par Brigitte
Duzan, 25/27 mars 2009,
révisé 16 avril 2012
Gigantesque fresque historique mettant en scène un
événement majeur et quasi mythique de l’histoire
chinoise, « Red Cliff » (《赤壁》)
a été conçu comme une sorte de symbole national
prenant tout son sens dans le contexte très
spécifique des Jeux olympiques de Pékin, la première
partie étant sortie en Chine en juillet 2008.
La
version destinée aux écrans asiatiques est en deux
parties qui font au total 280 minutes, soit près de
cinq heures. Mais, la première partie comportant des
séquences d’explication et de présentation des
personnages qui ont été critiquées parce qu’elles
ralentissent l’action, la version sortie en Occident
ne fait plus que 100 minutes, ce qui signifie un
film beaucoup plus rapide, centré sur les séquences
d’action.
Contrairement à ce que pourrait laisser penser le
titre français (« Les trois royaumes »), il ne
s’agit pas d’un film sur « les trois royaumes »,
mais, comme l’indique le titre chinois, tout
Red Cliff, le film
comme le titre
anglais, sur une bataille très célèbre qui a marqué la fin
de la dynastie des Han et qui n’est qu’une partie du célèbre
classique dit « des trois royaumes ». Il faut bien
comprendre d’abord le contexte historique et les forces en
présence pour pouvoir ensuite décoder le film.
I. Le contexte
historique
Nous
sommes à la toute fin de la dynastie des Han, sous
le règne du dernier souverain de la dynastie,
l’empereur Xian (汉献帝),
troisième fils de l’empereur Ling (汉灵帝).
La fin de
la dynastie des Han
En 184,
sous le règne de l’empereur Ling, a éclaté la
révolte des Turbans jaunes. Dans les années qui
suivent, l’empire est exsangue, aux mains de divers
seigneurs de guerre qui tentent d’étendre le
territoire qu’ils contrôlent. En 189, l’un d’eux, du
nom de Dong Zhuo (董卓),
écarte du trône le successeur légitime pour y placer
son frère, qui devient l’empereur Xian, mais n’est
plus désormais qu’une marionnette que tout le monde
cherche à contrôler pour légitimer son propre
pouvoir.
L’empereur Xian des
Han
Cao Cao
Dong Zhuo
est assassiné en 192 et l’empereur Xian finit, en
196, par tomber sous la coupe du seigneur de guerre
le plus puissant du nord du pays, le redoutable Cao
Cao (曹操),
qui n’a plus, dès lors, qu’une idée en tête :
réunifier et pacifier l’ensemble du pays sous sa
tutelle. Mais il doit pour cela reconquérir la
partie sud de l’empire, où il doit affronter deux
factions rivales très puissantes : celle de Sun Quan
(孙权)et celle
de Liu Bei (刘备).
Toute la
partie sud-est de l’empire est contrôlée par la
famille Sun dont le dernier descendant, Sun Quan (孙权),
succède en 200 à son frère Sun Ce (孙策),
assassiné par une bande rivale dont il avait tué le
chef peu de temps auparavant. Sun Quan n’a que
dix-huit ans, mais, entouré des conseillers de son
frère, il va se révéler très vite un redoutable
adversaire.
Quant au sud-ouest, ce qui correspond en gros à ce
qui est aujourd’hui le Sichuan, autour de Chengdu,
il est plus ou moins contrôlé par le gouverneur
local, Liu Biao (刘表),
qui a donné refuge à un autre chef de guerre qui
s’est enfui du nord après avoir tenté d’assassiner
Cao Cao,
Liu Bei, (刘备),
ce Liu Bei étant un (lointain) descendant de la
famille impériale dont il revendique l’héritage.
Face aux
visées hégémoniques de Cao Cao, tout ce petit monde
va se serrer les coudes pour empêcher l’impétrant de
conquérir le sud.
Les
visées hégémoniques de Cao Cao
En 207,
Cao Cao a réunifié le nord de l’empire et fini d’en
sécuriser la frontière nord après une campagne
victorieuse contre les tribus Wuhuan (乌桓)qui
s’étaient alliées à un
Liu Bei par le peintre
Yan Liben
autre chef de
guerre. Au retour, il est nommé chancelier impérial : il est
tout puissant. Il peut dès lors se tourner contre le sud :
il commence la campagne à l’automne 208, direction le bassin
moyen du Yangtse, dont la base navale stratégique de
Jiangling (江陵),
contrôlée par Liu Biao, était la clé de l’accès au sud.
Cette première
étape de la campagne est un succès. Le clan de Liu Biao,
malade, a été affaibli par une lutte entre ses deux
fils pour sa succession. A sa mort, c’est son plus jeune
fils qui lui succède et, paniqué, se rend tout de suite.
Jiangling tombe aux mains de Cao Cao avec une flotte
importante et tout un dépôt de munitions.
Sun Quan par Yan Liben
Cependant,
Liu Bei réussit à s’enfuir, avec une horde de civils
et de soldats poursuivis par la cavalerie d’élite de
Cao Cao qui en décime les rangs. Liu Bei parvient à
rejoindre les avant-postes de Sun Quan, bientôt
rejoint par le fils aîné de Liu Biao qui lui amène
quelques renforts. Le principal conseiller de Liu
Bei, Zhuge Liang (诸葛亮),
est alors envoyé auprès de Sun Quan pour former une
alliance contre Cao Cao.
Quand
Zhuge Liang arrive, cependant, Sun Quan vient de
recevoir une lettre de Cao Cao, se vantant de
commander quelque 800 000 hommes, et demandant la
reddition sans condition. C’est le commandant en
chef de Sun Quan, Zhou Yu (周瑜),
qui trouve les arguments en faveur du combat et de
l’alliance : d’abord, Cao Cao avait certainement
surévalué ses effectifs, ensuite il y avait dans
leurs rangs des troupes
récemment
récupérées de l’armée de Liu Biao dont la loyauté n’était
pas assurée, et en outre, tous ces soldats étaient des gens
du nord qui allaient tomber malade dans le climat du sud
auquel ils n’étaient pas habitués, surtout qu’ils allaient
être épuisés par la marche forcée qui leur avait été
imposée.
C’est ainsi qu’eut
lieu la bataille de la Falaise rouge qui a donné son titre
au film et en est le sujet principal :
《赤壁之战》Chìbì
zhī zhàn.
La bataille
dite « de la Falaise rouge »
Il y eut en fait
trois batailles successives pour venir à bout de Cao Cao,
mais c’est la première qui est la plus célèbre.
Trois batailles en
une
Cette
première bataille, la bataille navale de
Wulin (乌林,
dans ce qui est aujourd’hui le Hubei, sur la rive
nord du Yangtse), est sans aucun doute la plus
spectaculaire. La victoire des alliés fut due à
l’astuce de l’un des commandants de Sun Quan, Huang
Gai (黄盖).
Les soldats de Cao Cao, comme l’avait bien prévu
Zhou Yu, étaient épuisés par la marche et la
maladie, mais, en plus, affaiblis par le mal de mer,
n’ayant auparavant jamais mis les pieds sur un
bateau : Cao Cao avait donc attaché ses bateaux les
uns aux autres pour diminuer le roulis. Ce que
voyant, Huang Gai fit préparer des
« bateaux-torches » remplis de combustible qu’il
enflamma et fit dériver, poussés par le vent, vers
la flotte de Cao Cao. Le feu se propageant
facilement d’un
Zhuge Liang
bateau à l’autre, la flotte fut détruite, avec nombre
d’hommes et de chevaux, brûlés ou noyés.
La retraite fut
tout aussi désastreuse, en particulier à travers des
marécages, au nord du lac Dongting, qui avaient été gorgés
d’eau par de fortes pluies : les troupes, décimées par la
famine et la maladie, furent une proie facile pour les
soldats envoyés à leur trousse par les deux alliés. Cao Cao
finit par se replier plus au nord en laissant la base de
Jiangling à la garde d’un de ses jeunes cousins, Cao Ren (曹仁).
Il restait donc à
prendre Jiangling. Mais la base était trop bien défendue
pour pouvoir être prise directement. Il fut donc décidé de
prendre d’abord la ville de Yiling(夷陵之战),
au nord-ouest de Jiangling, la chute de celle-ci signifiant
la rupture des lignes de ravitaillement de la base navale.
Ce fut la bataille de Yiling ((夷陵之战),
avant la bataille finale de Jiangling (江陵之战)
: au bout d’un siège de près d’un an, Cao Ren fut
obligé de se rendre faute de ravitaillement, fin 209.
Une bataille
aux conséquences déterminantes
La bataille de la
Falaise rouge eut pour effet de rééquilibrer les forces
rivales et de les rendre désormais incapables de prétendre
étendre leur territoire, encore moins viser à une quelconque
hégémonie. Cao Cao était relégué dans le nord. Sun Quan
avait subi de lourdes pertes au cours des longs
affrontements qui suivirent la bataille de Wulin ; en outre,
il perdit en 210 son stratège de génie et ami, Zhou Yu, ce
qui l’affaiblit considérablement. Quant à Liu Bei, au
contraire, il occupa la province de Jing (en gros le
Sichuan) que Cao Cao venait de perdre, ce qui lui donnait,
avec le contrôle en amont du Yangtse, un avantage
stratégique considérable.
Il en résulta donc
un équilibre des puissances débouchant sur les « trois
royaumes » qui, en 220, se répartirent les terres de
l’empire après la chute définitive de la dynastie des Han,
lorsque le deuxième fils et successeur de Cao Cao, Cao Pi ((曹丕),
finit par renverser l’empereur Xian. Ces trois Etats sont
généralement connus comme Wèi (魏),
Shǔ (蜀)
et Wú (吴),
mais on a tendance, pour les désigner, à rajouter un
caractère pour les distinguer d’autres Etats du même nom
dans l’histoire ancienne chinoise :
-Cáo Wèi (曹魏),
domaine, donc, de Cao Pi, avec pour capitale Luoyang. Le
« royaume » sera finalement renversé et assimilé en 265 par
la dynastie des Jin (晋朝),
fondée par le clan Sīmǎ (司马).
-Shǔ Hàn (蜀汉),
territoire de Liu Bei qui s’y déclara empereur en 221 après
la proclamation similaire de Cao Pi à Wei. Mais Liu Bei ne
prétendit jamais être le fondateur d’une nouvelle dynastie,
il se réclamait simplement de l’héritage « familial ».
-
Dóng Wú (东吴),
contrôlé par Sun Quan qui s’y déclara à son tour empereur en
229.
Carte des trois royaumes
L’équilibre fut
maintenu jusqu’à ce que la dynastie des Jin le fasse voler
en éclats, le dernier « royaume » à disparaître étant celui
de Wu, en 280.
II. « Les
trois royaumes » : l’histoire détournée par la fiction
L’histoire de
la bataille de la Falaise rouge, avec la description des
combats, apparaît dans divers recueils historiques, mais le
récit le plus détaillé se trouve dans la « Chronique des
trois royaumes » (《三国志》
Sānguó zhì),
écrite au troisième siècle, sous la dynastie des Jin.
Couvrant la période 189-280, c’est l’un des quatre grands
recueils historiques, avec le Shiji de Sima Qian, le
Livre des Han et le Livre des Han postérieurs, qui figurent
dans les « 24 Histoires officielles ».
Le roman,
reflet de l’idéologie Ming
Le roman des trois
royaumes
Cependant,
une version romancée de cette histoire a été reprise
dans le « Roman des trois royaumes » (《三国演义》Sānguó
yǎnyì),
de Luo Guanzhong (罗贯中).Ecrit,
lui, au quatorzième siècle, c’est l’un des quatre
grands romans classiques de la littérature chinoise
(四大名著
sì dà míng
zhù).
Il repose
sur la chronique historique, mais surtout sur des
récits populaires et des légendes nées de l’histoire
incorporant une bonne dose de fantastique et de
surnaturel, le tout transmis oralement.
Recevant sa forme quasiment définitive sous les
Ming, à un moment où se développait la littérature
populaire, le roman répond aux normes politiques de
l’époque. Les Ming, en effet, avaient au départ un
gros problème de légitimité. Le fondateur, Zhu
Yuanzhang (朱元璋),
était, dans les dernières années de la dynastie des
Yuan, un orphelin qui était entré dans un monastère
bouddhiste pour éviter la famine et avait
ensuite
rejoint les rangs des rebelles du mouvement des Turbans
rouges. Une fois arrivé sur le trône impérial, il lui
fallait faire oublier ses origines de chef rebelle issu de
la paysannerie et, pour cela, se rattacher à la lignée
glorieuse des empereurs légitimes de l’histoire officielle :
les Han.
Dans le
« Roman des trois royaumes », c’est donc Liu Bei et son
royaume de Shu (Han) qui est glorifié, alors que les deux
autres protagonistes, Cao Cao et Sun Quan, sont dénigrés,
contrairement à la chronique, écrite sous les Jin, qui
considéraient l’Etat de (Cao) Wei, dont ils étaient issus,
comme les successeurs légitimes des Han. De manière
caractéristique, par exemple, l’empereur Wanli des Ming (明万历),
à la fin du 16ème siècle, alla jusqu’à diviniser
Guan Yu (关羽),
sous le titre de « Seigneur Guan » (关帝) :
Guan Yu n’était-il pas devenu le fidèle conseiller et
stratège de Liu Bei, après avoir d’abord combattu pour Cao
Cao ?
De la même
manière, les exploits et les mérites de Zhuge Liang (诸葛亮),
l’autre fidèle second de Liu Bei, sont glorifiés pour le
faire apparaître comme un stratège hors pair et doté de
pouvoirs quasi surnaturels, capables de susciter des vents
favorables à la flotte, alors que les conseillers et
généraux de Sun Quan, Lu Su et Zhou Yu, sont dénigrés, le
dernier en particulier, décrit comme cynique et cruel, alors
que, d’après la chronique, c’est son idée de génie qui a
permis aux deux alliés de vaincre Cao Cao à Wuling (voir
ci-dessus).
L’histoire
romancée
« Le roman des
trois royaumes » est une œuvre populaire qui comporte aussi
son lot d’historiettes impliquant des personnages féminins
dont certains ont été repris dans le film de John Woo qui
avait besoin de son quota d’actrices glamour pour attirer le
grand public et assurer le succès du box office.
La plus notable de
ces histoires est celle des « deux Qiao », deux sœurs
connues sous leurs simples pseudonymes de
大乔et
小乔
(la grande et la petite Qiao). Filles d’un éminent mandarin
selon la chronique, elles épousèrent Sun Ce (孙策)
et Zhou Yu
(周瑜) ;
le premier, frère de Sun Quan qui lui succéda, avait été
élevé avec le second qui devint le stratège émérite de la
famille. Dans le roman, les deux sœurs, par les intrigues
qu’elles suscitent, sont la cause indirecte de la bataille
de la Falaise rouge. Le personnage de Xiao Qiao (小乔)
est
repris dans le film de John Woo, et interprété par la star
et top modèle taiwanaise Lin Chi Ling (林志玲)…
Le film suit le
roman plutôt que l’histoire officielle, en rajoutant même sa
propre dose de fiction.
III.
« Red Cliff » : l’histoire romancée réinventée par John Woo
John Woo (吴宇森)a conçu son
film après toute une vie passée à tourner des films
d’action, mais aussi quelques comédies. Après une bonne
quinzaine d’années au Etats-Unis, il rentre en Chine filmer
un épisode clef de l’histoire impériale chinoise, au moment
symbolique des Jeux olympiques de Pékin. Avec « Red Cliff »,
John Woo revisite
l’histoire avec un brin d’humour, mais le propos est très
sérieux : c’est un livre d’images, tissé de légende, offert
au peuple chinois. C’est aussi le reflet de l’univers du
réalisateur.
Sun Quan
Mais le film
initial durait près de cinq heures. C’est la version
réservée au public asiatique. Dans celle réservée aux
Occidentaux, le film a été coupé et remonté pour le faire
passer à deux heures et demie ; on se retrouvait avec
quelques brèves séquences introductives mal reliées entre
elles et difficilement compréhensibles pour le spectateur
moyen qui n’a pas forcément une connaissance précise de
l’histoire. Cette introduction a donc été aménagée comme une
série de vignettes colorées où chaque personnage, lorsqu’il
apparaît pour la première fois à l’écran, est accompagné de
son nom et de son titre, ou de son rôle dans l’histoire (1).
Un film plein
d’humour
Malgré ce
procédé assez maladroit, les personnages finissent
malgré tout par acquérir une certaine consistance,
et,
Cao Cao
lorsqu’on
arrive au cœur du sujet, c’est-à-dire l’alliance des
« sudistes » contre Cao Cao, l’affaire est
Liu Bei
jouée : on est captivé, et
John Woo nous mène
dès lors avec brio dans ce qu’il a traité comme une
guerre de stratèges, une guerre psychologique en
quelque sorte, où chacun fait assaut de finesse. Car
sa guerre est celle de Sun Zi, c’est l’art
d’observer l’adversaire, de connaître ses
forces autant que les siennes et le terrain, pour en déduire
la meilleure stratégie à adopter. Le film est une réflexion
sur « L’art de la guerre » et en est l’application directe.
C’est un
film, en outre, plein d’humour, où l’on se prend à
rire par moments de la bonne humeur affichée par
tous ces généraux qui se comportent comme si la
guerre était un jeu. Le premier exemple est la mise
en scène d’une anecdote tirée du roman, Elle
intervient avantla bataille de la Falaise
rouge, lorsque Zhuge Liang arrive au camp de Wu pour
assister le stratège local Zhou Yu dans les
opérations militaires : Zhou Yu, jaloux du talent de
celui qu’il considère (dans le roman) comme un
dangereux rival, lui assigne la tâche a priori
impossible de fabriquer 100 000 flèches en dix
jours, sur quoi Zhuge Liang lui répond qu’il n’en a
besoin que de trois. Il fait alors préparer une
vingtaine de bateaux chargés de soldats de paille
qu’il envoie dans la brume du petit jour vers la
flotte ennemie en simulant une attaque. Ils sont
immédiatement la cible d’une volée de flèches qui
viennent se planter dans les mannequins ; il n’y a
plus qu’à récolter le butin (2).
Zhuge Liang
Zhuge Liang pendant la
bataille
John Woo a mis en
scène cette séquence avec une telle grâce et un tel
humour que c’est l’un des meilleurs passages du
film : il n’est plus question de rivalité entre les
deux hommes, Zhuge Liang cherche au contraire à
aider son allié à acquérir les munitions dont il a
besoin en montant son stratagème, c’est beaucoup
plus logique. Surtout, il traite l’épisode avec une
ironie qui frise le burlesque et transforme les
amiraux de Cao Cao en brutes stupides dont
Zhuge
Liang se moque à plaisir en prenant tranquillement une tasse de thé au milieu des flèches qui
pleuvent sur les cibles désignées.
John Woo n’a pas oublié
qu’il a réalisé des comédies à succès.
Un scénario qui
revisite l’histoire et le roman
John Woo nous sert
là sa propre vision de l’histoire, qui mêle
chronique officielle et éléments romancés. Ce sont
surtout les personnages de Zhuge Liang et Zhou Yu
qu’il a réinventés, coulés dans son moule personnel.
Présentés
dans le roman, et généralement perçus dans l’esprit
des Chinois, comme des rivaux (3), il en a fait des
amis que rapprochent leurs caractères, et même leur
amour commun de la musique, ce qui nous
Zhuge Liang jouant du
zheng
donne l’une
des plus belles séquences du film – même si elle a
tendance à être un peu trop répétée, ce
Zhou Yu
qui lui fait
perdre ensuite son impact initial. Ce sont eux,
finalement, qui mènent l’action, car ce sont eux les
stratèges, eux dont dépend l’issue des combats, et
qui représentent les valeurs (universelles autant
que confucéennes) qui font les grands hommes : la
loyauté et l’amitié, tout autant que le courage –
valeurs qui sont celles, aussi, des héros des
autres films de
John Woo,
criminels, brigands ou policiers.
Quant à
Liu Bei, il est présenté comme un chef un peu sur le
retour, un peu en retrait,
déjà vieillissant, et
d’autant plus humain : ses échecs successifs l’ont
rendu quelque peu amer, mais il
reste inébranlable
dans ce qu’il considère comme le devoir primordial
du souverain : se soucier avant tout du bien du
peuple. Il s’oppose ainsi à Cao Cao dont l’ambition
est telle qu’il est prêt à tout pour la satisfaire,
y compris transmettre la typhoïde au camp adverse :
on peut y voir, à la limite,
une préfiguration de la guerre biologique.
Même les
deux rôles féminins, finalement, loin de tirer le
film vers la romance à quat’ sous, ont leur
justification dans le scénario, même s’ils restent
quand même difficiles à
Zhou Yu au combat
intégrer dans la trame d’une
histoire qui se veut réaliste, et confinent par
certains côtés à la mission impossible.
Un
haut niveau artistique et technique
Xiao Qiao, épouse de
Zhou Yu
On a dit
de
John Woo qu’il
était un « surdoué de la violence surréaliste ». Il
se donne à plein dans ce film. Il faut bien sûr
reconnaître la
totale réussite que sont les scènes de bataille, servies par
des effets spéciaux bien maîtrisés, bien qu’elles soient, à
mon sens, tout autant servies par la simple beauté presque
surréelle, justement,
des images, chaque vision de l’armée, et surtout de
la flotte, donnant l’impression d’un tableaux ancien
aux couleurs estompées, noyé dans une brume légère,
jusqu’à la déflagration finale qui transforme
l’écran en brasier infernal. Les scènes de bataille
sont comme sorties d’un ancien manuel de stratégie,
et une illustration visuelle des formations de
combat de l’antiquité chinoise. Il faut mentionner
le maître des décors, Tim Yip, celui qui a signé
ceux de
« Tigre et Dragon »,
près de dix ans auparavant, et avait pour cela reçu
un oscar.
Ces scènes
de bataille n’ont pas été dès plus faciles à tourner
(3), mais l’effet est immédiat et assuré : c’est du
superbe
John Woo, du post
gunfu ; le dernier quart d’heure est malgré tout
assez long - mais une dernière pirouette, un dernier
clin d’œil, hommage ironique à la grande tradition
du kungfu, vient poser la signature finale, en
quelque sorte, qui fait instantanément oublier le
léger ennui précédent.
Le film
est, d’abord et avant tout, servi par
La sœur de Sun Quan
une formidable
pléiade d’acteurs (4). Le trio Cao Cao-Liu Bei-Sun Quan est
remarquablement bien typé,
Confrontation
avec des
caractères très tranchés qui correspondent bien à
ceux de l’histoire, mais il est éclipsé par la
superbe prestation du duo Tony Leung- Takeshi
Kaneshiro, dans les rôles de Zhuge Liang et Zhou Yu,
duo issu, lui, de l’imagination du réalisateur : un
Zhuge Liang plus rêveur que son alter ego, plus
lettré aussi, et c’est là finalement sa supériorité,
mais dont l’entente tacite avec lui n’a besoin que
d’un regard pour s’exprimer.
Ces deux
personnages et leur interprétation sont sans doute
le meilleur atout du film, ce
sont eux qui lui
donnent sa profondeur, et c’est certainement le
grand mérite de
John Woo de les
avoir imaginés de la sorte. Ils donnent au film
l’équilibre qui aurait pu lui manquer : ce sont les
deux piliers autour desquels est construit le film.
Celui-ci
est en effet remarquablement bien construit,
alternant scènes d’action et scènes de réflexion, on
pourrait presque dire parfois de méditation. Il faut
savoir gré à
John Woo d’avoir
évité les aspects légendaires de l’histoire, en
particulier concernant Zhuge Liang : le sien est un
personnage beaucoup plus réaliste que celui du
roman, quelqu’un qui sait lire le ciel et en
déduire les phénomènes météorologiques à venir,
plutôt qu’une sorte de mage aux pouvoir
Plan de bataille
surnaturels,
capables de changer jusqu’au sens du vent.
Scène de combat
Avec « Red
Cliff », John Woo désarçonne ses spectateurs pour
les époustoufler ensuite, avec intelligence et brio,
un sourire au coin des lèvres. C’est la consécration
d’un auteur qui poursuit son œuvre en évoluant avec
elle et avec son époque, et en se tournant
maintenant vers le public chinois, en mandarin.
Notes
(1) On
retrouve d’ailleurs un peu le même procédé, mais
plus rapide et systématisé au début du film
coréalisé par John Woo en 2010 :
« Reign
of Assassins ».
(2) C’est
une anecdote tellement célèbre qu’elle a donné l’une
de ces expressions proverbiales en quatre caractères
dits chengyu dont un texte chinois est
généralement truffé :
« 草船借箭 »
(« les bateaux de paille empruntent des flèches »,
pour exprimer l’idée que quelqu’un utilise la
puissance de l’ennemi pour le combattre).
(3) Dans le roman,
l’arrogance de Zhuge Liang finit par venir à bout de son
rival. Zhou Yu rentre chez lui affligé, tombe malade, et,
sur son lit de mort, a ces dernières paroles :
(4) Leur
solution a été en fait extrêmement complexe. Le film
devait sortir en Chine avant les Jeux olympiques, il
était conçu dans le cadre des manifestations d’ego
national qui les ont accompagnés. Il n’est sorti
qu’après en raison des difficultés rencontrées avant
et pendant le tournage, De
dépassement en dépassement et d’incident en
accident, John Woo a allègrement dépassé son budget,
qui a atteint la somme mirobolante de 80 millions de
dollars.
Outre la
défaillance tardive de l’acteur Chow Yun-fat,
remplacé par Tony Leung (on ne sort pas de
l’univers de John Woo), le film a dû affronter des
difficultés techniques qui ont parfois pris des dimensions
ubuesques. Le producteur Terence Chang a expliqué en
soupirant qu’ils avaient dû faire appel à des compagnies
étrangères pour les effets spéciaux parce que la Chine
n’avait pas encore l’expertise souhaitée dans ce domaine.
Ils ont d’abord contracté une société de Hollywood ; mais
leurs procédés auraient coûté tellement cher que le budget
aurait explosé. Les producteurs de John Woo se sont alors
tournés vers une équipe coréenne ; mais celle-ci avait une
expertise très étroite : elle pouvait mettre le feu, mais
pas l’éteindre ! Il fallut donc pour cela louer en plus les
services du
studio August First
(le studio militaire spécialisé dans les films de guerre) …