« Ala
Changso », troisième film de Sonthar Gyal qui poursuit
l’esthétique de « River »
par Brigitte Duzan, 11 mars 2019
« Ala Changso » (《阿拉姜色》)
marque une nouvelle étape dans la filmographie de
Sonthar Gyal (松太加)
qui s’affirme de plus en plus comme un grand
cinéaste tibétain, aux côtés de
Pema Tseden (万玛才旦)
dont il a été le chef opérateur. Sélectionné en
compétition au Festival de cinéma international de
Shanghai en juin 2018, le film y a obtenu à la fois
le Grand prix du jury et Prix du meilleur scénario.
Il est ensuite sorti en Chine le 26 octobre 2018.
Un art narratif très subtil
Signé
Sonthar Gyal
[1],
le scénario reprend le thème du pèlerinage à Lhassa
comme voyage intérieur, en développant une ligne
narrative fondée sur la psychologie des personnages
et leurs motivations internes, dans la lignée de ses
deux précédents films.
d’une histoire que lui a racontée un
soir le chanteur
Yungdrung Gyal, une de ces histoires
qui passent de bouche à oreille et dont
s’emparent les conteurs - celle d’un homme parti en
pèlerinage à Lhassa avec un âne pour lui porter ses
affaires et qui, arrivé à Lhassa au bout de trois ans, s’est
demandé que faire de l’âne : impossible de le laisser à
Lhassa, mais comment le ramener chez lui ?
Ce que le chanteur ne savait pas, c’est que non seulement Sonthar Gyal
ferait de son histoire son troisième film, mais qu’il
finirait en outre par se laisser convaincre d’interpréter le
rôle principal, et que, s’étant pris au jeu, il deviendrait
même le principal producteur du film.
Mort et éveil à la
vie le temps d’un pèlerinage
Sonthar Gyal, ses
acteurs et son équipe recevant
les deux prix décernés
au festival de Shanghai
Pour commencer, Sonthar Gyal a développé cette histoire toute simple en
drame familial, conté en allusions qui laissent la
réalité apparaître comme au travers d’une percée
dans les nuages, réalité non dite, à peine
suggérée : la maladie, la mort, le passé sont nimbés
d’un flou finalement très réaliste, comme dans la
vie. Ce dont il est question, c’est des réactions
des personnages au drame qui les touche, de leurs
sentiments les uns envers les autres et de leur
évolution le temps du pèlerinage
à Lhassa qui est au centre
du récit. C’est un voyage intérieur plus qu’un pèlerinage
conté de manière traditionnelle ; ce ne sont pas les
péripéties et les dangers de la route qui importent, ils
sont d’ailleurs à peine évoqués.
Point de départ de la narration : une jeune femme, Drolma, apprend
qu’elle est atteinte d’une maladie qui lui laisse
peu de temps à vivre. Or, en mourant, lui aussi
d’une maladie incurable, son premier mari lui a
demandé de faire pour lui le pèlerinage à Lhassa
afin d’y porter ses cendres. Elle décide donc de
partir au plus vite, tant qu’elle a encore la force
de le faire, et de partir seule car son (second)
mari doit s’occuper de son père âgé. Avant de
partir, elle va voir ses parents qui ont la charge
de son fils (de son premier mari), Norbu : un enfant
difficile et rebelle, qui n’a pas pardonné à sa mère
de l’avoir laissé à la garde de ses grands-parents,
comprend-on par le biais de quelques bribes de
dialogue.
Le tableau étant dressé, commence le pèlerinage, avec prosternations
tous les trois pas, deux jeunes filles du village
accompagnant Drolma pour lui porter ses bagages et
dresser sa tente quand elle fait halte. Mais elles
abandonnent au bout de quinze jours. Dorjé l’a
heureusement rejointe entretemps, avec
Affiche pour la sortie
en Chine (26 octobre 2018)
Norbu. La mort de Drolma les laisse bientôt seuls, et tous
deux entreprennent de terminer le pèlerinage pour remplir la
promesse faite par Drolma.
Le pèlerinage devient dès lors un parcours spirituel et initiatique qui
permet à Dorjé de faire son deuil et à Norbu de faire la
paix avec son beau-père et avec lui-même, aidé par un petit
âne trouvé en chemin et adopté comme compagnon d’infortune
parce que lui aussi a perdu sa mère
[3].
Un film subtil loin de tout cliché
Un paysage intérieur
Offrande aux divinités
locales avant de partir
Du premier film du réalisateur,
« The
Sun Beaten Path » (《太阳总在左边》)
à « Ala Changso » (《阿拉姜色》)
en passant par
« River »
(《河》),
on voit progressivement se définir un style au-delà
de la narration, en passant de l’austère noir et
blanc du premier, aux couleurs réalistes du second
et à
celles presque irréelles du troisième. Et c’est là tout un
art : Sonthar Gyal déroule son histoire toute intérieure sur
fond d’une nature laissée à l’arrière-plan, loin des clichés
de montagnes somptueuses des films traditionnels sur le
Tibet. Bien qu’on soit en août, au début du voyage, il fait
un temps morne, l’herbe est verte mais les nuages sont bas,.
La seule note de « folklore » est donnée par les quelques
villages traversés, typiques de la préfecture autonome
tibétaine et qiang d’Aba (阿坝藏族羌族自治州),
au nord du Sichuan, où le film a été tourné.
Le paysage est presque inexistant, comme pour mieux mettre
en relief le paysage intérieur des personnages, imprégné de
religiosité, si bien que toute la montagne semble nimbée,
elle aussi, d’un sentiment religieux qui reflète les états
d’âme. Mais ceux-ci sont bien plus reflétés par les visages,
illuminés par l’art du chef opérateur.
Une superbe photographie
La photographie, ici, est signée
Wang Weihua (王维华).
Il est nouveau chez Sonthar Gyal, mais il semble en
symbiose avec lui. C’est un superbe photographe qui
a travaillé avec
Wang Xuebo (王学博)
en 2016 pour le film
« Knife in the Clear Water » (《清水里的刀子》), Wang Xuebo
qui, en 2015, a produit
« Tharlo »
(《塔洛》)
de
Pema Tseden (万玛才旦),
qui en retour a été coproducteur exécutif de « Knife
in the Clear Water » : une lignée de maître et
disciples.
La tente comme refuge
Wang Weihua joue ici sur la lumière et le clair-obscur :
flamme d’une bougie, sous la tente, ou feu de bois à
l’extérieur. La flamme illumine les visages et dessine des
ombres sur la toile de la tente, ombre d’une main ou
silhouette de l’âne tels des reflets irréels du monde
extérieur, comme dans un théâtre d’ombres. C’est tout un
monde intérieur qui se révèle ainsi, filmé au plus près des
visages.
La lampe au beurre
s’est éteinte
Les détails visuels ont souvent leur importance
symbolique. Par exemple, alors que Dorjé est en
pleurs au pied du mur d’une maison après une
altercation avec Norbu, on aperçoit derrière lui,
dans l’angle du mur, une bétonneuse sur un
chantier : signe de la « modernisation » inéluctable
de ces villages de montagne dont l’avenir programmé
passe par le tourisme, mais aussi symbole
des tourments intérieurs du personnage, dont les sentiments
sont soumis à un malaxage semblable à celui du sable dans la
machine.
Le plus beau symbole est celui de la lampe à beurre allumée
veillant Drolma, seul signe tangible de sa mort que rien
d’autre ne montre, surtout pas son visage, Drolma dont l’âme
est toujours là.
Des images pour initiés
Les images, cependant, ne sont pas toujours faciles
à décrypter pour le public non averti qui ne sait
pas forcément, par exemple, que le monastère où
s’arrête Dorjé pour faire dire la prière des morts
pour Drolma et son premier mari est celui de Ganden,
l’un des plus célèbres monastères de la région de
Lhassa, dans le district de Dagzé. Mais on n’en voit
qu’un pan de mur.
Ce sont les dernières images qui recèlent la seule
allusion symbolique à la situation politique – si
l’on veut bien la déchiffrer ainsi : Dorje et Norbu
s’arrêtent à quelques kilomètres de Lhassa, à
quelques pas d’un sommet d’où l’on aperçoit le
Potala, presqu’irréel, dans le lointain. Aucun
Tibétain vivant au Qinghai, au Sichuan ou dans toute
autre province chinoise ne peut librement se rendre
à Lhassa, il lui faut quatre ou cinq autorisations
difficiles à obtenir. Sonthar Gyal lui-même n’a pas
obtenu l’autorisation de filmer là. Le film se
termine sur un écran noir, accompagné de la chanson
du générique, Ala Changso, allez, buvons…
Au monastère (superbe
cadrage
ouvrant sur
l’extérieur)
« Ala Changso » n’est pas un film pour touristes amoureux du
Tibet. Il faut rendre grâce à Sonthar Gyal d’avoir su
rejeter les clichés.
Des sentiments complexes magnifiés par les acteurs
Nyima Sungsung dans le
rôle de Drolma
Aux côtés de
Pema Tseden,
il s’affirme aujourd’hui comme un maître de la
peinture de la psyché tibétaine. Alliée à l’image et
à la mise en scène, l’interprétation des acteurs
d’« Ala Changso » souligne la complexité de leur
être intime, pris entre des sentiments et des
devoirs conflictuels.
Dans le rôle de Drolma, Nyima Sungsung (尼玛颂宋)
est une actrice dont le premier rôle au cinéma date
de 2013, dans « A Style
of Men in Beijing » (《北漂鱼》)
de
Yu Zhilin (余治林).
Plus récemment, elle a joué dans
le film de 2017 « Hometown
in the Clouds »
(《云上石头城》)
coréalisé par
Wang Lei (王磊)
et Zhang Chunhe
(张春和.
Surtout, elle est originaire de la préfecture d’Aba, et elle
parle la langue locale, le
gyalrong, la principale
langue du film
[4].
Le rôle du Dorjé est interprété par le chanteur Yungdrung Gyal (容中尔甲), lui-même originaire du district de Jinchuan (金川县)
de la préfecture autonome d’Aba où il est né en août
1969. Il s’est fait un peu tirer l’oreille pour
jouer dans le film car c’était inattendu pour lui ;
il ne se sentait pas une carrure de jeune premier et
il avait peur que cela influe négativement sur sa
carrière de chanteur. Or non seulement il s’est
finalement laissé convaincre par
Sonthar Gyal, mais c’est en outre lui qui a joué un
Yungdrung Gyal dans le
rôle de Dorjé
rôle primordial dans la production du film, en trouvant une
grande partie du financement.
Sechok Gyal dans le
rôle de Norbu
En outre, la justesse du film tient pour beaucoup au
rôle de l’enfant (assisté de l’âne), interprété par
un Sechok Gyal (赛却加)
enfermé au départ dans une carapace de mutisme
quasiment autiste, dont la seule expression passe
par le regard. Il fait le pendant de la petite
Yangchen Lhamo de
« River »
(《河》),
soulignant le superbe travail de direction d’enfants
acteurs de Sonthar Gyal.
Parmi les acteurs dans des rôles secondaires,
signalons enfin Jinpa (金巴),
clin d’œil au film réalisé en même temps par
Pema Tsedenoù il interprète le rôle
principal, et dont le titre international est « Jinpa »,
justement. Sonthar Gyal a même poussé le clin d’œil jusqu’à
filmer Jinpa au volant d’une grosse voiture, comme l’acteur
dans le rôle du camionneur du film de Pema Tseden (il lui
manque juste les lunettes de soleil) : hommage au maître.
Une production hors des circuits habituels
Comme mentionné plus haut, c’est Yungdrung Gyal qui est le
principal producteur du film (出品人)
[5] :
c’est lui qui a trouvé la majeure partie du financement,
auprès d’une entreprise de la région qui y a vu une manière
de la promouvoir
[6].
L’autre producteur a été
Liang Zonghao (梁宗豪)
de la société de production de Pékin
Chengli Qiandai Entertainment (ou Channy Dynasty ccd
北京诚利千代文化传媒).
Sonthar Gyal s’est appuyé par ailleurs sur la société de
production qu’il a créée en 1916 :
Garuda Films (穹庆影视).
Par ailleurs, le film a eu trois coproducteurs (制片人),
le principal étant Liu Hei (ou Liao Xi
廖希)
[7],
un poète
né en 1963 à Chengdu qui après un
diplôme de langue et littérature chinoise à l’université du
Sud-Ouest en 1982, puis une maîtrise d’économie politique à
Birmingham en 1999, a commencé à travailler dans l’industrie
du cinéma à partir de 2010. Le second est Dorjé, le patron
de la société qui a apporté le financement, et l’autre
Sangye, le producteur qui a investi dans River.
Ce tour de table est significatif des montages réalisés pour
produire ce genre de film, hors des circuits courants du
cinéma officiel, souvent en s’appuyant sur des proches. La
liberté dont bénéficie ainsi le réalisateur est
inappréciable, malgré les contraintes de la censure.
Sonthar Gyal a travaillé avec un budget de deux millions de
yuans, ce qui est appréciable dans le contexte chinois pour
ce genre de film. Au bout d’un mois en salles, le film en
avait déjà rapporté plus de la moitié, ce qui n’est pas mal
non plus.
Ala Changso, trailer
A lire en complément
L’interview du réalisateur et de l’acteur sur douban (en
chinois, par thèmes) :
[3]
En ce sens, le film de Sonthar Gyal se distingue de
celui de
Zhang Yang (张扬),
« Paths of the Soul » (ou Kang Rinpoche
《冈仁波齐》),
où la caméra suit la lente progression d’un groupe
de villageois partis eux aussi en pèlerinage, mais
au mont Kailash, en portant toute son attention sur
les difficultés et les dangers rencontrés, la
montagne jouant un rôle important.
[4]Outre
le putonghua,
il y a deux autres langues parlées
dans le film, amdo et khams, ce qui reflète la
diversité linguistique de ces régions.
[6]
La région
est
depuis quelques années très prisée du tourisme
chinois ; voir l'ouvrage de Tenzin Jinba : In the
Land of the Eastern Queendom.
The Politics of Gender and Ethnicity on the
Sino-Tibetan Border,
University of Washington Press, 2013.
[7]
Il est
parti vivre
à Hong Kong en 1985, d’où son nom de Liu Hei,
prononciation cantonaise.