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« Free and Easy » : un petit chef-d’œuvre d’humour décalé de Geng Jun

par Brigitte Duzan, 13 janvier 2018, actualisé 11 mars 2019

 

Produit par Blackfin et sorti en novembre 2016 au Centre Ullens pour l’art contemporain (UCCA) à Pékin, dans le cadre d’un programme de six films produits par la même société de production, « Free and Easy » (《轻松+愉快》) est le plus réussi, et réjouissant, des films réalisés par Geng Jun (耿军) à ce jour [1].

 

Il s’est fait remarquer dans une série de festival internationaux en 2017 - Sundance en janvier (où il a obtenu le prix spécial du Jury), Fantasia en juillet, Melbourne en août - et partout avec un enthousiasme un rien étonné des critiques comme du public. Non seulement il est d’un humour décapant, mais il est en outre original et plus profond qu’il n’y paraît. C’est l’œuvre d’un auteur qui s’affirme de film en film. A un moment où Li Hongqi a dérivé vers le documentaire, Geng Jun apparaît de plus en plus comme le maître incontesté de l’humour décalé.

 

Un monde de ruines et d’escrocs

 

Free and Easy, affiche internationale

 

·         Le paysage comme personnage principal 

 

Affiche chinoise

 

L’univers de Geng Jun est celui du nord-est de la Chine, avec ses paysages de ruines post-industrielles, l’hiver, sous de minces couches de neige – minces car, si elles étaient plus épaisses, elles pourraient embellir le paysage. Chez Geng Jun, on ne peut même pas parler de ruines car le terme évoque trop un regard romantique sur le paysage. On a juste des pans de murs délabrés, des fenêtres défoncées qui s’ouvrent sur des intérieurs abandonnés, des tas de pierres et de gravats.

 

Les couleurs sont celles, sombres, de la terre sur laquelle la neige a l’air sale, à peine rehaussées d’un ocre terne là où affleurent quelques briques.

 

Et dans ce paysage froid et désolé errent quelques personnages dont la présence même semble incongrue, venus de nulle part et promis à y revenir.

 

 

·         Quelques personnages en errance

 

Ce sont un peu des personnages en quête d’auteur à la Pirandello ; on ne sait trop d’où ils viennent, ils ont une identité floue dont émerge peu à peu une chose certaine : ce sont tous des escrocs, réduits à tromper leurs semblables dans un monde où aucune autre activité ne semble subsister, et leur problème est que ce monde est si désolé qu’on n’arrive même plus à y trouver quelqu’un à escroquer. Les escrocs en finissent donc par s’escroquer entre eux, mais ils n’ont pas grand-chose à faucher, leurs efforts tiennent plutôt du glanage, avec des techniques spécifiques pour chacun.

 

Il y a le marchand de savonnettes aux senteurs mystérieuses qui endorment, le temps de vider les poches des endormis ; le moine, ou prétendu tel, qui a perdu son temple dans un incendie, ou le prétend, et tente de vendre  des amulettes à un prix exorbitant car elles ont été moultes fois bénies ; le jeune adepte d’arts martiaux, aussi rouillé que les montants

 

Geng Jun

des portes dans la rue, qui cherche en fait sa mère disparue depuis des années ; le converti au christianisme qui fait du prosélytisme et qui est peut-être le seul sincère et honnête du tas, mais qui laisse songeur, justement, face au moine, sa religion paraissant tout aussi frelatée et trompeuse que le reste. Et puis il y a le malheureux chargé du reboisement des bords de routes qui a perdu un arbre, un arbre de plusieurs mètres, et qui le cherche.

 

Des personnages en quête d’auteur : le flic Zhang Xun, le moine vendeur

d’amulettes Xu Gang et le vendeur de savonnettes Zhang Zhiyong

 

Tout le monde cherche donc quelque chose : l’un cherche sa mère, l’autre son temple, et éventuellement la foi, le troisième son arbre ; tous, surtout, cherchent un mode de subsistance, sans que les flics aident beaucoup. Et que demandent-ils, en priorité, tous ? Le calme, l’harmonie qui leur permette de faire calmement leurs petites escroqueries, calmement et librement comme le dit le titre du film, qui est une expression du nord-est, justement.

 

Harmonie, entendez héxié (和谐), ce principe d’harmonie sociale posé en objectif premier par le président Hu Jintao. Ici il se décline en héxié pour arnaquer, héxié pour prier. La satire est féroce mais drôle. C’est le caractère essentiel du film, et d’abord du scénario, cosigné, outre Geng Jun, par deux scénaristes encore peu connus, Liu Bing (刘兵) et Feng Yuhua (冯宇华).

 

·         Un humour feutré

 

Un moine sans temple dans un village d’un autre âge

  

Flics & co

 

Bâti en courtes scénettes, le scénario fait habilement se rencontrer les personnages, un à un, puis tisse des semblants de relations entre eux, et en tire des effets satiriques, inattendus. Les rues sont désertes, sauf ces quelques personnages en errance, dont l’activité principale, outre l’exercice de leur technique d’arnaque personnelle, consiste à coller des affichettes d’avis de recherche - recherche de mère, d’arbres, de disciples.

 

Il y a quelque chose de Godot, dans tout cela. Tout le monde cherche, et tout le monde escroque, y compris le moine, consciemment, et le catéchumène, inconsciemment ; c’est le moine qui détient la vérité : on est tous pareils, escrocs faute de mieux, amitofa, ponctue l’un, amen, conclut l’autre. Mais le chrétien, lui, est un peu simplet ; d’ailleurs c’est le seul qui ne tombe pas endormi sous l’effet des savonnettes : parce qu’il est enrhumé. Dieu l’a sauvé, dit-il.

 

Atmosphère à la Li Hongqi

 

Celui qui est ravi, dans l’affaire, c’est l’une des victimes des savonnettes : il était insomniaque, explique-t-il au flic qui enquête. Humour subtil, comme en arrière-plan omniprésent, qui forme en fait le cadre de l’action, ou de la non-action, et qui en est indissociable, en est l’atmosphère, entre clin d’œil ironique et satire grinçante.

 

Un film superbe, de la mise en scène à la photo et à la musique 

 

·         Un film lent, en accord avec le scénario

 

Enquête

 

L’esthétique du film est fondée sur la lenteur, c’est la lenteur qui permet de donner de la durée et du poids à des personnages qui semblent ne pas avoir de passé, et ne vivre que dans l’instant présent, ou plutôt s’efforcer d’y survivre. Son rythme est l’une des rares réserves que les critiques, dans divers festivals, ont exprimées dans leur appréciation du film. Mais c’est une lenteur mesurée, inhérente aux personnages qui n’ont aucun but précis, sauf d’imaginer leur prochaine

arnaque ; ils sont lents par nature, comme s’ils évoluaient dans un vide, en apesanteur.

 

·         Une mise en scène épurée

 

Le film se déroule de séquence en séquence, comme par courtes vignettes successives, le marchand de savons formant d’abord le lien entre les personnages apparus séparément, et remis en scène dans des configurations qui font surgir un semblant d’intrigue.

 

Comme dans le cinéma chinois classique, celui de Xie Fei (谢飞), par exemple, filmant l’univers de Shen Congwen dans « La jeune fille Xiao Xiao » (《湘女萧萧》), les brèves

 

Le paysage comme personnage

séquences sont entrecoupées de temps à autre de panoramiques de paysages ou de vues du village : ces images d’un monde désert, figé dans le froid, viennent renforcer le sentiment de désolation qui émane des personnages. C’est même ainsi que le film commence, comme pour bien fixer l’ambiance, et le rythme.

  

·         Une superbe photo

 

Ces images du village et des champs alentour sont photographiées avec un art consommé du panoramique, mais la caméra s’attarde aussi par moments sur des objets épars sur le sol, comme des reliques du passé abandonnées là par leurs anciens propriétaires partis vivre ailleurs : de véritables natures mortes.

 

La photographie est signée Wang Weihua (王维华), le chef opérateur de Geng Jun depuis « The Hammer and Sickle are Sleeping », en 2013. Il a aussi été directeur de la photo de « Knife in the Clear Water » (《清水里的刀子》) de Wang Xuebo (王学博), réalisateur dans la mouvance de Geng Jun, et de la société de production Blackfin.

 

Le chef opérateur Wang Weihua

 

·         Et une interprétation toute en finesse, sans vedettes

 

Autodafé ?

 

Les acteurs sont tous excellents, parfaitement dans la peau de leur personnage, la caméra venant de temps en temps souligner en gros plan une expression inscrite sur le visage. Une idée astucieuse a été de donner à certains des personnages le nom de l’acteur qui l’interprète, les autres étant uniquement définis par leur état, de moine ou de flic : chacun atteint ainsi une dimension symbolique d’archétype.

 

Zhang Zhiyong 张志勇          le marchand de savonnettes

Xu Gang 徐刚                     le moine vendeur d’amulettes               

Xue Baohe 薛宝鹤               le spécialiste du reboisement qui a perdu son arbre

Gu Benbin 顾本彬                le catéchumène

Zhang Xun 张迅                  le flic n°1

 

Nota

 

Zhang Zhiyong a commencé à jouer en 2013 dans le premier film de Geng Jun, « The Hammer and Sickle are Sleeping », et a aussi joué en 2015 dans le court métrage « Time to Die » (《吉日安葬》) de Wang Tong (王通), autre film produit par Blackfin.

 

Xu Gang est un vieil ami de Geng Jun ; son idéal est de pouvoir jouer des rôles aussi bien littéraires que martiaux (能文能武), son modèle est l’acteur taïwanais

 

L’acteur Xu Gang et Geng Jun

Chang Chen (张震) et son film culte, « Brotherhood of Blades » (《绣春刀》) de Lu Yang (路阳) [1979].

 

·         Note sur la musique

 

Le film ouvre sur des images de la petite ville, ses rues désertes et ses maisons dilapidées, en rangs d’oignon au milieu de la campagne, souvenir du passé industriel de l’endroit. L’image est scandée par un gong au son de casserole, et le joueur apparaît bientôt, avançant seul, en frappant régulièrement sur son gong. Figure anonyme, sans aucun sens particulier, il semble juste annoncer l’arrivée, ou l’entrée en scène comme à l’opéra, d’un personnage vêtu de noir, portant une mallette à la main : le vendeur de savonnettes.

 

On retrouvera le gong plus tard dans le film, autrement, il est quasiment silencieux. La musique n’arrive que dans la séquence finale, mais elle ajoute alors une note d’irréalité à une très belle séquence, avant d’accompagner le générique final.

 

Elle est signée du groupe pékinois Second Hand Rose Band (ershou meigui 二手玫瑰), connu pour ses arrangements mêlant musique chinoise traditionnelle sur instruments anciens et musique rock. Le chanteur principal (et fondateur), Liang Long (梁龙), est lui-même originaire du nord-est de la Chine.

 

Bande annonce

 

Le film est sorti en DVD dans la collection Spectrum : http://www.spectrumfilms.fr/

 

 

 


 


[1] C’est-à-dire en janvier 2018, alors qu’il figure parmi les films programmés dans le cadre du Festival du cinéma d’auteur chinois.

 

     

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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