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« The Enigma of
Arrival », un premier film tout en subtilités de Song Wen
par Brigitte Duzan, 6 octobre 2018
Présenté au
23ème festival de Busan,
le 5 septembre 2018, « The Enigma of Arrival »
(《抵达之谜》) est le premier film de
Song Wen (宋文),
mais c’est déjà une œuvre de maturité, un film
profond que l’on se repasse dans la tête comme on se
répète un poème, et dont les subtilités apparaissent
peu à peu, à la réflexion.
Commençons par l’histoire, car il faut bien
commencer par là.
Quatre amis, une fille et une disparition : une
énigme
Une histoire qui tourne mal
Nous sommes dans les années 1990, dans une petite
ville portuaire où un quatuor de jeunes désœuvrés,
anciens camarades de classe, s’ennuient à longueur
de journée ; ils ont des noms aussi ternes et
impersonnels qu’eux, Xiaolong |
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The Enigma of Arrival,
le film de Song Wen |
le petit dragon (小龙),
Fangyuan (方圆),
Sanpi (三皮)
et Dasi (大四).
Ils vivent d’esbrouffe et de copinage, voire de menus
larcins ; on est dans l’atmosphère désenchantée du boom qui
a commencé par laisser sur le carreau des millions de
travailleurs licenciés du jour au lendemain, alors que
fermaient les vieilles usines condamnées pour cause de
modernisation industrielle.
Mais la grisaille ambiante est soudain comme illuminée par
l’arrivée de la jolie Dong Dong (冬冬),
apparition qui trouble les esprits et bouleverse l’ennui
quasi existentiel du quotidien des quatre compères, comme
dans la nouvelle de Cao Kou (曹寇)
« Paysage nocturne dans un petit village » (《小镇夜景》)
.
Comme de bien entendu, ils tombent éperdument amoureux de la
nouvelle venue. Ils se marchent un peu sur les pieds, mais
jusque-là tout va bien.

Xie Fei, Song Wen et
ses deux principaux acteurs arrivant au 23ème
festival de Busan, le 4 septembre 2018 |
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Les choses se compliquent quand Dasi les embarque
dans un vol d’essence sur un bateau pour tenter de
trouver l’argent dont il a besoin pour rembourser
une dette de jeu. Dans les événements chaotiques qui
s’ensuivent, Dongdong disparaît…
Vingt ans plus tard, on ne sait toujours pas ce
qu’elle est devenue. Cependant, seul Xiaolong n’a
pas oublié et continue obstinément à la chercher, et
à vouloir savoir ce qui s’est exactement passé.
Maisbien des années se sont écoulées, les autres ont
fait leur chemin et ne veulent |
plus revenir sur ce passé : let bygones be bygones, comme
disent les Anglais.
Une réflexion en profondeur
« The Enigma of Arrival » est construit en flashback, en
commençant, en préambule, par la réunion des copains vingt
ans après, ironiquement dans un restaurant japonais hyper
chic dont l’un d’eux est le propriétaire, et se termine par
cette même réunion, que l’on comprend alors mieux.
La première partie rappelle l’atmosphère lourde de
certains des films de
Wang Xiaoshuai
ou
Jia Zhangke,
et tout récemment
« Une
pluie sans fin » (《暴雪将至》)
de
Dong Yue (董越).
Le film procède ensuite en passant du noir et blanc
à la couleur, qui inonde l’écran d’une soudaine
chaleur quand le film s’attarde sur l’amitié, les
soirées en boîte des copains pour s’évader un peu du
quotidien. C’est alors à une autre référence qui
s’impose à l’esprit : celle de
« Days of Being Wild » ou « Nos années sauvages » (《阿飞正传》),
le |
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The Enigma of Arrival,
scène de nuit
(un incendie comme un
pacte) |
film-culte de
Wong Kar-wai pour lequel Song Wen, selon
ses propres dires, a une vénération particulière depuis
qu’il a 20 ans.
« Nos années sauvages » dépeint l’atmosphère désenchantée
des années 1960, mais sert de miroir : interprété par un
jeune acteur encore assez peu connu, Li Xian (李现)
,
Xiaolong a des faux airs d’A Fei… qui était lui-même une
référence au James Dean de « La Fureur de vivre »… c’est
toujours l’histoire universelle d’une jeunesse désenchantée.

The Enigma of Arrival
(competition amoureuse) |
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En même temps, un peu à la manière de Wong Kar-wai
d’ailleurs, Song Wen déconstruit son histoire. A
partir de la disparition de Dongdong, le film
bifurque, la ligne narrative éclate, en bribes
émergeant du noir et blanc, en images qui prennent
des formes diverses dans la mémoire de chacun et
reviennent en boucles répétitives et changeantes. La
mémoire est comme un verre brisé dont on ne peut
recoller les morceaux, et qui empêche « d’arriver à
l’autre rive », celle où l’on pourrait obtenir la
paix intérieure (无法抵达内心的彼岸).
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Chacun ayant sa propre perception – et in-compréhension - de
ce qui s’est passé, ou ne s’est pas passé, la recherche de
la vérité semble illusoire, car la réalité est fuyante. Si
chacun a sa version des faits, où est la vérité ? Chacun a
la sienne, et personne ne peut affirmer qu’elle vaut pour
les autres.
Song Wen reprend une réflexion que l’on retrouve souvent
dans la littérature chinoise contemporaine : l’attitude à
adopter vis-à-vis du passé, le devoir de mémoire et la
tentation de l’oubli, au profit de la vie.
« The Enigma of Arrival » est un film de passionné du
cinéma, un passionné d’une immense culture, et pas seulement
cinématographique. Le titre est une énigme en soi, à
déchiffrer pour mieux comprendre.
Une énigme éclairée par le titre
Le titre du film est celui du roman éponyme,
autobiographique, de V.S. Naipaul publié en 1987 qui
se réfère, en miroir, à une peinture surréaliste de
1911 de Giorgio de Chirico représentant un visiteur
arrivant dans un ancien port et commençant de là un
voyage de découverte qui est d’abord découverte de
soi, sans dénouement prévisible.
Ecrit dans le Wiltshire où Naipaul avait loué une
maison, le roman dépeint les changements profonds de
la campagne anglaise tels que les observe l’auteur,
qui les analyse comme des changements de perception.
L’écriture semble, au début, parfaitement
conventionnelle, jusqu’à ce qu’on réalise qu’on est
entraîné dans un récit tout à fait original, entre
fiction et non fiction, qui transcrit les lents
mouvements d’une pensée, d’une méditation sur
l’espace et le temps, et pas seulement sur
l’Angleterre des années 1980.
C’est « un livre [qui] tient du poème en prose,
saturé d’échos, de répétitions, au gré de rythmes
anaphoriques lancinants. |
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The Enigma of Arrival,
le roman
de V.S. Naipaul avec
le tableau
de Chirico en
couverture |
Les dialogues sont distillés sous forme de bribes… [Le
lecteur est] Sommé d’être attentif aux redites, à la
répétition obsédante mais aussi aux légers écarts qui
permettent d’assembler les éléments sporadiquement
présentés…
»
Le film procède de la même manière, et il est même structuré
comme le roman, avec une première partie revenant sur le
passé (« Jack’s Garden », dans le roman, comme le jardin
perdu de l’enfance et comme une comptine) et une dernière
partie qui est une « Ceremony of Farewell » ou « Cérémonie
des adieux ». Comme le roman, le film a une structure
répétitive, la pensée revenant constamment sur les
événements traumatiques dont la mémoire ne parvient pas à
élucider le mystère, et ce mystère, comme un cauchemar
récurrent, revient régulièrement hanter le personnage de
Xiaolong, et de Song Wen, peut-être, aussi puisqu’il
reconnaît une part autobiographique ... c’est le mystère de
la mort, de la survie possible, dans l’oubli, à condition de
pouvoir oublier.
On comprend que
Xie
Fei (谢飞)
ait soutenu Song Wen et son film : il en est le producteur
exécutif ; c’est un superbe parrainage, et comme un passage
de relais.
Né en 1991 dans le Hubei, diplômé de l’Institut du
cinéma de Pékin, Li Xian a décroché un premier rôle
dans le film
« Feng
Shui » (《万箭穿心》)
de
Wang Jing (王竞)
sorti en 2012, dont
Xie Fei
était le directeur artistique. Sa notoriété lui est
venu ensuite de rôles dans des films populaires
diffusés sur internet.
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