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« A Touch of Zen » : un chef d’œuvre entre fantastique, wuxia et opéra… avec un zeste de zen

par Brigitte Duzan, 27 juillet 2015

 

Œuvre mythique de l’histoire du cinéma chinois, « A Touch of Zen » (侠女) est un film à l’histoire tourmentée. Après un tournage commencé en 1968, à Taiwan, le film est sorti en deux parties en 1970 et 1971, avant d’être remonté, à Hong Kong, en un film unique de trois heures en novembre 1971. En 2015, il a été présenté au festival de Cannes dans une version restaurée à Bologne, sortie en France deux mois plus tard.

 

En compétition au festival de Cannes en 1975, il y a obtenu le Grand Prix de la Commission supérieure technique. Ce prix, à lui seul, dénote l’incompréhension générale du public comme des critiques, qui, à quelques exceptions près [1], ont été plus frappés par la beauté formelle du film que par la complexité des idées mises en œuvre tant dans sa conception que dans sa réalisation.

 

Rien d’étonnant à cela : comme les autres films

 

A Touch of Zen (affiche Carlotta Films)

du réalisateur, « A Touch of Zen » est un condensé de culture chinoise, le reflet de la pensée d’un lettré cultivé. Le film ne se comprend vraiment que replacé dans ce contexte, et d’abord dans celui de l’œuvre littéraire dont King Hu (胡金铨) s’est inspiré, « Les Contes du Liaozhai » (《聊斋志异》) de Pu Songling (蒲松龄) [2], car c’est l’esprit du Liaozhai qu’il a rendu dans son film, corrigé et transcendé par son génie personnel.

 

Une genèse mouvementée

 

Si le film a vu le jour, c’est d’abord grâce à un studio qui venait de se créer à Taiwan : ce fut sa première production, mais elle greva lourdement son avenir… Du début du tournage en 1968 à la sortie de la seconde partie du film en novembre 1971, le tournage de la fin continuant alors que la première partie était déjà sortie, ce sont plus de trois ans qui se sont écoulés : une durée de production sans précédent dans l’histoire du cinéma aussi bien de Hong Kong que de Taiwan à l’époque, qui traduit le soin minutieux apporté par King Hu à la réalisation de son film.

 

Bye bye Shaw Brothers, hello Union Film !

 

King Hu a commencé à songer à son film dès 1967, aussitôt après avoir terminé « Dragon Gate Inn » (《龙门客栈》). Référence pour bien des wuxiapian à venir, le film n’avait pourtant été terminé qu’à grand-peine en raison des contraintes imposées par la Shaw Brothers. La compagnie voulait rationaliser ses processus de production pour les rendre plus profitables, et avait misé sur un réalisateur moins exigeant et plus rapide que King Hu pour conquérir le marché émergent du wuxia : Xu Zenghong (徐增宏) [3].

 

D’après Han Yingjie (韩英杰), le chorégraphe des scènes de combat des films de King Hu à partir de « L’hirondelle d’or » (《大醉侠》), mais aussi acteur dans la plupart de ses films, dont « A Touch of Zen », Run Run Shaw avait donné trois jours à King Hu pour finir le tournage de « Dragon Gate Inn », au lieu des dix initialement prévus. King Hu tenta un compromis en demandant une semaine, mais Run Run Shaw refusa, en disant que s’il ne le finissait pas, quelqu’un d’autre le finirait à sa place.

 

King Hu, furieux, termina en trois jours mais claqua la porte de la Shaw Brothers. Il partit alors à Taiwan, pour rejoindre une compagnie de distribution qui venait de décider de se lancer dans la production : la Union Film ou Lianbang (联邦影业).

 

La décision faisait suite à des frictions avec la Shaw Brothers, justement, avec laquelle la Lianbang avait rompu les ponts en raison du coût prohibitif de leurs droits de diffusion. Se rapprochant alors de la Cathay et créant une compagnie commune en 1963, ils avaient déjà attiré Li Han-hsiang (李翰祥) à Taiwan. En 1966, cependant, les problèmes financiers incitèrent la Lianbang à rompre avec lui [4]. La compagnie tenta alors une initiative du même genre en attirant King Hu, devenu le grand maître du wuxiapian à Hong Kong... après avoir débuté avec Li Han-hsiang.

 

King Hu devint directeur artistique de la Lianbang en 1967, et les préparatifs de son nouveau film commencèrent aussitôt. Mais il se révéla un réalisateur bien plus perfectionniste encore que son maître….

 

Construction des décors ad hoc

 

La préparation de « A Touch of Zen » débuta, sous sa direction, par la construction du studio de la nouvelle unité de production – les décorsfaits pour le film devinrent ensuite permanents. Mais King Hu avait juste commencé à écrire le scénario, qu’il acheva en neuf mois, parallèlement à la construction des décors : ce sont eux qui lui inspirèrent les principales scènes [5].

 

La compagnie avait acheté un terrain dans le sud-ouest de Taiwan pour construire son studio. Ce fut au final une véritable ville ancienne, avec deux tours d’enceinte, une taverne, une terrasse, une maison de thé, une fabrique, un temple, des boutiques… outre la vieille maison abandonnée et le fort au centre de l’intrigue de « A Touch of Zen ». L’ensemble était dans un style évoquant le sud du Yangzi,  conformément au récit de Pu Songling qui précise au tout début de la narration que Gu Sheng (顾生), le héros de l’histoire, « est de Jinling » (顾生,金陵人) : Jinling, c’est-à-dire aujourd’hui Nankin, la capitale du sud [6].

 

Création de l’atmosphère : la maison « hantée »,

avec ses lions à l’entrée

 

Deux des sites principaux du film, la vieille demeure et le pavillon de l’étang, furent construits en quatre mois, puis, pour leur donner une patine ancienne, on les ponça après les avoir noircis au lance-flammes. L’idée initiale était que l’ensemble soit ensuite délavé par la pluie au moment de la saison des typhons ; mais, plutôt que d’attendre, King Hu fit appliquer un mélange sel et vinaigre qui donna le même résultat.

 

Par ailleurs, pour le pavillon de l’étang, d’après les mémoires du producteur et

directeur général de la Lianbang, Sha Yung-fong (沙荣峰), King Hu aurait planté des roseaux et différentes plantes et aurait attendu une saison entière que l’ensemble soit en fleur pour tourner. Mais, selon King Hu, c’étaient des exagérations pour la publicité de la firme. En fait, les plantes étaient sur un panneau mobile, et on les changeait de place en fonction des besoins de chaque prise de vue [7].

 

Ces décors si étudiés ont donné lieu à des tensions entre la Lianbang et King Hu car il aurait refusé qu’ils soient utilisés pour d’autres films pendant qu’il tournait. La compagnie dut donc mettre certains de ses projets en attente. Or, c’était la grande période de production de films de wuxia (la Lianbang en a produit douze qui sont sortis en 1969-1970). La compagnie a ensuite accusé King Hu de l’avoir acculée à la faillite. Pourtant, Sha Yung-fong a soutenu King Hu pendant toute la production, lui déconseillant de sortir le film en deux parties, sachant que ce n’est pas commercialement viable, mais les lui payant quand même.

 

Finalement, King Hu a bénéficié à Taiwan de conditions optimales de travail qu’il n’aurait certainement pas trouvées à Hong Kong. Il a pu réaliser son film sans transiger sur ses exigences artistiques, le résultat est là pour en témoigner, et il n’a jamais retrouvé ces facteurs exceptionnels.

 

Adaptation d’un court récit de Pu Songling

 

« A Touch of Zen » est adapté du 25ème récit du second rouleau des « Contes du Liaozhai » (《聊斋志异》) de Pu Songling (蒲松龄), dont il a d’ailleurs conservé le titre chinois : « Xia Nü » (侠女) ; les titres anglais initiaux du scénario en étaient d’ailleurs des traductions plus ou moins littérales (The Lady Knight, The Swordswoman). Mais c’est un récit relativement court. King Hu a donc bâti toute une intrigue supplémentaire en complétant les détails que Pu Songling avait volontairement laissés obscurs ou elliptiques [8], et en ajutant une partie nouvelle qui a inspiré le titre anglais final du film, qu’il a choisi lui-même.

 

Un récit très simple

 

Le récit de Pu Songling est l’histoire d’une jeune femme étrange, à l’attitude contradictoire, dont les bizarretés ne sont expliquées qu’à la fin, qui justifie en même temps le titre. C’est à la fois bref, original et malgré tout conforme à la tradition du wuxia : une tradition revue par le génie de Pu Songling.

 

« Xia Nü » est d’abord l’histoire d’un jeune lettré, ce Gu Sheng de Jinling dont on a déjà parlé. De toute évidence un des nombreux recalés aux examens mandarinaux, il vit avec sa mère, de ses maigres talents de calligraphe et de peintre, ce qui ne lui assure pas des revenus suffisants pour pouvoir se marier : à vingt-cinq ans il est toujours célibataire.

 

C’est alors qu’emménagent en face de chez eux une vieille dame et sa fille, jeune, jolie, distinguée, mais d’un abord glacial. Quand la vieille mère de Gu va voir sa voisine, elle découvre que mère et fille vivent dans un dénuement bien supérieur au leur. Elle suggère, à terme, une union entre les deux jeunes, suggestion accueillie avec sa froideur habituelle par la jeune fille. Des liens d’entraide se lient pourtant entre les deux familles. La jeune fille se comporte en bru pour la vieille mère de Gu, et l’attire même chez elle une nuit.

 

King Hu attachant le chignon de Hsu Feng
(c’est la manière traditionnelle d’attacher les cheveux

sur le haut de la tête appelée gaoji 高髻)

 

Gu est par ailleurs courtisé par un jeune et fringant garçon qui vient lui acheter des peintures, mais il s’efforce de garder leur affaire secrète. Ayant trouvé la jeune fille en position équivoque avec Gu, le garçon ironise sur sa prétendue vertu. Jusqu’alors des plus réalistes, le récit prend ici un tournant fantastique en ligne avec l’esprit du Liaozhai : comme le garçon a disparu, elle prend dans son sac un petit poignard qu’elle lance en l’air … et tombe un renard mort. Exit non un rival, mais un dangereux intrigant qui menaçait le secret de son identité.

 

Pu Songling mâtineici comme par jeu le wuxia des henguai (un genre fantastique comportant histoires de fantômes et de revenants), trait original dans son récit parce qu’il est inattendu, mais quiest conforme aux chuanqi des origines du wuxia, hormis le renard, qui est, lui, strictement dans l’esprit du Liaozhai,. King Hu s’en souviendra dans son film en reprenant la même idée.

 

Par la suite, la jeune fille couche encore une fois avec Gu, se comporte en épouse soucieuse des taches du ménage,enterre sa mère avec l’aide de Gu, puis disparaît ; elle revient avec un bébé, le fils de Gu, qu’elle lui confieavant de repartir à nouveau. Quand elle revient, cette fois, c’est l’air radieux, en annonçant que la grande affaire de sa vie est réglée : elle a réussi à trancher la tête du ministre véreux qui avait fait condamner son père par ses calomnies.

 

Dès lors, sa double mission est accomplie : vengeance de son père et acquittement des bienfaits prodigués par Gu et sa mère, sous la forme de l’enfant qui assurera dignement la survie de leur lignée. Elle peut disparaître, en un éclair, comme toute nüxia qui se respecte.

 

Ce que King Hu a conservé… en l’adaptant

 

Gu Shengzhai (Shih Chun), dans sa boutique

 

King Hu a clairement indiqué ses sources dès la première image du générique, en indiquant d’abord le titre du recueil de Pu Songling (聊斋志异), le titre, ensuite, étant présenté comme celui du conte « dans le recueil » (集上). S’il a ajouté une intrigue, ila préservé les grandes lignes de la narration du conte, en conservant les deux personnages principaux et leurs caractères respectifs, avec quelques nuances.

 

- Son lettré, Gu Shengzhai (顾省斋), est tout aussi introverti et maladroit que celui de Pu Songling ; il n’a pas vingt-cinq ans mais trente, ce qui est plus logique pour que sa mère s’inquiète qu’il ne soit pas marié, et il est conforme à l’image du lettré, pusillanime et citant constamment ses classiques. Mais il a un trait nouveau important : il étudie la stratégie et se réfère régulièrement aux textes, dont King Hu émaille à plaisir ses propos. Ainsi, quand Yang Huizhen lui demande pourquoi il veut tant savoir d’où elle vient et qui elle est, il lui répond par un aphorisme de l’Art de la guerre de Sun Zi (孙子兵法) :

知彼知己,百战不殆

Connais ton ennemi et connais-toi toi-même, tu gagneras cent combats sans perdre un homme.

 

Surtout, c’est un disciple de Zhuge Liang (诸葛亮), ce stratège subtil au service de Liu Bei (刘备), pendant la période des Trois Royaumes. King Hu lui fait citer plusieurs fois des préceptes de Zhuge Liang qui servent au jeune lettré de guides d’action – Zhuge Liang ou son conseiller Ma Su (马谡), comme dans l’épisode de la bataille dans la maison « hantée » où, l’ennemi étant supérieur en force, il convient surtout de saper son moral :

"攻心为上攻城为下

S’attaquer aux esprits est primordial, attaquer les forteresses secondaire.

 

C’est un principe de guerre psychologique, mais c’est aussi ce qui permet au lettré de surmonter son inaptitude initiale à manier les armes, une manière de coupler le wen, l’apanage du lettré, au wu, propre au militaire, par le biais de la stratégie qui lui permettra de sortir vainqueur. On est ici dans un jeu subtil sur la grande tradition chinoise qui a toujours donné plus de valeur au wen car c’est le garant de la culture, mais qu’il s’agissait de tordre légèrement pour l’intégrer dans le monde du wuxia.

 

Apparition de Zhang Huizhen au début du film

 

King Hu montre là toute son immense culture, avec un brin d’humour qui perce derrière son scénario, et qui éclate parfois, dans certaines scènes qui tiennent de la comédie.

 

- Quant à la xianü, elle a gagné un nom chez King Hu, alors que, chez Pu Songling, elle restait un personnage à l’identité secrète, donc sans nom ; elle dit au début du film s’appeler Yang Zhiyun (杨之云), mais s’avère en fait être la fille d’un ministre assassiné, Yang Huizhen (杨慧贞). Elle apparaît très tard dans le film, une fois le cadre bien posé, et elle est aussi silencieuse et froide que le personnage de Pu Songling. Elle a très peu de dialogues dans le film. On a dit que c’était parce que le rôle marquait les débuts de l’actrice Hsu Feng (徐枫). Mais son mutisme est conforme, comme dans le conte du Liaozhai, à son statut de fille de ministre déchu, recherchée et en fuite, à laquelle il importe avant tout de ne pas se faire remarquer.

 

- Dans l’ensemble, King Hu est resté fidèle à l’esprit du récit de Pu Songling, mais bien plus à l’esprit du Liaozhai dans son ensemble, et ce dès le début.

 

Le clan des loyalistes

 

Le récit de Pu Songling est essentiellement réaliste, avec une note de shenguai dans la scène du renard, mais aussi une note de fantastique dans le personnage de sa nüxia, dans la grande tradition des nüxia des chuanqi de Tang, en particulier Hongxian (《红线传》) et Nie Yinniang (聶隱娘) [9]. Néanmoins, sa nüxia ressemble bien plus à Hongxian qu’à Nie Yinniang car il ne donne aucun détail sur la manière dont elle a acquis les talents magiques

dont elle fait preuve soudain dans le maniement du poignard. Ce passé-là n’a pas d’importance dans le cadre de son récit, qui ne détaille pas non plus comment exactement son père a été accusé et exécuté. Il l’a été, elle sait par qui, et cela suffit pour définir et remplir sa mission.

 

Dans le film de King Hu, en revanche, l’origine des talents de Huizhen est expliquée : elle est restée trois ans dans un monastère pour apprendre les arts martiaux. Elle est donc plus proche de Nie Yinniang, et ce trait la rapproche de l’héroïne du film de Hou Hsiao-Hsien (侯孝贤) « The Assassin » (《刺客聂隐娘》).

 

Mais ce que King Hu a surtout merveilleusement rendu, c’est l’atmosphère baroque des « Contes de l’étrange » comme l’a traduit André Lévy. Et ce dès le début : d’abord dans la première séquence, il suscite une inquiétude diffuse avec l’image de l’araignée tissant sa toile dont il va faire un leitmotiv, puis il crée une ambiance inquiétante en montrant la vieille maison abandonnée, dans la brume du matin puis dans le calme du soir. L’impulsion de Gu qui semble vouloir y entrer est stoppée net

 

L’image mythique de la xianü dans la forêt de Bambous

par l’apparition de sa vieille mère, comme si King Hu voulait relativiser l’inquiétude suggérée, et en revenir au sain réalisme du conte.

 

Il manie ainsi dans tout le film avec brio cette alternance entre réalisme et fantastique, le fantastique étant constamment démonté comme jeu d’illusions, et comme reflet de superstitions et de peurs irraisonnées, comme dans la fameuse scène, à la fin du film, où le sinistre Men Da tente de convaincre ses soldats de l’inanité de leurs frayeurs.

 

Mais le conte de Pu Songling était trop concis pour un scénario ; King Hu a complété cette trame de base par une intrigue imaginée sur la base de ce que Pu Songling, justement, n’avait – volontairement - pas dit.

 

L’intrigue imaginée par King Hu

 

Yang Huizhen et le général Shi (Bai Ying)

 

Ce qu’il a ajouté à la trame du conte de Pu Songling pour bâtir une intrigue, c’est le contexte historique des complots de palais de la cour des Ming, et il l’a fait en parfaite conformité avec ce que suggère le conte, mais aussi avec la tradition du wuxiapian. Pour ce faire, il a ajouté plusieurs personnages qui représentent les factions rivales de la cour : clique de l’eunuque et parti des loyalistes à l’empereur. Cette partie de l’intrigue ressemble à celle de son film précédent, « Dragon Gate Inn » (《龙门客栈》), l’eunuque ayant juste changé de nom.

 

Si le père de Yang Huizhen, Yang Lian (杨涟), qui était ministre de la guerre, a été exécuté, c’est parce qu’il avait tenté de présenter une pétition à l’empereur accusant d’abus de pouvoir l’eunuque Wei Zhongxian (魏忠贤), afin de mettre fin à son contrôle sur les services secrets, la sinistre « fabrique de l’est » ou dongchang  (东厂) [10]. C’est alors qu’il était en réunion pour préparer le coup avec deux de ses généraux que Yang Lian a été convoqué au palais, et arrêté par les sbires de l’eunuque, qui a décrété l’exécution de toute la famille et des proches du ministre.

 

Yang Huizhen s’est alors enfuie avec sa mère et les deux généraux de son père, et, comme les enfants de Yuqian dans « Dragon Inn », elle a été poursuivie par les hommes de l’eunuque lancés sur ses traces, et menés par Ouyang Nian (欧阳年) que l’on voit apparaître dès le début du film. Le trait de génie est d’avoir traité le personnage d’Ouyang Nian comme une ombre énigmatique et inquiétante dont on ne voit même pas le visage au début, sorte d’alter ego du « renard » du conte ; il sera éliminé

 

Yang Huizhen fond sur ses adversaires du haut des arbres

de manière similaire, poignardé par Yang Huizhen.

 

L’intrigue est savamment tissée, comme la toile d’araignée de la séquence introductive, après les premières images de la maison abandonnée dans la brume du petit matin, qui introduit le thème de la « maison hantée », avec une musique suscitant l’inquiétude, tandis que le thème final est annoncé par les trois moines qui font fuir Ouyang Nian… le thème du zen.

 

Le « zen » comme solution conclusive

 

Après la scène de la bataille dans la maison « hantée » qui se termine par l’anéantissement des forces de l’eunuque et la victoire des loyalistes autour de Yang Huizhen, « A Touch of Zen » amorce une conclusion qui semble relever d’un style totalement différent, en développant le thème du zen comme salvation ultime. Nous ne sommes plus ici dans l’univers du Liaozhai, mais dans celui de King Hu, avec un thème qu’il va développer ensuite dans « Raining in the Mountain » (《空山灵雨》).

 

Men Da ligoté selon la méthode de Huiyuan,

autre image de la toile d’araignée

 

A la fin des chuanqi et des récits les imitant, la nüxia, typiquement, disparaît pour se perfectionner et poursuivre sa recherche de l’immortalité : le contexte est taoïste. A l’époque de Pu Songling, la pensée dominante est confucéenne ; son récit est bâti sur des thèmes majeurs de la pensée confucéenne, sa xianü incarnant les idéaux de loyauté, zhōng (), et de piété filiale, xiào (). Elle disparaît une fois sa double mission achevée.

 

Yang Huizhen n’est pas exactement dans le même cas car, si elle est en fuite, ce n’est pas vraiment pour se cacher afin de venger son

père, mais bien pour échapper aux troupes de l’eunuque et sauver sa peau. La double mission de la xianü, vengeance et rétribution de l’aide reçue par le biais de l’enfant, si elle est reprise dans le film, y est escamotée. King Hu remplace la conclusion confucéenne de Pu Songling, en en proposant une autre, bouddhiste.

 

Une fois les troupes du dongchang décimées grâce au stratagème de Gu Shengshai, la réalité du carnage, masquée par l’obscurité, apparaît crûment au grand jour. Conduit par Huiyuan, les moines viennent enterrer les morts. Mais Yang a disparu. Après avoir laissé l’enfant à son père avec une note disant qu’elle entre au monastère, elle s’est réfugiée auprès de Huiyuan qui va conduire les derniers combats, au prix de sa propre vie, mais accédant alors à un état transcendant marqué par l’or qui s’écoule de sa blessure, tandis que lui-même est nimbé d’un halo solaire.

 

Cette conclusion dans le genre fantastique semble artificiellement ajoutée au film. Celui-ci pourrait bien mieux s’achever sur la scène de la mort de Men Da, poignardé par Yang Huizhen : séquence dramatique mise en scène comme un rituel antique, le sang de l’homme, ligoté comme un animal pris au piège d’une toile d’araignée symbolique, jaillissant soudain pour aller maculer la tablette de Yang Lian posée sur l’autel au centre de la scène.

 

Mais l’intention de King Hu est différente. L’idée qui amène sa conclusion est que les valeurs confucéennes sont insuffisantes pour prévenir la violence, elles l’entretiennent au contraire, en un cercle vicieux. Dans le dernier combat du film, qui fait écho à la bataille dans la forêt de bambous, mais filmé au ralenti, l’intervention du patriarche Huiyuan est nécessaire pour vaincre les forces du mal symbolisées par le dernier combattant des gardes de l’eunuque, ce Xu Xianchun interprété par Han Yingjie.

 

Han Yingjie dans le rôle de Xu Xianchun

 

Huiyuan symbolise la force intuitive du zen, qui s’oppose à l’idéal de détachement bouddhiste sous la pression de la compassion [11]. Xu, quant à lui, symbolise en revanche la vacuité spirituelle induite par le seul usage de la force : il cède à l’illusion, prend ses deux aides venus l’aider pour des oiseaux de proie, les tue puis se précipite dans le vide du haut d’une falaise.

 

« A Touch of Zen » se conclut ainsi sur un dépassement du monde violent des arts martiaux, transcendé par l’illumination du zen – ce qui est une manière de traduire en d’autres termes la conclusion habituelle, taoïste, des histoires de nüxiadans les chuanqi des Tang.

 

Un film d’une esthétique recherchée, sans effets spéciaux

 

Composition pyramidale avec Huiyuan en première ligne

 

Cette pensée très profonde se traduit par une esthétique recherchée, mais refusant les effets spéciaux. Dans un film qui joue sur les contrastes entre réalité et illusion, l’illusion est traitée de la manière la plus naturelle possible, y compris dans les scènes de combat dont la nature elliptique est construite au montage [12].

 

Les sauts et rebonds, en particulier, sont générés par des

trampolines, cachés dans la végétation, ce qui leur donne une grâce et une légèreté aériennes. C’est le cas dans la fameuse scène du combat dans la forêt de bambous. Dans cette scène, même le célèbre plongeon de Yang Huizhen du haut de l’arbre est un véritable plongeon : il a en fait été filmé du haut d’un plongeoir surplombant un lac…

 

Le style des combats est en fait typique de King Hu : une combinaison de techniques cinématographiques et de traditions chorégraphiques dérivées de l’opéra de Pékin,

 

Quant aux interprètes, ils sont les mêmes que ceux du film précédent, ce qui donne une grande unité à ces deux films, déjà unis par la thématique historique du scénario. On retrouvera Hsu Feng et les autres acteurs principaux dans les films suivants de King Hu.

 

Yang Huizhen en travesti masculin dans un paysage volcanique

 

Principaux rôles

 

Hsu Feng 徐枫                    Yang Huizhen

Shih Chun 石隽                   Gu Shengzhai

Bai Ying 白鹰                      Général Shi

Cheung Bing-yu 张冰玉        La mère de Gu Shengzhai

Tien Peng 田鹏                   OuyangNian

Hsieh Han 薛汉                   Dr Lu

Han Yinjie 韩英杰                Xu Xianchun

Sammo Hung 洪金宝           L’un des gardes du corps de Xu

Miao Tien 苗天                   L’un des conseillers de Men Da

Roy Chiao 乔宏                  le patriarche Huiyuan 高僧慧圆

 

Un film devenu mythique

 

Le premier échec du film a eu des conséquences dramatiques sur la carrière de King Hu. Revenu à Hong Kong, il aura du mal à trouver le financement de ses films suivants ; « A Touch of Zen » marque l’apogée de sa carrière. Le filml a pourtant été considéré ensuite comme un modèle par les plus grands réalisateurs de wuxiapian qui s’en sont inspirés. Mais il aura fallu attendre quarante ans pour qu’il retrouve le chemin de Cannes, dans une éclatante version restaurée….

 

D’abord échec commercial

 

Le modèle du lettré

 

Comme Sha Yung-fong l’avait prévu, « A Touch of Zen » fut un échec commercial. La seconde partie n’a même pas été achevée à la Lianbang, à Taiwan, mais à Hong Kong où King Hu est reparti avant la fin du tournage. Le film a été grâce à Raymond Chow, de la Golden Harvest, qui servit d’intermédiaire. La dernière bataille est filmée dans la forêt autour du réservoir de Shing Mun (城門水塘), dans les Nouveaux Territoires, et avec un autre directeur de la photographie.

 

Dans ses mémoires, publiées en 1994, Sha Yung-fong affirme que lui et ses partenaires ont toujours été admiratifs du talent de King Hu et de l’énergie dont il faisait preuve, affirmant qu’il avait pris la bonne décision en partant à Taiwan car il n’aurait jamais pu faire son film avec la Shaw Brothers. « Aucune compagnie à Hong Kong ou Taiwan ne lui aurait permis de faire un film avec le budget de trois, sur une période de trois ans. »

 

Cette version en deux parties a été restaurée et est conservée au Hong Kong Film Archive.

 

A Hong Kong, cependant, en 1971, le film a été coupé et remonté en une version plus courte, de 187 minutes. Mais ce n’était plus la longueur qui était en cause. Cette nouvelle version est sortie le 18 novembre 1971, dans le contexte de la fièvre de kung-fu déclenchée par le succès du film « The Big Boss » de Bruce Lee, sorti deux semaines auparavant. Centré sur son image féminine de nüxia et concluant sur sa thématique zen, le film de King Hu était en décalage total avec les goûts du public. Il ne resta qu’une semaine à l’affiche, dans deux cinémas, avant d’être remplacé, par un documentaire occidental.

 

Mais modèle intemporel

 

Pourtant, le succès critique remporté à Cannes fut une première marque de l’intérêt que le film n’a pas cessé de susciter par la suite. Exercice de réflexion sur la tradition, il a continué à entretenir cette réflexion car il a servi de modèle et de référence pour les réalisateurs ultérieurs de films de wuxia.

 

La scène du combat dans la forêt de bambous a été reprise tellement de fois que c’en est devenu un cliché. Mais le personnage de la xianü elle-même a inspiré, comme autant d’hommages, nombre de personnages plus ou moins similaires, avec souvent des sexualités ambigües : du Dongfang Bubai (东方不败) de Brigitte Lin dans les « Swordsman II /III» (《笑傲江湖II/III) de Tsui Hark (徐克) à la Jen de Zhang Ziyi (章子怡) dans « Tigre et Dragon » (《卧虎藏龙》) [13], mais même au personnage interprété

 

La pub faisant le parallèle entre

Touch of Sin et Touch of Zen

par Zhao Tao (赵涛) dans le « Touch of Sin » (《天注定》) de Jia Zhangke, avec un parallèle lourdement appuyé par la publicité… Sans parler de l’ombre de Nie Yinniang dans une autre forêt dans le film de Hou Hsiao-hsien….

 

Et résurrection après restauration

 

Une autre ombre dans une autre forêt :

la Nie Yinniang de Hou Hsiao-hsien

 

Il aura fallu quand même quarante ans depuis le prix de la commission technique en 1975 pour revoir le film à Cannes, et cette fois reçu par les louanges conjuguées du public comme de la critique, éblouis par la version restaurée à Bologne, chez les spécialistes de l’Immagine Ritrovata.

 

On doit l’initiative à Hsu Feng, qui a fait un énorme travail de production depuis 1985. Le film sera distribué en France par Carlotta Films….

 

 

Bande annonce

 


 

Bibliographie sélective

 

Livre

- Stephen Teo, King Hu’s A Touch of Zen, Hong Kong University Press, Hong Kong, 2007

 

Articles

·    Dans Transcending the Times : King Hu and Eileen Chang, ed. Law Kar, Provisional Urban Council (22nd Hong Kong International Film Festival), 1998 :

- Stephen Teo, “Only the Valiant King Hu and his Cinema opera”, pp. 21-22

- Ma Guogang 马国光, “A Touch of Zen : Blood Draining into Poetry”, pp. 65-67

Traduction de l’article paru dans le China Times 中国时报, 30 août 1975 : 血染成诗话《侠女》

A lire en ligne (en anglais) : https://cinefiles.bampfa.berkeley.edu/cinefiles/DocDetail?docId=32007

·    Dossier de presse (en anglais) réalisé pour la présentation du film au festival de Cannes, en 1975 :

A lire en ligne : https://cinefiles.bampfa.berkeley.edu/cinefiles/DocDetail?docId=20225

·    Olivier Assayas, “King Hu, Géant Exilé”, Cahiers du Cinéma nos. 360-361, 1984, pp.17-19

·    Cinemart 銀色世界 :

- “Lady Knight”《侠女》avril 1970, pp 62-63

- “Wuxia Shenguai Movies” 神怪武侠 avril 1970, p 71

(où l’auteur revient au précédent du « Temple du Lotus rouge » pour condamner ce genre de film dans les mêmes termes que Lu Xun en son temps !)

- “King Hu and his Lady Knight”: novembre 1970, pp 54-65

 

 

 


[1] Dont celle de Pierre Rissient qui a vu en 1973 la version écourtée de Hong Kong et a œuvré pour que le film soit présenté à Cannes.

[2] Ou « Contes de l’étrange » selon la traduction d’André Lévy, Philippe Picquier 1996.

[3] Réalisateur de quelques films de wuxia commerciaux, dont un « Temple du lotus rouge » (江湖奇侠) en 1965 et « The Sword and the Lute » (琴剑恩仇) en 1967, dans une conception conventionnelle diamétralement opposée à celle de King Hu.

[4] L’initiative se termina en désastre financier. Voir Zhang Yingjin, Chinese National Cinema, Routledge 2004, pp 138-139.

[5] Selon ce qu’il a déclaré en octobre 1974 dans un entretien avec Michel Ciment publié dans Positif, n° 169 de mai 1975, p. 28, dans le cadre d’un dossier sur le cinéma de Hong Kong, à l’occasion du festival de Cannes.

[6] Ancienne Jinling Yi (金陵邑) fondée par le royaume de Chu, capitale du royaume de Wu pendant la période des Trois Royaumes, Nankin (南京), comme son nom l’indique, a été la capitale de la Chine du Sud dans toutes les périodes de division et d’interrègne. Le nom de Jinling est évocateur de ce riche passé, bien plus que celui actuel de Nankin (qui date du début de la dynastie des Ming), qui évoque un présent moins glorieux, et plus douloureux.

[7] Cf Stephen Teo, King Hu’s A Touch of Zen, Hong Kong University Press 2007, p. 10

[9] Sur ces deux personnages de nüxia qui marquent les débuts de la tradition, voir :

www.chinese-shortstories.com/Reperes_historiques_Wuxia_Breve_histoire_du_wuxia_xiaoshuo_I_3a.htm

[10] Cet eunuque est un personnage historique, ainsi que Yang Lian, King Hu n’a rien inventé, il a juste subtilement intégré l’histoire dans son scénario. A la mort de l’empereur Wanli (万历) et de son héritier Taichang (泰昌), tous deux en 1620, pour éviter une régence, Yang Lian envahit la Cité interdite et proclama le jeune Tianqi (天啟) empereur; mais, le jeune empereur se désintéressant des affaires de l’Etat, Wei Zhongxian y gagna une influence croissante. En 1624, Yang Lian écrivit un mémoire à Tianqi pour accuser l’eunuque de « 24 crimes ». Cela ne fit que renforcer son pouvoir, et le dresser contre les loyalistes du parti Donglin en multipliant les arrestations et condamnations de ses opposants. Yang Liang fut l’un de ceux arrêtés en 1625, emprisonnés, torturés et tués. Le directeur de la prison était le commandant de la « garde de brocard » Xu Xianchun, qui apparaît à la fin du film, interprété par Han Yingjie.

[11] Stephen Teo a remarqué qu’il se bat à mains nus, dénotant ainsi sa supériorité sur ses adversaires armés.

[12] Voir l’explication de la technique du « glimpse » dans la présentation de King Hu.

[13] Qui comporte également une fantastique séquence de combat dans une forêt de bambou, mais filmée avec des fils, gommés à la postproduction.

 

 

 

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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