sont l’occasion de la réconciliation des deux
familles.
Le film, avec
intertitres anglais originaux
Un mélodrame bâti sur une opposition fondamentale

Rencontre au village |
|
Le scénario part de l’opposition classique et
fondamentale entre riches et pauvres, la puissance
arrogante de l’argent opposée à l’humble faiblesse
des démunis. Cette polarisation de base se double
d’une opposition homme-femme qui la renforce, mais
il est à noter que l’incarnation de l’argent et du
pouvoir n’est pas le père, mais la mère : c’est elle
qui est choisie pour symboliser les préjugés et la
mentalité d’une bourgeoisie urbaine qui se veut
moderne, donc coupée de ses racines terriennes.
|
Cette opposition binaire en sous-tend une autre qui est le
thème fondamental du film : l’opposition ville-campagne, qui
est l’un des thèmes essentiels du cinéma chinois depuis ses
origines, et jusqu’à aujourd’hui (1).
Mais c’est une opposition qui n’est pas une simple
confrontation de valeurs, traditionnelles et
modernes. Bu Wancang l’a traitée en faisant
ressortir le caractère corrompu / corrupteur de la
ville, caractère qui est l’un des traits
caractéristiques de la ville dans le cinéma chinois,
avec la modernité. Et si la ville apparaît ainsi
corrompue, c’est parce qu’elle est le lieu de la
présence agressive de l’Occident, et qu’elle est
devenue essentiellement non-chinoise. En regard, la
campagne est l’essence même de la Chine ; elle en
préserve la pureté originelle, liée au passé
sacralisé, la ville étant, elle, |
|

Communion avec la
nature |
l’incarnation d’un présent immoral. Le message est d’autant
plus frappant qu’il est transmis par des images d’une haute
charge émotionnelle, liée à la féminité et à la sexualité.
Le conflit de classe est sous-jacent, ce n’est pas
l’important ici, mais plutôt la confrontation
riches-pauvres, les premiers liés à la ville, les seconds à
la campagne. Les riches ne sont pas corrompus par leur
richesse, mais parce qu’ils vivent à proximité immédiate de
la source de corruption représentée par l’étranger. Il n’y a
donc pas de fatalité de classe. La fatalité tient plutôt au
lieu où l’on habite.
De la corruption à la pollution

La paysanne
transformée |
|
Ce schéma binaire opposant ville-campagne forme une
sorte de modèle qui sera repris sous de multiples
formes, à commencer par Bu Wancang dans son autre
film de la même année :
« Love and Duty ».
On le retrouve aussi l’année suivante, dans
« La
Rose sauvage » (《野玫瑰》)
de
Sun Yu (孙瑜),
dont le scénario reprend la même trame, mais sous
une forme plus subtile, surtout à la fin. Même dans
les films où le monde rural n’est pas expressément
mis en scène, comme « La
Divine » (《神女》)
en 1934, la ville est le lieu de perdition des
femmes qui viennent à l’origine de la campagne.
|
Au début des années 1980, ce thème retrouvera une
nouvelle actualité dans le climat de l’époque : la
ville deviendra lieu de « pollution spirituelle »,
toujours en raison de son ouverture aux modes de vie
et de pensée importés de l’étranger.
Offrant une
vision naïve de la société, le scénario de Bu
Wancang n’est peut-être pas très subtil, mais le film
reste pourtant un modèle qui a montré au moins une
chose importante : qu’il répondait à une demande du
public populaire, car ce genre de film reflétait ses
peurs et ses frustrations, ignorées par les
intellectuels du 4 mai. |
|

La fête du temple |
Un classique
Si le film a eu
autant de succès, et continue à en avoir, c’est cependant,
en premier lieu certainement, par la qualité de son
interprétation et de sa réalisation, qui transcendent le
genre « canards
mandarins et papillons ».
Au-delà de toute volonté de message, c’est l’impact
émotionnel qu’il produit qui est la grande force de ce film,
et qui le rapproche d’un grand classique.
Un couple mythique

Trop tard |
|
La force du film tient d’abord à la présence et à la
véritable symbiose à l’écran, autant qu’à
l’interprétation, des deux grandes stars de
l’époque :
Ruan Lingyu (阮玲玉)
et
Jin Yan (金焰),
tous deux au sommet de leur art.
Mais les rôles secondaires sont aussi très bien
choisis et interprétés, par des acteurs populaires
de la Lianhua, incarnant à merveille leurs
personnages, acteurs-types pour des
personnages-types. |
Ruan Lingyu
阮玲玉
dans le rôle de Lin琳姑
Jin Yan
金焰.....
De’en德恩
Li Shiyuan
李时苑
.....
la mère de
De’en, madame Jin
金太太
Zhou Lili
周丽丽
.....
la mère de Lin
琳姑之母
Wang Guilin
王桂林
.....
son père, Lu Qi
陆起
Han Langen
韩兰根
.....
l’un des valets
瘦仆
Liu Jiqun
刘继群
.....
autre
valet
肥仆
Wang Guilin
était déjà un vétéran de la scène, en 1931 ; il
avait joué dans de nombreux films de wuxia de
la fin des années 1920 ; on retrouve d’ailleurs
comme un clin d’œil à ces rôles dans « Les fleurs de
pêchers… », dans une séquence du début où il se bat
contre un voleur de bétail et le met en fuite.
Li Shiyuan
avait aussi joué dans ce genre de film, l’un de ses
premiers rôles répertoriés étant, en 1927, dans un
film précurseur du genre : « Ma Yongzhen, du
Shandong » (《山东马永贞》)
de Zhang Shichuan (张石川). |
|

Li Shiyuan dans le
rôle de la mère de Jin De’en |

Trois stars de la
Lianhua dans des seconds rôles,
dont Han Langen (à g.)
et Liu Jiqun à dr. |
|
Quant à
Han
Langen et
Liu Jiqun,
ce sont des acteurs dont le visage même est devenu
célèbre. Le premier est devenu un acteur connu en
particulier pour ses rôles comiques, mais lui aussi
avait débuté dans des petits rôles dans des films de
wuxia et son premier rôle important avait été
celui du pitoyable mari d’un mariage arrangé dans le
film de 1929 « Un orphelin » (《雪中孤雏》)
de Zhang Huimin (张惠民).
Il deviendra célèbre dans les années suivantes.
Liu Jiqun, pour sa part, est un autre célèbre acteur
de seconds rôles de la Lianhua dans |
les années 1930, mais qui ne l’était pas encore lui non
plus. Il avait débuté au studio de la Grande Muraille en
1925, puis a joué dans beaucoup de films avec Ruan Lingyu,
avant de former une sorte de duo comique à la Laurel et
Hardy avec Han Langen. C’est le premier film où ils
apparaissent ensemble.
Un superbe travail sur la photographie
Le directeur de la photographie était un jeune de 21
ans,
Huang Shaofen
(黄绍芬),
qui avait commencé comme apprenti photographe avec
Li Minwei (黎民伟)
à la Minxin (民新制造影画公司)
en 1925,
puis était passé à la Lianhua en 1929 quand la
Minxin avait fusionné avec le studio de
Luo Mingyou.
Il y avait commencé sa carrière à l’automne 1929,
sur le tournage du premier film de la Lianhua,
« Rêve de printemps dans l’antique capitale » (《故都春梦》),
réalisé par
Sun Yu.
Comme Sun Yu, il était ouvert aux avancées
techniques et soucieux d’expérimentation. Dans
|
|

Le symbole des fleurs
de pêchers |
« Les fleurs de pêchers… », il s’attacha d’abord à chercher
un moyen de camoufler les imperfections de la peau de
Ruan Lingyu qui n’avait pas un grain très fin et portait des
traces de varicelle, qu’elle avait eue enfant. Il s’agissait
de lisser l’image. Il tenta d’abord de couvrir son objectif
d’un bas de soie

Les vastes espaces
sous l’objectif de Huang Shaofen |
|
noire ;
mais l’image était trop obscure. Après diverses
tentatives, il obtint une gaze très fine qu’il
utilisa pour les gros plans, tandis qu’il gardait
une gaze plus grossière pour les plans d’ensemble
(2).
Il travailla aussi beaucoup sur les paysages, en
particulier au début du film. Ses photos de la
campagne, et des vastes plaines du sud du Yangzi,
rappellent la peinture traditionnelle de paysage des
lettrés chinois. Il a aussi su rendre l’atmosphère
des vieux villages de chez lui : il était cantonais. |
Un succès populaire, mais un film critiqué par la gauche
Si « Les fleurs de pêchers pleurent des larmes de sang » a
enthousiasmé les foules, c’est surtout pour
Ruan Lingyu et Jin Yan, et
l’idéal romantique qu’ils incarnent.
Le film
reflète bien une première forme de conscience de
classe dans le cinéma chinois, mais elle n’est ni
systématique ni fondamentale : au début, les deux
enfants en sont exempts car, dit un intertitre,
« les différences de classe n’existent pas chez les
enfants », et à la fin, les différends sont effacés,
les deux familles se retrouvant unies pour les
funérailles de Lin.
Bien plus que la lutte des classes, « Les fleurs de
pêchers… » prône l’amour romantique et l’amitié
enfantine comme facteurs d’émancipation de la
ségrégation des classes sociales, et voit dans ces
deux sentiments la possibilité de combler le
|
|

Huang Shaofen derrière
la caméra,
ici avec Zheng Junli à
la fin des années 1940 |
fossé entre les puissants et les humbles. Le film sera
attaqué par les critiques de gauche pour ces idées
passéistes et sa conclusion réactionnaire – conclusion qui
est de toute façon sa grande faiblesse.
Développement inattendu : la musique pop à Taiwan

La partition de la
chanson |
|
« Les fleurs de pêchers pleurent des larmes de
sang » est un film muet, qui, comme tous les films
muets de l’époque, étaient projetés avec un
« interprète » chargé de raconter aux spectateurs ce
qui se passait sur l’écran et ce que se disaient les
personnages. Un instrumentiste pouvait
éventuellement accompagner le film, comme les
conteurs autrefois.
Quand le film est sorti à Taiwan, en 1932, les
distributeurs ont engagé le meilleur « interprète »
du quartier commercial de
Ta-tao-cheng / Dadaocheng
(大稻埕),
à Taipei. Pour promouvoir le film, cet homme écrivit
les paroles d’une chanson que le compositeur Wang
Yun-feng mit en musique, et à laquelle il donna le
même titre que le film. Quand celui-ci fit ensuite
le tour des cinémas de l’île, la chanson devint un
air très populaire dans tout Taiwan.
|
Ce succès inattendu donna une idée au directeur de
la branche taïwanaise de la Columbia Record Company,
Kashiwano Seijiro: celle de commercialiser la
musique taïwanaise. La chanson « Les fleurs de
pêchers pleurent des larmes de sang » est ainsi
devenue la première chanson taïwanaise enregistrée ;
interprétée par la chanteuse Chun Chun (純純),
elle a eu un succès immédiat : il n’y avait encore
guère que 200 000 habitants à Taiwan, mais le disque
s’est vendu à quelque 20 000 exemplaires.
Ce succès marque le début d’une période d’or de la
|
|

Les premières stars de
la musique pop taïwanaise,
avec Chun Chun à
dr. |
chanson taïwanaise, de 1932 à 1940, qui coïncide avec le
mouvement Kominka, c’est-à-dire le mouvement de
« japonisation » de la population taïwanaise.
La chanson
originale, chantée par Chun Chun
纯纯/純純
Notes
(1) Voir : Ville
/ campagne - yin et yang du cinéma chinois
(2)
Voir
: 神女: The
Goddess of Shanghai, par
Richard J.
Meyer, Hong Kong
University Press, 2005,p 28
|
|