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« Tigre et Dragon » : un tournant dans l’histoire des films de wuxia

par Brigitte Duzan, 04 juin 2014

 

Le succès phénoménal de « Tigre et dragon » (《卧虎藏龙》) en Occident à l’aube du deuxième millénaire a marqué durablement l’histoire du film de wuxia en revisitant les codes, pour en faire un genre résolument en phase avec son temps, tout en revenant à ses fondements mêmes, qui plongent dans la culture chinoise la plus ancienne. Avec ses coscénaristes, Ang Lee (李安) a réussi à traduire ce genre populaire en termes accessibles à un public international moderne.

 

« Tigre et dragon » apparaît ainsi comme l’un des premiers modèles de wuxia transnational qui, depuis lors, a fait florès, en Chine contemporaine d’abord, avec « Hero » (《英雄》) dès 2002, puis en Amérique où les studios ont cherché à en glaner les retombées financières.

 

Pour l’élaborer, Ang Lee est parti d’un roman de Wang Dulu (王度庐), auteur de romans de wuxia moins connu, jusqu’alors, que ses confrères hongkongais et taïwanais Jin Yong (金庸) et

 

Tigre et dragon, le film

Gu Long (古龙), et très peu adapté au cinéma. C’est sans doute le premier facteur de réussite du film, et c’est de là qu’il faut partir pour tenter de mieux le comprendre.

 

I. Le roman de Wang Dulu : « Tigre couché, dragon caché »《卧虎藏龙》

 

Le roman Tigre couché, Dragon caché,

t. 2 (édition 1988)

 

Bien que populaire auprès du grand public, l’œuvre de Wang Dulu (1) a longtemps été occultée en Chine car jugée réactionnaire par les critiques et les autorités. A la fin des années 1940, elle a même été classée parmi les œuvres du genre « Canards mandarins et papillons » (鴛鴦蝴蝶派) honni par les intellectuels de la mouvance du mouvement du 4 mai. Associé au genre du wuxia, en particulier par Zhang Henshui (張恨水) dans les années 1930-1940, ce genre littéraire a cependant contribué à le faire évoluer.

 

Les romans de Wang Dulu sont à replacer dans ce contexte, l’étiquette Canards mandarins et papillons étant à relativiser. Elle peut sans doute s’appliquer à ses romans de « romance sociale » (社会言情小说), mais ses romans dewuxiasont bien plus complexes, même s’ils sont construits sur des intrigues où les histoires d’amours contrariées jouent un rôle important.

 

Ses romans de wuxia montrent en fait qu’il avait des idées

beaucoup plus progressistes qu’on ne le dit généralement ; c’est le cas, en particulier,de celui choisi par Ang Lee, le quatrième volet de la pentalogie de la « grue de fer » (鹤-铁系列”), « Tigre couché, dragon caché » (《卧虎藏龙》), dans lequel il révise l’image traditionnelle de l’héroïne de wuxia en opérant une subtile synthèse des codes spécifiques au genre, dans le cadre culturel chinois, et des idées occidentales sur la libération des femmes, leur idéal d’indépendance et de mobilité. « Tigre couché, dragon caché » est l’histoire d’une héroïne ambigüe et un superbe portrait de femme.

 

L’histoire de Yu Jiaolong

 

Xinjiang

 

L’héroïne de « Tigre couché, dragon caché », Yu Jiaolong (玉娇龙), a grandi dans le Xinjiang où son père, officier mandchou de haut rang, était en poste. Elle a eu pour tuteur un lettré confucéen nommé Gao Langqiu (高朗秋), détenteurd’un manuscrit secret de l’école d’arts martiaux du mont Jiuhua (九华山) (2).

 

Frappé par les dons innés de Jiaolong (agilité, force et rapidité, dons naturels pour l’équitation), il commence en secret, la nuit, à la former aux arts martiaux dès l’âge de sept ans, dans le but d’en faire une nüxia achevée, sur le modèle emblématique de Hongxian et Nie Yinniang (3). L’élève dépasse cependant vite le maître car, en son absence, un jour, Jiaolong dérobe le manuscrit, en fait une copie, et l’apprend en entier alors que son tuteur avait eu soin de ne lui en enseigner qu’une partie.

 

A l’âge de quinze ans, alors qu’elle voyage avec sa mère, le convoi est attaqué par des bandits. Jiaolong se défend hardiment, en tue quelques-uns, et va jusqu’à poursuivre les survivants qui s’enfuient jusqu’à leur repaire, dans la montagne. Témoin de la scène, son maître réalise qu’elle lui a subtilisé son manuscrit et l’a étudié à fond. Il en conçoit d’abord de la fierté, mais en ressent aussitôt après une crainte prémonitoire, celle d’avoir nourri et dressé un « dragon venimeux » (毒龙). Il meurt peu de temps plus tard de ses blessures.

 

Dans le repaire des bandits, cependant, Jiaolong a fait la connaissance de leur chef, Luo Xiaohu (罗小虎), le « petit tigre » (d’où le titre), et elle est tombée amoureuse de ce héros tragique et solitaire. Quand elle rentre chez elle, ensuite, elle se languit de la liberté qu’il lui a fait entrevoir.

 

Pékin

 

Peu de temps plus tard, son père est appelé dans la capitale. A Pékin, Jiaolong est fascinée par une épée fabuleuse que possède un prince mandchou (青冥宝剑). Elle finit par la subtiliser, mais tue par mégarde un agent de police lancé à la poursuite d’une femme bandit surnommée la Renarde aux yeux verts (碧眼狐狸). Or cette femme s’était fait passer pour l’épouse de Gao Langqiu et faisait partie des domestiques de la famille Yu. La rumeur se répand qu’un voleur se cache dans leur demeure.

 

Préoccupée pour le renom de ses parents, Jiaolong se laisse convaincre de restituer l’épée par Yu Xiulian (俞秀莲), héroïne du roman précédent. Tout rentre dans l’ordre ; le mariage de Jiaolong est arrangé, avec un lettré respectable, mais il est si laid qu’elle s’enfuit lors de la nuit de noce.

 

Elle erre dans le monde interlope du jianghu pendant quelques temps, en éliminant bandits et malfrats. Mais, sa mère étant tombée malade de chagrin, elle rentre à Pékin. Pour ne pas nuire à la carrière de son père, elle accepte de vivre dans la demeure de son mari en titre. Elle rend tous les jours visite à sa mère, mais celle-ci meurt. Les rumeurs sur son peu de respectabilité se propageant, son père en est affecté et tombe malade à son tour.

 

Mont Miaofeng

 

Jiaolong se rend alors au mont Miaofeng (妙峰山), lieu de pèlerinage réputé depuis la fin des Ming, à l’ouest de Pékin, pour prier pour le salut de son père, et là, elle se jette du haut du Sommet d’or (金顶), comme rétribution envers la déesse dite « du Ciel bleu » Biya Yuanjun (天仙圣母碧霞元君).

 

Cet acte de piété filiale témoignait de ses sentiments de fille pieuse aux yeux des lecteurs chinois en 1940 et les retournait en sa faveur, après l’indignation causée par son attitude antérieure. Il est cependant à

 

Le mont Miaofeng

relativiser. Jiaolong ne saute pas pour se sacrifier, mais pour éviter de causer plus de malheur et de honte à sa famille. Surtout, conformément aux éléments de fantastique que comporte la tradition du wuxia, sa foi lui permet de défier la pesanteur dans sa chute et d‘arriver indemne au sol. Elle va alors retrouver Luo Xiaohu. Le lendemain matin, cependant, elle a disparu. Le narrateur intervient alors pour expliquer qu’elle a promis à sa mère sur son lit de mort de ne jamais épouser un bandit.

 

C’est aussi une fin conforme à la tradition des histoires de nüxia, à commencer par les chuanqi des Tang, qui se terminent en général par la disparition de l’héroïne  dont il est dit que « l’on n’a plus jamais entendu parler d’elle ». Ce qui n’est pas le cas de Jiaolong.

 

Suite

 

En effet, au début du roman suivant, le dernier de la pentalogie de la « grue de fer », « Coursier de fer, Vase d’argent » (《铁骑银瓶》), Jiaolong donne naissance à un petit garçon dans une bourgade du Gansu, une nuit, en pleine tempête de neige ; alors qu’elle s’est endormie épuisée, le bébé est échangé pour une petite fille qu’une autre femme vient de mettre au monde.

 

Jiaolong n’ayant pas réussi à retrouver son fils, elle adopte la petite fille, qu’elle appelle Chun Xueping, vase de neige au printemps (春雪瓶), et s’installe avec elle dans une ferme du Xinjiang qu’une amie kazakhe l’aide à gérer. Jiaolong passe une bonne de son temps à éliminer les bandits et tyrans locaux du sud du Xinjiang et du Gansu, et jusqu’au Shaanxi. Elle acquiert la réputation d’être fière et impitoyable (骄傲狠辣). Interdisant à quiconque de mentionner le passé, elle s’habille comme un homme, et se fait appeler tante en mandchou par sa fille, ce qui sonne comme père en chinois : diedie (爹爹).

 

Dix-neuf années s’écoulent ainsi. Elle part alors à Pékin à la recherche de son fils, Han Tiefang (韩铁芳), qu’elle finit par retrouver, mais sans lui révéler sa véritable identité de bâtard et fils de bandit. Par peur de se voir rejetée, elle lui demande de la considérer comme un ami plus âgé, et renonce à se faire appeler mère.

 

Malade, elle ramène Tiefang au Xinjiang avec elle, pour lui faire rencontrer quelqu’un, lui dit-elle, qui lui est cher. Elle meurt en chemin sans avoir révélé son identité à son fils. Celui-ci retrouve Chun Xueping et découvre peu à peu qui était son « vieil ami » : la Jiaolong qui avait disparu vingt ans plus tôt, et sa mère. Peu de temps plus tard, il rencontre aussi son père Luo Xiaohu, juste avant que celui-ci meure.

 

Il épouse ensuiteXueping, s’installe avec elle dans la ferme familiale, et les deux époux cultivent l’héritage maternel en se plongeant dans l’étude du manuscrit que Jiaolong leur a laissé. L’histoire est éternelle.

 

Les subtilités du personnage de Jiaolong peint par Wang Dulu

 

Wang Dulu apparaît ainsi comme ayant, en 1941, une vision bien plus moderne et radicale que celle d’Ang Lee en 2000 : son adaptation cinématographique réduit l’héroïne de Wang Dulu à une jeune fille enfermée dans les étroits confins d’une famille traditionnelle et cherchant à s’en libérer. L’héroïne de Wang Dulu est bien plus originale.

 

L’originalité et les ambiguïtés du personnage

 

Son originalité est double : elle est née mandchoue (comme Wang Dulu), et a été élevée au Xinjiang, ce qui lui confère de facto une nature et un statut différents de ceux des femmes de la société han traditionnelle.

 

1. Née mandchoue, d’abord, Jiaolong n’a pas les pieds bandés, ce qui provoque une confusion sur son identité chez les hommes qui la rencontrent : intrigués par son accoutrement féminin, ils regardent instinctivement ses pieds, voient qu’ils sont de taille normale (一双大脚), mais sont en contradiction avec la tonalité de sa voix ; ils en concluent qu’elle n’est « ni homme ni femme » (不男不女).

 

2. Wang Dulu exploite ici la différence ethnique pour subvertir le système binaire dominant de la société han. Ce caractère est accentué par l’éducation reçue par Jiaolong au Xinjiang, naturellement bien plus libre que dans la capitale. Jiaolong est élevée comme une fille kazakhe ou mongole, en particulier dans l’amour des chevaux et de la nature. Elle est une excellente cavalière, et a pu développer des aptitudes physiques qui auraient autrement été étouffées par les codes de comportement féminin de l’éducation confucéenne.

 

3. Jiaolong est ainsi représentée, tout au long du roman et dans le roman suivant, aux prises avec des identités conflictuelles entre lesquelles elle fluctue : physiquement, elle a un corps possédant bien des attributs masculins, mais capable aussi d’accoucher ; socialement, elle apparaît comme une fille soucieuse de devoir filial, mais se transforme aussi bien en fugitive, et adversaire impitoyable qui n’hésite pas à tuer.

 

L’ambiguïté de son personnage apparaît dès le début : le roman débute avec une première description de sa beauté ; mais ensuite, quand elle s’enfuit de la résidence de son nouvel époux, le soir de ses noces, elle part déguisée en homme, avec sa servante, comme un couple, mais, le matin, elle fait sa toilette en cherchant à dissimuler ce qui peut révéler son identité féminine, et en particulier les trous dans les lobes de ses oreilles.

 

Raisons de cette création par Wang Dulu, et de son succès auprès des lecteurs

 

D’abord, ce n’est pas un personnage totalement inhabituel : la littérature populaire et l’opéra traditionnel abondent d’histoires comportant des personnages à l’identité sexuelle ambiguë. Cela correspondait au goût populaire, et c’est resté une tendance de fonds même après les attaques des intellectuels de la Nouvelle Culture. Mais la position de ces intellectuels n’était pas aussi progressive qu’on la présente généralement, en termes modernes. Finalement les masses ont résisté aux normes hétéro-normatives qu’on voulait leur imposer : les nüxiaont toujours eu beaucoup de succès, en représentant un modèle de liberté hors normes.

 

II. Le film d’Ang Lee : « Tigre et dragon » 《卧虎藏龙》

 

Avec l’aide de ses co-scénaristes, Ang Lee a reconstruit le roman de Wang Dulu, en en faisant le reflet de sa propre sensibilité, une sensibilité affinée au long d’une existence ballotée sur les chemins de la diaspora, avec, au fond du cœur, la nostalgie de la culture chinoise, sous des formes emblématiques, dont fait partie le wuxia.

 

Comme l’a dit Ang Lee lui-même, « Tigre et dragon » est un rêve de wuxia, un wuxia recréé avec la nostalgie du passé, mais dans une vision diasporique, donc transnationale, et par là-même accessible au public le plus vaste.

 

Du roman au film

 

Le film revient donc aux fondamentaux du genre : héros hors norme, fond de fantastique liée à la tradition taoïste, et surtout quête du xiayi (侠义), l’esprit de droiture et de valeur morale propre aux héros d’arts martiaux. Ang Lee délaisse l’orientation machiste des films de Chang Cheh (张彻) et de kungfu, pour revenir vers la tradition plus subtile de King Hu (胡金铨) et des histoires de nüxia. C’est en cela que le roman de Wang Dulu lui a apporté le matériau de base idéal, en combinant le wuxia traditionnel avec une superbe histoire d’amour, ou plutôt une double histoire d’amour.

 

Les grandes lignes du scénario

 

Le film se passe pendant le règne de l’empereur Qianlong, en 1779. Li Mubai (李慕白) est un maître réputé d’arts martiaux, de l’école de Wudang (4). Son maître a jadis été assassiné par une femme redoutable, Jade Fox, qui, voulant acquérir les techniques de cette école, lui a volé son précieux manuel. Mubai est par ailleurs un ami de Yu Shulien (ou Xiulian 俞秀莲), autre redoutable épéiste qui a monté une agence de gardes de sécurité. Ils s’aiment depuis longtemps, mais sans avoir permis à leurs sentiments de s’exprimer.

 

Chow Yun-fat dans le rôle de Li Mubai

 

Ang Lee avec Chow Yun-fat sur le tournage

 

Ayant décidé d’abandonner une vie d’errance et de combats, Mubai souhaite faire cadeau de son épée, Green Destiny, à son ami, dénommé dans le film Sir Te. Shulien est chargé de la lui apporter, à Pékin. Dans sa demeure, elle rencontre Jen, la fille du gouverneur Yu, un aristocrate mandchou en visite dans la capitale qui a arrangé un mariage pour sa fille. Mais celle-ci se montre attirée par la vie libre et risquée de Shulien.

 

Une nuit, un voleur masqué s’introduit dans la demeure de Sir Te et vole l’épée. Lancés à la

recherche du voleur, Mubai et Shulien apprennent que Jade Fox a été pendant longtemps la gouvernante de Jen et leurs soupçons se portent sur elle. Un inspecteur et sa fille, également à sa poursuite, l’ayant retrouvée, la défient au combat ;  ils sont sur le point d’être défaits quand Mubai vient leur prêter main forte, mais, avant qu’il ait pu tuer Jade Fox, le voleur masqué apparaît et l’aide à s’enfuir. Jade Fox réalise que Jen a étudié en secret le manuel de Wudang (4) et l’a surpassée.

 

Un bandit nommé Lo - le Luo Xiaohu, "petit tigre" (罗小虎), du roman – s’introduit une nuit dans la chambre de Jen pour l’inciter à s’enfuir avec lui. Un flashback révèle ce qui s’est jadis passé entre eux : l’attaque du convoi des Yu dans le désert, comme dans le livre, mais ici, Lo vole un peigne à Jen qui le poursuit, apparemment pour le récupérer, jusqu’à son repaire dans la montagne. Ils tombent amoureux, mais Lo la persuade de revenir dans sa famille ; avant qu’elle reparte, cependant, il lui conte la légende d’un homme qui s’est jeté du haut d’un précipice pour obtenir que ses 

 

Jen et Lo

rêves soient exaucés et a eu la vie sauve parce qu’il avait le cœur pur…

 

La scène de l’auberge

 

Jen refuse de le suivre, et, plus tard, Lo la poursuit encore lors de son mariage. Mais Shulien et Mubai le persuadent de ne pas affronter sa famille et d’aller l’attendre au mont Wudang (4). La nuit de noce, Jen s’enfuit, luttant au passage dans une auberge contre plusieurs combattants qu’elle défait un à un –clin d’œil à la tradition du film de wuxia depuis King Hu et son « Hirondelle d’or » (《大醉侠》).

 

Jen rend alors visite à Shulien qui lui apprend que Lo l’attend au mont

Wudang (4). Mais Jen se dispute avec elle et la défie au combat, Green Destiny au poing, atout de taille qui lui permet de briser les armes de Shulien, jusqu’à ce que celle-ci la réduise à merci avec une épée

brisée. Epargnée, Ren furieuse blesse Shulien au bras. Mubai arrivé sur ces entrefaites poursuit Jen jusqu’à une forêt de bambou – lieu d’un duel fantastique devenu séquence d’anthologie, renvoyant à une autre séquence d’anthologie, un combat semblable dans « A Touch of Zen » (《侠女》), toujours de King Hu.

 

Mubai décide ensuite de se débarrasser de Green Destiny, et la jette dans une cascade. Mais Jen plonge pour la récupérer ; elle est sauvée par Jade Fox qui la drogue, et la traîne endormie dans

 

 

Cheng Peipei dans la scène de l’auberge de « L’hirondelle d’or »

une grotte où elle est découverte par Mubai et Shulien. Jade Fox réapparaît alors et les attaque avec des flèches empoisonnées – autre tradition du wuxia. Mubai réussit à blesser mortellement Jade Fox, qui

 

Le combat Jen/Shulien, reflétant leurs caractères

 

confie en mourant qu’elle voulait tuer Jen pour lui avoir caché les secrets de Wudang (4) qu’elle avait maîtrisés, mais il a lui-même été blessé par une flèche.

 

Alors que Jenest partie chercher un antidote au poison, Mubai meurt dans les bras de Shulien en lui confessant son amour. Après avoir rendu Green Destiny à Sir te, Jen part au mont Wudang (4) où elle passe une nuit avec Lo. Le lendemain matin, il la trouve debout, au bord d’un escarpement à pic. Faisant écho à la légende qu’il lui a racontée dans le désert, elle lui demande de faire un vœu, et se jette dans le vide.

 

Les simplifications et novations du scénario

 

Ang Lee et ses deux principaux coscénaristes, Wang Hui-Ling (王蕙玲) et James Schamus (5), ont en fait construit leur scénario autour du personnage de Yu Jiaolong, rebaptisée Jen, et du vol de l’épée Green Destiny, épisode beaucoup plus marginal chez Wang Dulu. Ils ont rajouté, face à elle, des personnages pris dans les trois premiers romans de la pentalogie de Wang Dulu, essentiellement le personnage de Jade Fox, et ceux de Li Mubai et Yu Xiulian / Shulien dont l’histoire, romantique et cornélienne, est en fait l’objet des deux

 

Jen vaincue

romans qui précèdent « Tigre caché, dragon couché » : « L’épée précieuse, l’épingle d’or » (《宝剑金钗》) et « La force de l’épée, l’éclat de la perle » (《剑气珠光》) (1).

 

Ils ont fait un énorme travail de synthèse et reconfiguration des caractères, en élaborant une intrigue spécifique et en adaptant les thèmes du wuxia pour les rendre accessibles à un public moderne, toutes origines et cultures confondues.

 

·         Recentrage sur les personnages féminins

 

1. Il s’agissait d’abord de réduire l’histoire d’un roman très long, à la narration complexe, pour en faire un film de deux heures. Ang Lee et ses scénaristes ont donc commencé par supprimer les intrigues et développements secondaires – ainsi ont été supprimées les explications concernant les antécédents familiaux tragiques de LuoXiaohu, ainsi que les détails de ses origines han.

 

Jade Fox découvrant la traitrise de son élève

 

Par ailleurs, ils sont passés très vite sur l’histoire originale de Yu Xiulian et Li Mubai qui est contée dans les deux précédents romans de la pentalogie. Elle est juste mentionnée dans un dialogue. Or elle conditionne leurs rapports : c’est parce que Xiulian a été promise en mariage au jeune Meng Sizhao (孟思昭) dont tous deux estimaient la vaillance et la noblesse d’âme, et qu’il est mort en se sacrifiant pour Li Mubai, qu’elle ne peut épouser celui-ci en dépit de leur amour réciproque – ils considèreraient leur mariage comme une

trahison. C’est un sentiment très fort, ancré dans une vision très noble des liens matrimoniaux traditionnels, qui leur fait repousser toutes les incitations à se marier que multiplie leur entourage. C’est ce sentiment qui est affaibli dans le film, au point de rendre peu compréhensible la distanciation que s’entêtent à conserver les deux personnages et que ne suffisent pas à expliquer les traditions éthiques du wuxia. D’un autre côté, cela fait partie des efforts faits pour lisser l’histoire en gommant les caractères culturels spécifiquement chinois. 

 

2. Les scénaristes ont également réduit le nombre des personnages en combinant certains pour donner plus d’importance au personnage résultant. C’est le cas du personnage de Biyan Huli qui a été combiné avec celui de son époux Gao Langqiu pour donner Jade Fox : elle acquiert ainsi une importance fondamentale dans le film, en devenant la maîtresse d’armes de Jen, et un pivot central dans l’histoire, par la relation ambiguë qu’elle a avec son élève et l’influence qu’elle exerce sur elle. Dans le roman, Biyan Huli est tout au plus une personnification du mal, et elle meurt tôt, tuée par Yu Xiulian, et non par Li Mubai.

 

3. Le résultat est un scénario où l’importance primordiale est donnée aux personnages féminins, et à la peinture des sentiments plutôt qu’à celle des combats, ceux-ci n’en étant qu’une autre expression. C’était déjà un élément innovant chez Wang Dulu. Mais Ang Lee a donné la priorité à uneJen différente de Yu Jiaolong, bien plus ambivalente, mêlant les stéréotypes usuels du bien et du

 

A Touch of Zen , le combat dans la forêt de bambous

mal, du féminin et du masculin. Ambivalente jusque dans son identité et ses combats,elle semble répondre comme en écho au personnage de Yang Huizhen (杨慧贞) dans « A Touch of Zen », soulignant encore l’influence de King Hu sur la vision d’Ang Lee, influence tellement profonde qu’elle en paraît ancrée dans le subconscient.

 

Un combat dans un espace fermé, et centré

 

Ang Lee, cependant, va un pas plus loin en faisant de Jenla quintessence de l’héroïne postmoderne aux loyautés incertaines, y compris dans les rapports de maître à disciple. Secrètement formée par une maîtresse maléfique, elle vole la fabuleuse épée Green Destinypar orgueil impulsif, parce qu’elle considère qu’elle lui revient de droit car elle se sentla seule à en être digne. Fougueuse et instable, Jenest disputée symboliquement par les deux forces opposées que symbolisent à ses côtés Jade Fox et Shulien. Elle sème la

confusion autour d’elle, mais elle est en fait une idéalisteavide de liberté, bridée non tant par les codes sociaux, comme chez Wang Dulu, que par les contraintes des normes morales d’un monde où elle peine à trouver sa place ; pour s’en libérer, elle estcapable d’un dernier élan vers un absolufondé sur la légende.Elle a sa place dans la mythologie moderne.

 

·         Modification de la symbolique

 

Par ailleurs, certains éléments du récit de Wang Dulu, ont été modifiés pour leur donner une signification symbolique différente.

 

1. Le thème du vol de l’épée est tiré du roman de Wang Dulu, mais il ne lui est pas spécifique et prend dans le film une valeur symbolique qui participe du caractère de Jen.

 

Dans la tradition du wuxia, les armes comme les manuels d’arts martiaux se transmettent et se volent car ce sont les garants d’une suprématie dans le monde des arts martiaux ; c’est un thème courant, qui a d’ailleurs inspiré d’autres cinéastes avant Ang Lee. On le trouve par exemple dans un film de la Shaw Brothers de 1967, « The Rape of the Sword » (盗剑), réalisé par Yue Feng (岳枫), avec Li Li-hua et Li Ching (李丽华 / 李菁) : la fille d’un général, également appelée Jiaolong, est formée aux arts martiaux par sa servante, en fait une redoutable experte en arts martiaux, qui récupère la Green Frost Sword (青霜剑) volée à son maître et fuit avec Jiaolong pour lui éviter d’avoir à épouser le prince auquel le roi l’a promise ; Jiaolong tombe ensuite amoureuse d’un bandit nommé Luo Yihu (ou tigre ailé 罗翼虎). Les ressemblances sont frappantes, plongeant aux mêmes sources littéraires.

 

Daojian, ou The Rape of the Sword

 

Le combat dans la forêt de bambous

 

Mais le vol de l’épée dans le film d’Ang Lee prend une valeur symbolique particulière, à rattacher à l’idéal de liberté de Jen : c’est le vol d’un attribut du pouvoir masculin, et ce n’est pas pour rien qu’il est une figure récurrente dans le film, jusque dans la séquence dramatique où Jen plonge au péril de sa vie pour aller récupérer l’arme.

 

Plus pratiquement, c’est un ressort narratif dans le scénario et un leitmotiv dans le film. Richard Corliss a pu dire que l’épée Green Destiny était ce que Hitchcock a appelé un

"Mac Guffin" : ce qui lance l’action en lui donnant une impulsion frénétique initiale.

 

2. Le mont Jiuhua du roman est devenue chez Ang Lee le mont Wudang (武当山) (4), qui est l’une des quatre montagnes sacrées du taoïsme, située dans le nord-ouest du Hubei. Renommé pour la pratique des arts martiaux dits internes, le mont Wudang est lié aux origines du wuxia, et à une tradition très ancienne liée au taoïsme. Ang Lee est donc tout à fait dans la logique de son retour aux sources.

 

3. Dans le roman, Li Mubai survit aux trois autres personnages, jusqu’à la fin de la saga ; dans le film, en revanche, sa mort devient libératoire et symbolique de son union implicite, enfin possible, avec Xiulian / Shulien. Il y a là un dénouement mélodramatique étranger à Wang Dulu, mais qui reste quand même dans l’esprit de sa pentalogie.

 

4. Ang Lee a joué de la diversité ethnique sur laquelle est fondée une bonne partie de l’esprit et de l’atmosphère du roman en lui

 

Li Mubai mourant dans les bras de Shulien

donnant une valeur symbolique différente. Le film privilégie surtout la diversité géographique : le désert du Taklamakan et celui de Gobi (où il a plu tous les jours prévus pour le tournage !), les montagnes et forêts de bambous de l’Anhui et du Hubei, le palais d’été de Chengde et le Yunnan, où est située la base d’opération de la bande de brigands à la tête de laquelle est Jade Fox.

 

Combat aérien

 

Les particularités ethniques ne sont pas soulignées en soi : les femmes mandchoues, Jen la première, n’ont pas de traits différents des femmes han, et Luo Xiaohu a été transformé en membre d’une ethnie minoritaire non han indéterminée, selon une certaine logique géographique, mais fondée sur des clichés tenaces dans le cinéma chinois. La diversité à laquelle se réfère Ang Lee est en fait un reflet de la diversité diasporique à laquelle il se rattache, et

qu’il invoque implicitement pour fonder l’attrait transnational de son film.

 

5. Le changement essentiel, cependant, concernele saut final, et plus précisément les motivations de Jiaolong / Jen pour sauter dans le vide, ainsi que les conséquences de son acte. Dans le roman, Jiaolong saute pour cesser de porter atteinte à l’honneur de sa famille, et demander à la déesse de sauver son père ; c’est un acte qui tient du devoir filial et du religieux, dans sa dimension bouddhiste. Selon la tradition du wuxia, elle ne meurt cependant pas en tombant, mais disparaît dans le désert, après une brève nuit avec Luo Xiaohu.

 

Dernière séquence : avant le saut

 

Dans le film, elle saute pour affirmer sa volonté de liberté et « trouver la voix du dao ». Nous sommes ici non plus dans une perspective bouddhiste mais taoïste, qui correspond bien aux codes du wuxia. La montagne d’où elle saute a changé : ce n’est plus le mont Miaofeng, sanctuaire bouddhiste proche de Pékin où avaient lieu, depuis les Ming, des pèlerinages annuels, mais le mont Wudang (4), haut lieu des arts martiaux taoïstes. Le roman respecte donc une logique géographique et religieuse, le film se place, lui, dans le schéma conceptuel du wuxia.

 

·         Un film de wuxia qui remonte aux sources pour les dépasser

 

Le film d’Ang Lee s’appuie donc sur la pentalogie de Wang Dulu pour remonter aux sources du wuxia et à ses grand thèmes, mais en les retravaillant pour en gommer les références culturelles spécifiquement chinoises, et les ouvrir sur un contexte transnational et moderne.

 

L’analyse comparée des héroïnes de King Hu, qui forment le contexte référentiel classique du personnage de Jen, montre que l’esprit de la nüxiaest préservé, mais transcendé en termes actuels, pour aboutir à un personnage qui a des affinités avec les grandes figures contemporaines de révolutionnaires ou combattantes de toutes sortes, y compris anarchistes.

 

Yuen Wo-ping sur le tournage

 

Le saut final dans le vide n’est pas sans rappeler celui qui conclut « Thelma et Louise » de Ridley Scott, avec la même ambiguïté sur le message de cette scène - libération  et victoire sur le sort, ou impossibilité de libération autrement que par la mort, le fondu au blanc final donnant une dimension mystique à cette fin, comme dans le film d’Ang Lee ; le film américain propose d’ailleurs une réflexion sur des thèmes très proches de celui d’Ang Lee : quête de la liberté, émancipation féminine et accomplissement de soi, la tentative de

prise de contrôle des deux femmes sur leur vie passant, au départ, par l’utilisation d’un révolver, instrument d’autonomie dans la mythologie de l’ouest américain, qui se rapproche de l’épée dans la tradition chinoise du wuxia….

 

On comprend dès lors que « Tigre et dragon » en appelle à des réflexes plus ou moins inconscients qui génèrent une émotion ambivalente chez tout le monde, et une assimilation aux personnages. Mais, pour cela, un gros travail a été fait non seulement sur le scénario, mais aussi sur la chorégraphie, le choix des interprètes et sur l’adaptation des noms et des dialogues dans les diverses versions du film, qui se traduit aussi dans le travail sur le thème musical.

 

- La chorégraphie est signée

 

Yuen Wo-ping (袁和平), et c’est déjà une référence. Mais son travail pour ce film est allé bien au-delà de ce qu’il fait d’habitude, car Ang Lee, poursuivant les principes de de King Hu, a voulu que les scènes de combat ne soient pas de simples séquences de divertissement, mais qu’elles soient intégrées dans la narration, et qu’elles expriment les caractères, les sentiments et les désirs des personnages, en donnant une forme physique à leurs relations. De toute façon, ses acteurs étaient avant tout de formidables interprètes ; Chow Yun-fat n’avait jamais touché une épée de sa vie.

 

Michelle Yeoh dans le rôle de Shulien

 

Zhang Ziyi dans le rôle de Jen

 

Le meilleur exemple est lecélèbre combat dans la forêt de bambous entre Jen et Li Mubai, qui reflète les liens ambigus entre les deux personnages ; Jen n’a maîtrisé que la technique de Wudang, et Mubai voudrait lui en enseigner la morale pour la rendre digne de l’épée. Le combat reflète donc la dimension psychologique de leur lutte, ainsi que leurs désirs refoulés à cause de latradition du wuxia qui impose une éthique stricte interdisant toute relation affective entre maître et disciple, et plus encore si le maître est âgé.

 

D’ailleurs, Ang Lee rompt dès l’abord la tradition du film de wuxia qui veut que l’on donne son rythme au film en l’introduisant par une première séquence martiale. Dans « Tigre et dragon », le premier combat n’intervient que dix minutes après le début du film, une fois le cadre bien posé. Malgré tout, le film est rythmé par ses huit séquences de combat dont la beauté approche presque de l’abstraction.

 

- Les interprètes ont été choisis pour leur charisme auprès du public

 

Le voleur masqué

international, mais aussi pour leur valeur symbolique. Pour s’en tenir aux principaux rôles :

Chow Yun-Fat 周润发 : Li Mubai 李慕白

Michelle Yeoh 杨紫琼 : Shulien / Yu Xiulian 俞秀莲

Zhang Ziyi 章子怡 : Jen / Yu Jiaolong 玉娇龙

Chang Chen 张震 : Lo / Luo Xiaohu 罗小虎

Cheng Pei-pei 郑佩佩 : Jade Fox / Biyan Huli 碧眼狐狸

 

Zhang Ziyi chez Wong Kar-wai (The Grandmaster)

 

Si la carrière de Zhang Ziyi a été lancée par ce film (6), comme celle de Chang Chen, qui venait de jouer dans « Happy Together » de Wong Kar-wai, les autres acteurs avaient une image bien spécifique dont Ang Lee a joué.  Chow Yun-Fat est un acteur mythique du cinéma d’action de Hong Kong, mais avec une aura romantique. Quant à Michelle Yeoh, elle avait, elle, l’aura de la James Bond Girl qu’elle avait interprétée trois ans plus tôt dans « Tomorrow Never Dies » ; elle rêvait d’ailleurs depuis longtemps de travailler avec Ang Lee.

 

Quant à Cheng Pei-pei, c’est sans doute la trouvaille la plus formidable : inoubliable Hirondelle d’or, elle véhicule à elle seule tout l’imaginaire des films de King Hu, mais le plus génial était de la prendre à contre-emploi, dans un rôle où elle incarne le mal presque absolu.

 

- L’adaptation des noms et des dialogues pour les rendre compréhensibles despublics les plus divers a été un travail dans lequel Ang Lee lui-même s’est impliqué car il lui accordait une grande importance. Les noms ont été transcrits de manière à être prononçables et assimilables par

 

Cheng Pei-pei dans le rôle de Jade Fox

quiconque, les dialogues ont été adaptés et non traduits, et les sous-titres étudiés pour éviter la traduction directe, en évitant les références littéraires et culturelles chinoises, et être ainsi parfaitement clairs pour des étrangers.

 

Le travail sur les sous-titres a été facilité par le fait que James Schamus a rédigé le scénario en anglais, qu’il a ensuite été réécrit et révisé en mandarin, puis retraduit en anglais, avec chaque fois une adaptation à des univers mentaux et culturels différents, et un lissage du texte.

 

- Le travail sur le thème musical, à lui seul, est caractéristique de cet effort d’adaptation tout public. Composée en l’espace de quinze jours, la musique du film est de Tan Dun (谭盾). Né en 1957 à Changsha, dans le Henan, planteur de riz pendant la Révolution culturelle, émigré à New York en 1986, il est l’un des plus grands compositeurs chinois contemporains.

 

Interprétée par l’orchestre symphonique de  Shanghai, l’orchestre national de Shanghai et l’ensemble de percussions de Shanghai, avec des solos de violoncelle interprétés par Yo-Yo Ma, la bande sonore du film a obtenu un nombre impressionnant de récompenses, des Oscars aux Bafta, Grammy et Hong Kong Film Awards, pour n’en citer que quelques-unes.

 

Mais un travail particulier a été réalisé sur le thème musical initial, une chanson de trois minutes « Love Before Time », musique de Tan Dun, paroles de James Schamus. Dans la version originale du film en mandarin, elle est chantée en anglais, pendant le générique du début,  par la chanteuse sino-américaine, née à Hong Kong, Coco Lee ou Li Wen (李玟): elle évoque un amour préservé dans le souvenir. Prix de la meilleure chanson de film aux Hong Kong Film Awards, elle a une portée universelle.

 

Néanmoins, pour la version du film en cantonais, c’est une autre chanson qui a été choisie, intitulée yueguang airen月光爱人, c’est-à-dire Lover in Moonlight. Elle est chantée par Coco Lee en mandarin et n’a rien à voir avec la version en anglais : elle parle d’un amant endormi qui se réveille au clair de lune… un genre romantique proche du cantopop.

 

 

Thème musical (en anglais) de la version originale en mandarin :


Thème musical (en mandarin) de la version en cantonais :

 

Tout, dans le film, a donc été étudié pour plaire au plus vaste public, mais la véritable raison de son succès, c’est Ang Lee lui-même : son film est un rêve longuement caressé, qui vient du tréfonds de son être, et rend compte de son identité de Chinois de la diaspora, pour lequel le wuxia incarne le plus profond de la culture populaire. Il a voulu montrer que son imagerie et ses thèmes pouvaient être partagés par le monde entier…

 

Le film d’un Chinois de la diaspora : le wuxia comme allégorie culturelle

 

« Tigre et dragon » est une œuvre éminemment symbolique dans la carrière d’Ang Lee. Il a dit :

 

“The film is a kind of dream of China, a China that probably never existed, except in my boyhood fantasies in Taiwan. Of course, my childhood imagination was fired by the martial arts movies I grew up with and by the novels of romance and derring-do I read instead of doing my homework…”(7)

 

« Tigre et dragon » suit l’adaptation par Ang Lee du roman de Jane Austen, « Pride and Prejudice ». « Sense and Sensibility » tentait de rendre sa passion pour les romans d’amour qu’il lisait dans sa jeunesse à Taiwan. Il a dit que « Tigre et dragon »  pouvait être considéré comme “a Daoist Sense and Sensibility”. 

 

Acte de retour symbolique

 

Né à Taiwan, ce n’est qu’en 1998 Ang Lee est allé pour la première fois à Pékin, d’où sa mère est originaire, pour voir s’il pourrait y tourner son film. Il a dit avoir été très déçu car la ville qu’il cherchait avait disparu: la Chine était une histoire qui n’existait plus que dans les rêves des Chinois à Taiwan, en Amérique, un peu partout. C’est ce rêve qu’il a fait renaître dans son film.

 

Selon l’anthropologue James Clifford, la patrie de la diaspora se définit essentiellement par son absence, c’est une patrie dont on a été séparé, mais à laquelle on continue à être lié par la mémoire collective. Le sentiment de perte se double du désir de retour, mais le retour ne peut se faire que dans le passé.

 

Pour faire revivre ce passé nimbé des couleurs dorées du souvenir, Ang Lee a choisi le genre cinématographique le plus iconique, le plus emblématique de la culture chinoise : le film de wuxia. Il avait déjà utilisé le wuxia comme métaphore de l’identité chinoise dans son premier film, « Pushing Hands » (《推手》), qui décrivait les difficultés d’adaptation d’un vieux maître de taichi transplanté à New York.

 

Production internationale

 

Réalisé par un cinéaste de la diaspora, le film a été produit par un système extrêmement complexe de coproduction faisant intervenir cinq compagnies de cinq pays différents (8), le montage ayant été réalisé par James Schamus, à la fois producteur exécutif et coscénariste qui a joué un rôle décisif dans l’adaptation des codes et concepts liés au wuxia dans le roman de Wang Dulu.

 

Une bonne partie du financement est venu de la vente anticipée des droits de distribution internationaux du film, une part importante des fonds provenant de divers départements et filiales de la firme Sony. Le cash a été apporté par une banque parisienne. La bande son a été enregistrée à Shanghai et la postproduction réalisée à Hong Kong.

 

C’est ce double caractère de recréation par le souvenir et de production transnationale qui a fait dire à certains que le film n’était pas authentique, que ce n’était que « du chop suey habilement emballé », produit pour le public occidental et reflétant la « colonisation du wuxia par Hollywood » (Derek Elley).

 

Retour aux sources

 

L’analyse du film, de sa conception, de son élaboration et de sa réalisation montre bien qu’il n’en est rien et qu’il est difficile à juger sur la base d’une simple notion d’authenticité. C’est un superbe exercice de retour aux sources culturelles d’une Chine abstraite, préservée par la mémoire d’un peuple disséminé aux quatre coins de la terre. « Tigre et dragon » projette une version culturelle mythique de l’identité chinoise, directement accessible, mais il reflète aussi la réalité transnationale de ce peuple dans le monde contemporain.

 

Le film a eu, il est vrai, moins de succès en Chine qu’en Occident, mais c’est surtout parce qu’il ne se conformait pas aux traditions établies du genre, et que les scènes de combat étaient trop abstraites pour le grand public chinois. Le film dérangeait les habitudes.

 

La réaction du père d’Ang Lee, cependant, est révélatrice. Ang Lee avait toujours eu des relations très tendues avec lui. Il était son fils aîné, et son père avait perdu dans la débâcle de 1949 tous les autres membres de sa famille. Or, il a étudié dans un lycée dont son père était le proviseur, et, quand il a raté l’examen d’entrée à l’université, son père l’a très mal vécu. Le succès de « Garçon d’honneur » (《喜宴》) – Ours d’or à Berlin et record historique au box office de Taiwan en 1993 – l’ont remonté quelque peu dans l’estime paternelle. Mais c’est « Tigre et dragon » qui l’a réconcilié avec son père : ils pouvaient communier dans un art commun.

 

Ang Lee était rentré chez lui.

 

 

Notes

(1) Voir : www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Wang_Dulu.htm

(2) Le mont Jiuhua (九华山), situé dans la province de l’Anhui, est l'une des quatre montagnes sacrées bouddhiques de Chine, consacrée au bodhisattva Ksitigarbha ou Dizang (地藏). C’est une première originalité du roman de Wang Dulu, car les romans de wuxia traditionnels sont plutôt ancrés dans le taoïsme, et leur référence est généralement le mont Wudang (武当山), considéré comme l’un des berceaux des arts martiaux internes. 

(3) Sur ces deux modèles denüxia provenant de deux chuanqi de l’époque Tang, voir :

www.chinese-shortstories.com/Reperes_historiques_Wuxia_Breve_histoire_du_wuxia_xiaoshuo_I_2a.htm

(4) Voir : www.chinese-shortstories.com/Reperes_historiques_Wuxia_Breve_histoire_du_wuxia_xiaoshuo_

monts_et_monasteres.htm

(5) Wang Hui-Ling (王蕙玲) est une scénariste taïwanaise qui a travaillé avec Ang Lee sur le scénario de « Salé sucré » (《饮食男女》), sorti en 1994. Pour « Tigre et dragon », le scénario a été rédigé en outre avec James Schamus qui, outre son rôle essentiel dans la production du film, a apporté une vision étrangère, décisive pour une adaptation « transnationale » des thèmes spécifiquement chinois du roman. Ils  renouvelleront leur collaboration pour le scénario de « Lust, caution » (《色, 戒》).

Wang Hui-Ling est la coscénariste du dernier film de John Woo (吴宇森) « The Crossing » (太平轮).

(6) Son premier grand rôle était dans « The Road Home » (《我的父亲母亲》) de Zhang Yimou, l’année précédente.

(7) Crouching Tiger, Hidden Dragon, a Portrait of the Ang Lee Film (cf bibliographie), foreword.

(8) Ces cinq companies sont : United China Vision, compagnie taïwainaise créée par Ang Lee avec deux amis producteurs, avec ses deux filiales, l’une aux Iles vierges britanniques, l’autre à New York, et deux compagnies de Chine continentale – Asian Union et China Film coproduction (cette dernière obligatoire).

 


 

Note sur le titre

 

卧虎藏龙Wòhǔ Cánglóng, titre du roman comme du film, est un chengyu (une expression idiomatique figée)  qui évoque les qualités cachées et / ou les talents méconnus d’une personne apparemment anodine, et les mystères qui l’entourent.

Il a sa source dans un poème de Yu Xin (庾信), né à Jiangling, ancienne capitale de l’Etat de Chu (楚国), pendant la dynastie des Liang du Sud (南梁) en 513 et mort en 581, sous la dynastie des Liang de l’Ouest (西梁). Fils d’une famille de lettrés, c’est unpoète célèbre pour ses poèmes de style pianfu (骈赋).

Le vers d’où provient le chengyu est tiré de l’un de ses poèmes les plus représentatifs : « Ode à l’arbre mort » (枯树赋), l’un des poèmes préférés de Mao Zedong âgé.

         暗石疑藏虎,盘根似卧龙。

         La pierre obscure fait soupçonner un tigre caché,

         La racine tordue est comme un dragon couché.

Tel est le cas des personnages du film : ils ont tous des traits de caractère occultés sous la surface de l’ordre social, qui se révèlent peu à peu, mais sans lever totalement l’ambiguïté,ou les contradictions, qui les caractérisent.

 


 

Bibliographie

 

- Crouching Tiger, Hidden Dragon, a Portrait of the Ang Lee Film, Foreword and notes by Ang Lee and James Schamus, Introductions by Richard Corliss and David Bordwell, Newmarket Press, New York 2000.

- “Wang Dulu and Ang Lee, Artistic Creativity and Sexual Freedom in Crouching Tiger, Hidden Dragon”, in : Adapted for the Screen, the Cultural Politics of Modern Chinese Fiction and Film, by Hsiu-Chuang Deppman, University of Hawai’i Press, 2010 – chap. 1, pp 11-33.

-  “The Transgender Body in Wang Dulu’s Crouching Tiger, Hidden Dragon”, by Sang Tze-lan, in : Embodied Modernities, Corporeality, Representation, and Chinese Cultures,  Fran Martin and Larissa Heinrich ed., University of Hawaii Press, Jan. 2006  chap. 6 pp. 98-112.

- “Wuxia between Nationalism and Transnationalism - Crouching Tiger Hidden Dragon : a Model of Transnational Wuxia”, in : Chinese Martial Arts Cinema, the Wuxia Tradition, Stephen Teo, Edinburgh University Press, 2009 – chap. 7, pp 173-180.

- “Ang Lee: Freedom in Film”, in Speaking in Images: Interviews with Contemporary Chinese Filmmakers, ed. by Michael Berry, Columbia University Press, New York 2005, p. 325-361.

- China on Screen, Cinema and Nation, Chris Berry and Mary Farquhar, Columbia University Press, 2006.

 


 

Analyse réalisée pour la présentation du film à l’Institut Confucius de l’université Paris Diderot, le 5 juin 2014, dans le cadre du cycle Littérature et Cinéma.

 

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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