« Brotherhood
of Blades » : un wuxia moderne qui a tout d’un
classique
par Brigitte Duzan, 19 mai 2015
Sorti en 2014, « Brotherhood of Blades » (《绣春刀》)
est le troisième opus de
Lu Yang (路阳),
qui s’est affirmé avec ce film comme l’un des
réalisateurs chinois les plus intéressants du moment
Wuxiapian
techniquement moderne, son film reflète pourtant une
touche volontairement classique dans sa conception
artistique et esthétique : pas d’excès d’effets
spéciaux, pas de personnages qui prennent leur
envol, courent sur les toits ou combattent en
lévitation.
« Brotherhood of Blades » a tous les ingrédients de
la grande tradition du wuxia, mais il est en
même temps d’un style très réaliste : c’est un
épisode de l’histoire de la fin des Ming qui fournit
non seulement le cadre du scénario, mais son
argument et ses principaux personnages, qui prennent
vie à l’écran comme de véritables personnages
historiques. « Brotherhood of Blades » est un
wuxiapian
Brotherhood of Blades
intelligent et bien fait comme on n’en avait pas vu depuis
longtemps.
Un scénario complexe et original
L’emblème du Dépôt de
l’Est
Imaginé par
Lu Yanget
sa coscénariste Chen Shu (陈舒),
le scénario de « Brotherhood of Blades » manie
allègrement les ingrédients du wuxiapian
traditionnel en les insérant dans une trame
d’événements historiques réels et en subvertissant
les clichés du genre : c’est bien une histoire de
loyauté indéfectible entre frères jurés, mais,
s’ilsont bien la vaillance et les talents martiaux
du xia traditionnel, ils n’en ont pas la
haute valeur morale, le yi
义.
Ce sont des personnages de chair et de sang,
emportés par leurs propres ambitions et désirs, au
service d’une cause qui n’est pas la leur, dans un
monde dangereux où l’on ne peut se fier à rien ni à
personne.
L’histoire des débuts du règne du dernier empereur Ming
Lu Yang ne se sert pas de l’histoire comme d’une
vague toile de fond pour y plaquer une fiction
alambiquée, comme dans les romans de Jin Yong (金庸)
et les films qui en sont adaptés. L’histoire lui
fournit sa matière première : une logique
événementielle et un
Les « épées brodées du
printemps »
contexte déterminant une manière de penser, de vivre et
d’agir.
En mission
Il s’agit du début du règne de l’empereur Chongzhen
(崇禎帝),
monté sur le trône encore adolescent, en 1627, après
la mort de son frère aîné, l’empereur Tianqi (天启).
Or le règne de ce dernier, peu intéressé par les
affaires d’Etat, avait été marqué par l’ascendance
croissante exercée sur l’empereur par l’eunuque Wei
Zhongxian (魏忠贤)
qui avait fini par usurper le pouvoir et la gestion
des affaires publiques.
Nommé en 1625 « ministre du Dépôt de l’Est » (东厂),
la fameuse et sinistre police secrète créée trois
siècles plus tôt, au début de la dynastie, Wei
Zhongxian exerçait un pouvoir quasiment absolu en
décimant les rangs de ses opposants. Les suspects
étaient livrés, pour arrestation et interrogation
sous torture, à la célèbre « Garde aux habits de
brocart » ou Jinyiwei (锦衣卫)
qui semait la terreur parmi les officiels même les
plus haut placés.
L’une des premières initiatives de l’empereur
Chongzhen, en arrivant sur le trône, fut de
reprendre les rênes du pouvoir en éliminant Wei
Zhongxian, mais en procédant d’abord de manière
relativement prudente, pour éviter d’avoir à faire
face à une rébellion des gens de son entourage et
des gardes à sa solde. Il commença donc par
l’exiler, puis, sous la pression de ses conseillers,
l’obligea à se suicider, puis procéda à
l’élimination de ses associés.
Chang Chen dans le
rôle de Shen Lian
La garde
Wei Zhongxian est l’un des eunuques les plus
célèbres de l’histoire de l’empire chinois, et il
est le sujet de nombreux livres et films, dont une
série télévisée en quarante épisodes diffusée en
2009. Mais, dans toutes ces œuvres, ce sont ses
turpitudes, et les atrocités commises sous le règne
de l’empereur Tianqi, qui sont mis en lumière.
L’histoire du film de Lu Yang se situe en revanche
lors de la première phase de la répression contre
Wei Zhongxian,
à l’automne 1627 : il est en fuite, et des membres du
Jinyiwei ont été lancés à sa poursuite pour l’arrêter.
Le titre – littéralement « les lames brodées du printemps »
(绣春刀)
– évoque les célèbres épées des gardes du Jinyiwei,
dont les lames étaient finement ciselées.
Une atmosphère délétère de coups bas et de corruption
Dans le contexte très réaliste de la cour impériale
au début du règne du dernier empereur des Ming,
c’est l’histoire des trois gardes lancés à la
poursuite de l’eunuque en fuite qui est au centre du
film de Lu Yang. Ce sont de vaillants et brillants
bretteurs, des frères jurés unis dans le
combat, mais ce ne sont pas des xia au sens
traditionnel du terme : ils n’en ont pas l’éthique,
ni la valeur morale et l’esprit de sacrifice pour
une noble cause. Dans la cour impériale, à la fin
des Ming, il n’y a pas de juste ou noble cause.
Wei Ting, la disciple
de Wei Zhongxian
La maison du médecin,
havre de paix
Ce sont des pauvres hères, des pions dans un
échiquier qui les dépasse, mais c’est justement là
que le film de Lu Yang prend tout son intérêt : on a
l’impression de vivre un pan d’histoire au niveau de
ses exécutants les plus humbles, ceux qui,
justement, n’intéressent pas les historiens.
Ils sont trois, Lu Jianxing (卢剑星),
Shen Lian (沈炼)
et Jin Yichuan (靳一川)
pour aller du plus âgé au plus jeune, mais c’est
Shen Lian qui est au centre de l’histoire. Ils
cherchent juste à survivre dans un monde
où chacun tente d’en faire autant, aux dépens des autres, et
chacun avec une ambition au cœur, un rêve dont la
réalisation est leur but ultime dans la vie.
Déjà âgé, Lu Jianxing aspire à une promotion pour
couronner sa carrière ; en butte aux manigances d’un
ancien camarade d’armes qui connaît son passé de
truand et le fait chanter, Jin Yichuan a besoin
d’argent pour s’en débarrasser ; quant à Shen Lian,
il économise pour racheter la liberté d’une
courtisane dont il est épris. Finalement, quand il
arrive à rattraper Wei Zhongxian et que celui-ci
tente de sauver sa peau en lui offrant une fortune,
il se laisse tenter et le laisse filer en rapportant
au ministre qui les a
La fille du médecin
commandités un cadavre calciné méconnaissable.
Ding Xiu, maître
chanteur
Ce faisant, cependant, s’il trompe ses supérieurs,
il trompe aussi ses frères, et les embarque malgré
eux dans une histoire de dupes dont ils ne
réchapperont pas, histoire à rebondissements
multiples pleine de coups fourrés et de révélations
inattendues qui en entraînent d’autres, mais
histoire de marionnettes manipulées par des
officiels ne cherchant eux-mêmes qu’à sauver leur
peau.
Pas de bons, pas de mauvais…
Ce qui prime, au final, dans « Brotherhood of
Blades », c’est le réalisme de la peinture des
caractères et des situations. Nous ne sommes pas
dans le monde onirique, voire magique, du wuxia
traditionnel. Il n’y a pas de personnages dotés de
pouvoirs extraordinaires, capables de s’envoler sur
les toits ou de combattre en lévitation sur des
branches de bambous ; les prodiges martiaux restent
terrestres, et les héros mortels.
Le monde dépeint par Lu Yang n’est pas un
L’empereur Chongzhen,
apparition très réaliste
monde éthéré, en marge, c’est le monde dangereux des
complots de cour, où les gardes du Jinyiwei, pour
redoutés qu’ils soient, sont utilisés comme des pions, à
jeter après emploi. C’est un monde corrompu, où la pureté
n’a pas de place, ou, si elle en a, c’est par exception, et
presque par effraction, dans l’arrière-cour d’un herboriste
et de sa fille dont la pureté même signe la perte.
Beauté du geste, du
costume
Même le personnage principal, le héros de
l’histoire, Shen Lian (沈炼),
compromet ses frères en cédant à la tentation de
l’or offert par Wei Zhongxian en échange de la vie
sauve. Comme s’il ne pouvait être question de
valeurs morales dans un monde aussi corrompu : il se
laisse acheter, mais il est le seul, finalement, à
survivre, après avoir racheté Miaotong, la femme
qu’il avait lui-même condamnée à la maison close,
après avoir tué son père, et qui n’arrive même pas à
le haïr pour cela.
Finalement, Lu Yang revient vers l’image la plus
ancienne du xia, plus proche des biographies
réalistes, ancrées dans l’histoire, dressées par
Sima Qian
[1],
que des portraits romantiques forgés par la suite.
Pas question de nüxia, non plus, la seule
femme qui pourrait en approcher est la fille de Wei
Zhongxian ; elle est en blanc, mais du côté du
méchant de l’histoire.
« Brotherhood of Blades » se présente ainsi comme une
réflexion sur l’histoire et le wuxia, plus que comme
un film de wuxia au sens traditionnel du terme. Et in
fine une démythification du genre.
Mise en scène réaliste et brillante interprétation
Toute la mise en scène et la conception artistique découlent
de cette vision réaliste du wuxia.
Un wuxia sans effets spéciaux
« Brotherhood of Blades » est un wuxiapian
au rythme rapide, aux combats superbement
chorégraphiés et montés à la
King Hu, en
offusquant une partie des détails de l’action pour
accélérer encore le rythme, ou l’impression qu’on en
a.
Après avoir cherché près de deux ans avant de
trouver le financement de son film,
Lu Yanga
finalement obtenu les fonds dont il avait besoin
auprès de China Film. Il a disposé d’un budget
appréciable, mais de 67 jours de tournage en tout et
pour tout ; le film a donc été tourné
Miaotong en madonne à
la Van Eyck
à l’arraché, et on a l’impression que c’est cette tension du
tournage que l’on ressent en regardant le film.
Van Eyck, la vierge du
chancelier Rollin
Cependant, si l’action est rapide, les héros n’ont
pas la légèreté aérienne des héros habituels de
wuxia
; ce sont des combattants qui ne doivent leurs
victoires et leur survie qu’à leur seule force et à
leur maîtrise des armes, non à des pouvoirs
surnaturels. Ils sont mortels, comme tout le monde.
C’est cette vulnérabilité qui les rend attachants,
au milieu des dangers qu’ils doivent affronter.
Les détails techniques sont tous très soignés, et
d’abord la photo, signée d’un chef opérateur encore
peu connu, Han Qiming (韩淇名),
une photo sobre, sans effets appuyés, mais avec une
tendance à des cadrages et des compositions comme
des tableaux – comme cette image de Miaotong vers la
fin du film, en madonne à la Van Eyck.
Il faut dire aussi la sombre beauté des costumes,
signés Liang Tingting (梁婷婷),
qui a aussi travaillé sur les films de Xu Haofeng,
dans la même esthétique de wuxia réaliste et
historique que Lu Yang. Liang Tingting a été primée
aux Golden Horse pour les costumes de « Brotherhood
of Blades ».
Une brillante interprétation
Si le film est la réussite qu’il est, il le doit
cependant en grande partie à ses interprètes. Lu
Yang n’a réussi à débloquer le financement du film,
au bout de deux ans de recherches, que quand il a
obtenu l’accord de l’acteur Chang Chen (沈炼)
pour interpréter le rôle principal de Shen
Lian. C’est effectivement un rôle à sa mesure, un
rôle intériorisé, d’un grand hiératisme.
A ses côtés, les deux autres « frères » ne sont
guère plus expansifs : Wang Quanyuan (王千源)
dans le rôle du plus âgé
Liang Tingting primée
au festival des Golden
Horse
des trois, aspirant à la promotion qui lui permettrait de
finir calmement ses jours – on se souvient de lui dans le
rôle de l’accordéoniste dans le film de
Zhang Meng (张猛)
« The
Piano in a Factory » (《钢的琴》) ;
et, dans le rôle du plus jeune, Li Dongxue ou Ethan
Li (李东学),
qui apporte à son rôle une touche de drame romantique.
Chin Shi-chieh dans le
rôle de l’eunuque Wei Zhongxian
Mais celui qui leur volerait (presque) la vedette si
son rôle n’était aussi court, c’est l’acteur
taïwanais Chin Shi-chieh (金士杰) dans
le rôle de Wei Zhongxian. Il a déjà joué le rôle
principal dans le premier film de Lu Yang, il est
ici (presque) méconnaissable. Il donne au personnage
de l’eunuque traqué une touche tellement humaine et
tellement tragique, qu’il en acquiert une profondeur
quasi shakespearienne, en lien avec la
vision personnelle de Lu Yang qui tend à estomper les
frontières entre bien et mal, le mal n’étant finalement
qu’un élément du tragique.
Principaux rôles et leurs interprètes
Chang Chen
张震
Shen Lian
沈炼
Wang Qianyuan王千源
Lu Jianxing
卢剑星
Ethan Li李东学
Jin Yichuan
靳一川
Chin Shi-chieh金士杰
Wei Zhongxian
魏忠贤
Nie Yuan聂远
Zhao Jingzhong
赵靖忠
Zhou Yiwei
周一围
Ding Xiu丁修,靳一川的师兄
Liu Shishi刘诗诗
Zhou Miaotong
周妙彤
Zhu Dan 朱丹 Wei
Ting
魏廷
魏忠贤的义女
Lu Yang et ses références
« Brotherhood of Blades » est le film d’un esthète, c’est
aussi un film qui reflète son immense culture,
cinématographique et littéraire. Ce n’est pas une adaptation
d’un œuvre littéraire, mais on retrouve dans le film nombre
de références, à la littérature de wuxia, aux grands
romans classiques chinois et à d’autres wuxiapian, si
bien qu’il apparaît comme un classique.
Le célèbre critique cinématographique Wei Junzi (魏君子)
a décelé dans le film une structure en trois parties, dont
chacune rappelle, selon lui, une œuvre déterminée
[2] :
1ère partie
-
兄弟间的情义
L’amitié des trois frères d’armes
Wei Junzi suggère l’analogie avec les quatre amis de
« Bullet in the Head » (《喋血街头》)
de
John Woo,
mais le lien est bien plus évident avec l’autre film
de John Woo,
« Red
Cliff » (《赤壁》),
sorti en France sous le titre « Les Trois
Royaumes » : accent similaire sur le contexte
historique, même si ce n’est pas le même, rapports
très semblables entre les trois personnages
principaux, parmi lesquels on retrouve Chang Chen
dans le rôle-clef.
les trois frères
d’armes
2ème partie
–
兄弟深陷欲望泥潭
Désirs et ambitions des trois frères
Wei Junzi suggère le parallèle avec le thriller de Alan Mak
/ Felix Chong (麦兆辉/庄文强),
produit par
Derek Yeeet sorti en 2009 : « Overheard »
(《窃听风云》)
une histoire de tentative de manipulation frauduleuse de la
Bourse de Hong Kong, où les officiers de la police
criminelle sont pris dans un réseau d’obligations et de
sentiments qui contreviennent à l’exécution de leur mission.
3ème partie
–
家国兴亡的乱世咏怀
Elégie sur les troubles de la patrie
Wei Junzi fait le parallèle avec le film sorti en
2013 « Fall of Ming » (《大明劫》)
de
Wang Jing (王竞)
qui se passe effectivement pendant la même période
historique, à la fin de la dynastie des Ming ; mais
c’est à la fin et non au début du règne de
l’empereur Chongzheng, en 1642, et le contexte est
différent : Lu Yang a choisi un contexte de
restauration dynastique où le jeune empereur
Chongzheng tente de reprendre les rênes du pouvoir
en supprimant la puissance occulte des eunuques ;
dans le cas de Wang Jing, on est à deux ans de la
chute de la dynastie et du suicide de l’empereur,
alors que la révolte paysanne de Li Zicheng est
proche de son dénouement fatal, pour l’empereur, la
dynastie et Li Zicheng lui-même.
Fall of Ming
Beaucoup voient aussi dans « Brotherhood of Blades » des
points communs avec « Reign of Assassins » (《剑雨》)
de Su Chao-pin, produit et coréalisé par
John Woo, mais ce
film est totalement différent : l’intrigue repose en grande
partie sur la croyance dans les pouvoirs magiques des restes
momifiés d’un moine bouddhiste et sur des éléments typiques
des wuxiapian
traditionnels, bien loin du réalisme choisi par Lu Yang.
Finalement, outre
« Red
Cliff », c’est avec les films de
King
Hu que la parenté de « Brotherhood of
Blades » est la plus proche, en particulier par le refus de
l’artifice et du surnaturel, et le montage des scènes de
combat. Celles-ci sont cependant différentes : là où King Hu
filmait des scènes chorégraphiées proches de l’opéra, avec
la légèreté du ballet, Lu Yang choisit de filmer ses héros
combattant dans la boue, sous des pluies battantes.
Plutôt que le monde féminin de King Hu, le monde de Lu Yang
rappelle celui, masculin et sanglant, de
Chor
Yuan (楚原).
___
Lu Yang a eu d’autant plus de mal à trouver le financement
de son film que le wuxiapian, au début des années
2010, était considéré en Chine comme un genre qui n’avait
pas les faveurs du public. Pourtant, quand son film est
sorti, sans campagne publicitaire, le bouche à oreille a
constitué sa meilleure promotion.
Et, ironiquement, tous les grands cinéastes chinois
annoncent aujourd’hui leur propre wuxiapian…. A
commencer par
Hou Hsiao-Hsien qui
présente le sien au festival de Cannes.
Le film (sous-titres chinois)
[1]
Voir les biographies de xia et
d’assassins des « Mémoires historiques » de Sima
Qian :