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Ruan Lingyu
阮玲玉
Présentation
par Brigitte
Duzan, 8 novembre 2013, dernière révision 1 novembre 2014
Actrice
emblématique des années d’or du cinéma (muet) de
Shanghai, d’une expressivité naturelle bien loin de
la tradition théâtrale des acteurs des débuts du
cinéma chinois, adulée du public mais en butte à la
critique d’une société bien plus conservatrice que
ses velléités modernistes pourraient le laisser
croire, Ruan Lingyu est devenue un véritable mythe
après son suicide.
Une enfance
pauvre
Ruan Lingyu
(阮玲玉)
est née à Shanghai le 16 avril 1910 dans une famille
ouvrière
originaire
du Guangdong. Son père,
Yuan Yongrong (阮用荣),
était un ouvrier qui adorait sa fille, et l’adora
encore plus quand le couple perdit sa sœur aînée un
an après sa naissance. Il l’avait appelée Fenggen
(凤根),
feng comme phénix, parce qu’elle avait le
coin des yeux qui pointait légèrement vers le haut,
comme dans l’expression
dānfèngyǎn
(丹凤眼),
et gen parce qu’elle était toute leur vie,
comme dans
mìnggēnzi
(命根子)
(1). |
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Ruan Lingyu |
Malheureusement, il
mourut quand elle n’avait que cinq ans. Fenggen se retrouva
donc seule avec sa mère qui était employée dans une riche
famille de Shanghai. Elle alla dans une école de filles,
mais ne put continuer longtemps ses études car c’était une
charge trop lourde pour sa mère. Le personnage de Yang
Naifan (杨乃凡),
qu’elle a interprété en 1931 dans
« Love
and Duty » (《恋爱与义务》),
a dû lui rappeler sa mère, et bien des choses de son
enfance.
A seize ans, elle
veut travailler pour aider sa mère, justement, quand elle
tombe par hasard sur une annonce dans le journal : un studio
recherchait une actrice pour jouer dans un film. Elle décide
de tenter sa chance.
Une actrice
exceptionnelle
Le film en projet
était « Mariage blanc » (《挂名的夫妻》)
que
Bu
Wancang (卜万苍)
s’apprêtait à tourner à la Mingxing. Elle se retrouva devant
Bu Wangcang et son équipe, et il lui fut demandé de prendre
une expression de gaîté, puis de grande tristesse. Bu
Wangcang aurait été aussitôt impressionné, et aurait dit :
“你们看,她像永远抒发不尽的悲伤,惹人怜爱。一定是个有希望的悲剧演员。”
(regardez, elle
vous séduit en exprimant une douleur si profonde qu’elle en
est insondable, c’est certainement une actrice tragique
promise à un grand avenir)
L’oie solitaire |
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La citation
est peut-être apocryphe, mais, comme les évangiles,
elle est trop belle pour ne pas venir embellir la
légende.
Quoi qu’il
en soit, la carrière de Ruan Lingyu commence avec
« Mariage blanc », en 1927, et se poursuit à la
Dazhonghua Baihe en 1929, avec un film de
Li
Pingqian (李萍倩) : « L’oie solitaire» (《劫后孤鸿》),
où elle tient le rôle principal aux côtés du
réalisateur. |
sorti à la fin de
1930. Elle y joue aux côtés du grand acteur
Jin Yan (金焰)
qu’elle retrouve dans nombre de films de
Bu Wancang, dont
« Love
and Duty »
l’année suivante.
La divine |
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C’est son
rôle dans un film coréalisé par Bu Wancang et
Sun Yu (孙瑜)
en 1932
qui parachève sa célébrité : « Rêve de printemps dans l’antique
capitale » (《续故都春梦》).
Elle joue ensuite, en 1933, dans le premier film
réalisé par
Fei Mu (费穆),
« Les nuits de la ville »
(《城市之夜》),
avec
Jin Yan,
dans « Le
petit jouet » (《小玩意》)
de Sun Yu, et dans « Trois femmes modernes » (《三个摩登女性》)
de
Bu Wancang,
des films emblématiques de la production de la
Lianhua, ces années-là, mais des rôles totalement
différents, le dernier préfigurant les héroïnes
révolutionnaires, asexuées et politisées.
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En 1934,
elle tourne un autre film avec
Fei Mu, « Une vie » (《人生》),
mais, cette même année, c’est son interprétation du
rôle principal dans « La
Divine » (《神女》)
de
Wu Yonggang (吴永刚)
qui
marque le sommet de sa carrière, au moment même où
elle touchait à sa fin.
Elle tourne
ensuite avec Cai Chusheng (蔡楚生)
un film où elle interprète un rôle dramatique qui
préfigure son propre destin : « New Women » (《新女性》).
Le film sort à Shanghai le 2 février 1935 ; c’est
une véritable campagne de presse contre le
réalisateur, mais surtout l’actrice, qui se déchaîne
alors. |
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Première
révolutionnaire (Trois femmes modernes) |
Un destin tragique
Emblème de Shanghai |
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Cai
Chusheng avait en effet critiqué les tabloïdes de
Shanghai dans son film : en retour, ceux-ci se
déchaînent contre lui, mais surtout en profitent
pour attaquer l’actrice qui était prise au même
moment dans de graves problèmes personnels.
A seize
ans, elle avait en effet eu une liaison avec le fils
de la famille chez laquelle travaillait sa mère,
Zhang Damin (张达民).
Celui-ci, cependant, était devenu un joueur invétéré
avec lequel sa famille avait coupé les ponts, et il
avait continué à vivre un temps aux crochets de
Lingyu, avant qu’elle ne rompe avec lui, en 1933.
Elle était alors allée vivre avec un richissime
homme d’affaires de Shanghai, le « roi du thé » (“茶叶大王”)
Tang
Jishan (唐季珊).
En 1935,
Zhang Damin intente un procès à Tang Jishan en lui
réclamant des dommages et intérêts. C’est alors que
la presse à scandale s’empare de l’affaire en
lançant une série de rumeurs et ragots sur la vie
privée de l’actrice. |
Soumise à
des pressions croissantes et intolérables, le 8 mai
1935, elle finit par se suicider, en avalant une
overdose de somnifères – ou simplement une bonne
dose de somnifères après un dîner bien arrosé. Elle
avait 24 ans.
Elle
laissait une note (peut-être apocryphe elle aussi)
accusant de sa mort le harcèlement médiatique dont
elle avait été l’objet (3). Lu Xun (鲁迅)
écrira un essai indigné en reprenant les termes de
cette note : « Du caractère redoutable des
commérages » (《论人言可畏》).
Ruan
Lingyu est morte en grande partie de la vindicte
publique, alimentée par la presse, dans une société
qui ne pardonnait toujours pas à une femme de monter
sur les planches, et, pire encore,
de
s’afficher dans un monde réputé corrompu.
Sa fin
tragique est l’écho de celle de la femme « moderne »
qu’elle interprète dans « New Women » (《新女性》),
peu avant |
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La femme |
sa mort, rôle qui
était lui-même inspiré de la vie d’une autre actrice de
l’époque, Ai Xia (艾霞),
qui s’était
Lors de ses
funérailles |
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suicidée
peu de temps auparavant (4). Professeur de musique
et rêvant de devenir écrivain, la Wei Ming (韦明)
de « New Women » est brisée et poussée au suicide
par ses malheurs successifs et la ruine de ses
aspirations, dans une société qui ne lui laissait
pas un espace vital où pouvoir s’épanouir en tant
que femme.
Le suicide
de Ruan Lingyu créa un choc dans tout Shanghai ; un
cortège de près de cinq kilomètres –dit-on- suivit
son cercueil le jour de ses funérailles. Il fit de
l’actrice un mythe qui sera cultivé ensuite, par un
nombre |
incalculables
d’articles, d’ouvrages, de pièces de théâtres et adaptations
télévisées, et un mythe d’autant plus fort qu’on ne sait
rien sur sa vie véritable, sauf quelques indices suggérant
qu’elle a été
marquée
très tôt par la mort et le malheur. Tous ses rôles
au cinéma pouvaient dès lors être interprétés comme
autant de doubles tragiques d’elle-même.
Cette
mythification post-mortem pourrait parfaitement
faire figurer Ruan Lingyu parmi les « Mythologies »
de Roland Barthes qui définissait le mythe comme
mode de signification et système sémiologique second
(5). C’est un mythe fondé sur l’image, car c’est la
seule chose qui nous reste d’une actrice, dont nous
ne connaîtrons jamais la voix. En ce sens, Ruan
Lingyu est l’antithèse de toutes ces grandes
actrices disparues dont le mythe est en grande
partie fondé sur la fascination exercée par leur
voix, que ce soit Marlène Dietrich ou Delphine
Seyrig.
L’hommage
le plus célèbre qui ait été rendu à l’actrice, le
plus
intéressant dans son imperfection même, car
célébration intime du mythe, reste le film de
Stanley Kwan (关锦鹏)
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Center Stage |
“Centre Stage”
(《阮玲玉》),
qui valut à
Maggie Cheung (张曼玉)
le prix d’interprétation au festival de Berlin en 1992.
Notes
(1) Ce qui, soit
dit en passant, était un prénom plutôt masculin, feng
凤
étant le phénix
mâle, et l’expression mìnggēnzi
en général utilisée pour un fils.
(2) Voir les pages
dédiées au souvenir de Ruan Lingyu dans Shanghai memory :
http://memoire.digilib.sh.cn/SHNH/star/star_index.jsp?starId=013
(3) Sa note avait
pour titre《人言可畏》rényánkěwèi,
une
expression-type (chengyu), signifiant : les ragots colportés
par les gens sont une chose effrayante.
(4) Ce n’est pas le
dernier rôle de Ruan Lingyu stricto sensu. Au moment de son
suicide, elle tournait un autre film qui est sorti après sa
mort : « National Customs » (《国风》),
de
Zhu
Shilin et
Luo Mingyou.
Quant à Ai Xia, avant son suicide, elle avait tourné dans un
film de Li Pingqian, en 1933, à la Mingxing : « Une femme de
notre époque » (《时代的儿女》).
Sa mort n’a guère suscité d’émoi, hors les cercles de ses
proches… c’est en fait le film de Cai Chusheng et la mort de
Ruan Lingyu qui en ont fait un événement.
(5)
Système sémiologique second parce qu’il s’édifie à partir
d’une chaîne sémiologique préexistante, fondée sur des
paroles et des images – le propos de Barthes s’applique
parfaitement au cas de Ruan Lingyu : voir Le mythe
aujourd’hui, in Mythologies, Editions du Seuil, 1957, pp 215
sq.
A
lire en complément
(en
français)
La légende de Ruan Lingyu, par Shu Kei, in Le cinéma
chinois, sous la direction de Marie-Claire Quiquemelle et
Jean-Loup Passek, Centre Georges Pompidou, 1985.
(en anglais)
Traduction d’une conférence télévisée sur les raisons du
suicide de Ruan Lingyu, les attribuant non aux rumeurs
diffusées par les journaux, mais à ses relations conjugales,
et en particulier à son second mari, en insistant sur la
responsabilité de ce dernier dans sa mort, faute de soins
rapides et adéquats :
http://www.chinesemirror.com/index/2011/03/brief-life-tragic-death-ruan-lingyu-tv-lecture.html#more
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