Accueil Actualités Réalisation
Scénario
Films Acteurs Photo, Montage
Musique
Repères historiques Ressources documentaires
 
     
     
 

Films

 
 
 
     
 

« Love and Duty » : l’un des plus beaux films de Bu Wancang

par Brigitte Duzan, 6 novembre 2013

 

 « Love and Duty » (恋爱与义务) est l’un des premiers films sortis des studios de la Lianhua, en 1931, et l’une de ses grandes réussites.

 

C’est l’un des anciens films muets des années d’or du cinéma de Shanghai que l’on a longtemps considéré comme perdu. Et brusquement, au milieu des années 1990, une copie en a été retrouvée, miraculeusement conservée, … en Uruguay : elle faisait partie d’une collection de films de l’ancien consul de la République de Chine à Montevideo, qui était un cinéphile passionné et averti ; mais lui-même n’a sans doute pas réalisé le joyau qu’il avait là, et que l’on n’a découvert, par hasard, qu’à sa mort.

 

On a alors redécouvert un film emblématique des débuts des années 1930 à Shanghai, un film complexe et subtil, superbement interprété par deux des grandes stars de l’époque.

 

Produit par Li Minwei (黎民伟), signé de deux grands noms du cinéma de Shanghai, puis de Hong Kong après la guerre, Bu Wancang (卜万苍) pour la réalisation et Zhu Shilin (朱石麟) pour le scénario, « Love and Duty » a en outre l’originalité d’être adapté d’un roman qui fut un incroyable succès d’édition en Chine en 1924, écrit par une romancière d’origine polonaise mariée à un Chinois.

 

Un best-seller d’une émigrée polonaise

 

Elle s’appelait Stephanie Rosen. Née en 1883 en Pologne, elle est venue étudier à Paris au début du vingtième siècle ; elle était étudiante en botanique, mais très attirée par la littérature. Pendant son séjour en France, elle est tombée amoureuse de l’un des étudiants chinois qu’elle a rencontrés à l’université : Hua Nangui (华南圭). Ils se sont mariés et elle est revenue à Pékin avec lui en 1911. Elle a alors pris le nom chinois de Hua Luochen  (华罗琛).

 

Ils eurent deux enfants, un garçon et une fille, et Luochen s’intégra dans la communauté chinoise. Son époux était un ingénieur des travaux publics très en vue, et elle-même participa à la vie locale, y compris à diverses activités caritatives ; elle en vint ainsi à connaître tout un cercle de personnes influentes et s’intéressa de plus en plus aux problèmes de son pays d’adoption. Elle se tourna alors vers

 

Le roman, réédition 1931

l’écriture qui n’avait pas cessé de l’attirer depuis ses années d’étudiante.

 

Elle écrivit un premier recueil de nouvelles et d’essais (《女博士》), publié en 1915 par la Commercial Press (商务印书馆). Les essais sont des réflexions sur l’actualité en Chine, tandis que les nouvelles reflètent son expérience personnelle, en particulier les relations hommes/femmes ; elles préfigurent le roman qu’elle écrivit ensuite : « Love and Duty » (恋爱与义务), publié en juin 1924, toujours par la Commercial Press.

 

Le livre connut tout de suite un grand succès, mais il dut sans doute son incroyable popularité à la promotion qu’en fit le grand intellectuel et éducateur chinois qui était, depuis 1916, le recteur de l’université de Pékin (北京大学校长) où il fit souffler un vent de libéralisme : Cai Yuanpei (蔡元培). Ayant lu le roman qu’on lui avait offert, l’histoire le captiva et il recommanda un livre qu’il jugeait propre à élever les esprits, et à les ouvrir.

 

La première édition fut vite épuisée. En 1931, Hua Luochen en rédigea une version révisée, avec une introduction d’actualité mettant l’accent sur l’agression japonaise, réédition qui fut un autre succès. Le livre fut ensuite traduit en anglais, et en français sous le titre « La symphonie des ombres » (《浮影》).

 

Hua Luochen est l’auteur de trois autres ouvrages, mais son nom est indissociable de « Love and Duty ». A cet égard, il faut corriger une erreur qui a été propagée dans la presse à partir de la fin des années 1990, à la suite de la découverte inopinée d’une copie du film de Bu Wancang et du regain d’intérêt que cela suscita pour le roman. Comme l’a souligné sa petite-fille dans un article publié en 2011 (1), Hua Luochen avait déjà 28 ans quand elle est arrivée en Chine ; si elle connaissait bien le français, elle n’avait jamais étudié le chinois. Elle l’apprit en Chine, mais ses connaissances de la langue ne lui ont jamais permis de pouvoir écrire des romans en chinois ! Ils ont donc été traduits, en partie par son mari à ses heures de loisir, en partie par d’autres amis. Les éditions chinoises portent la mention des traducteurs.

 

Le film de Bu Wancang

 

Le scénario de Zhu Shilin reprend la ligne narrative du roman, en structurant et liant avec brio les différentes strates de la narration. Le film évite les excès mélodramatiques en préservant une grande justesse de ton et une émotion latente, renforcée par le jeu des acteurs.

 

Le scénario

 

Le scénario, très travaillé, est typique à la fois de Zhu Shilin et de la période. En effet, après la fin de la vogue des films de wuxia, et la chute de fréquentation des cinémas, il fallait inventer un genre nouveau, et tout un courant de films se profile à partir du début des années 1930, autour de la Lianhua et de la Mingjing, avec des scénarios littéraires très élaborés, souvent signés de grands dramaturges, comme Tian Han avec lequel Bu Wancang travaillera par la suite. C’est en même temps un courant influencé par la littérature et les idées du 4 mai.

 

Naifan attristée par son mariage
(image semblable à celle de la couverture du livre)

 

Zhu Shilin venait d’être nommé responsable de la production à la Lianhua, mais fut aussi l’un des meilleurs scénaristes de la compagnie avant de devenir, en 1934, l’un de ses meilleurs réalisateurs. Tout en reprenant les grands traits de la narration de Hua Luochen, le scénario de « Love and Duty » est un exemple de son talent de scénariste.

 

Fils d’un homme d’affaires de Shanghai, Li Zuyi (李祖义) tombe amoureux d’une de ses jolies camarades, Yang Naifan (杨乃凡), dont le père est également homme d’affaires. Pourtant, quand Li Zuyi vient demander

la main de Naifan, il est éconduit car son mariage a déjà été arrangé, avec le fils d’un vieil ami de son père, Huang Daren (黄大任). 

 

Huang Daren n’est pas enthousiasmé par ce mariage non plus : il vient de terminer ses études et commence une carrière de journaliste. Il est un adepte de la liberté de choix en matière de mariage, mais ne peut qu’obéir aux ordres de son père. Le mariage est célébré. Ils ont bientôt deux enfants. Daren est très gentil envers son épouse, mais consacre tout son temps à sa carrière ; il est promu à la direction du journal.

 

Un jour cependant, Li Zuyi et Yang Naifan se rencontrent par hasard dans un parc, et leur amour renaît. Naifan finit par céder aux pressions de Zuyi et quitte ses enfants et son mari pour aller vivre avec lui. Mais son abandon du foyer familial choque la société ; le père de Zuyi lui coupe les vivres et le chasse de l’affaire familiale. Zuyi se retrouve marginalisé et ne retrouve que des petits boulots mal payés. Ils ont une petite fille, Ping'er (平儿), mais sa naissance ajoute encore à leurs problèmes financiers. Pour tenter de joindre les deux bouts, Zuyi se ruine la santé, tombe malade et meurt. Désespérée, Yang résiste la tentation du suicide pour élever leur fille. Elle devient une couturière recherchée tandis que Ping’er grandit…

 

Daren, de son côté, prend la tête de la maison d’édition de son journal, et la développe en publiant des livres. Quand l’un de ces livres devient un best-seller, il utilise une partie des bénéfices pour fonder une société caritative et devient très populaire ; un banquet est organisé en son honneur. Il engage alors Naifan pour faire des vêtements à ses enfants pour cette occasion. Naifan manque défaillir en prenant leurs mesures, mais eux ne la reconnaissent pas, Daren non plus…

 

C’est au tour de Ping’er de tomber amoureuse, mais le jeune garçon renonce à la demander en mariage en apprenant qui est sa mère. Désespérée, Naifan confie Ping’er à Daren et se jette à l’eau. Daren célèbre le mariage de Pin’er, un mariage désiré comme ni lui ni Naifan n’a réussi à en avoir.

 

Une thématique nuancée

 

On reconnaît l’influence des idées du mouvement du 4 mai dans la dénonciation des méfaits du mariage arrangé, et la défense de la liberté de chacun à choisir son conjoint. Dans sa description de la lente descente aux enfers du couple, le scénario ressemble beaucoup à celui de « La rose sauvage » (《野玫瑰》) de Sun Yu (孙瑜), réalisé l’année suivante, également à la Lianhua. Sun Yu était proche de Bu Wancang, et partageaient les mêmes idées progressistes qu’ils essayaient de promouvoir dans leurs films.

 

Le film va en fait bien au-delà de ce simple thème. Ce n’est pas le premier film chinois à traiter des problèmes du mariage traditionnel, et ce ne sera pas le dernier, Bu Wancang lui-même l’a abordé dans son film précédent sorti la même année 1931, « Les fleurs de pêchers pleurent des larmes de sang » (桃花泣血记), qui préfigure « Love and Duty ».

 

Mais « Les fleurs de pêchers » reprenait un personnage traditionnel, de riche propriétaire méprisant les pauvres et voulant protéger son fils de leur influence néfaste, avec la gestuelle et les expressions de visage empruntées au théâtre dénotant son esprit mauvais. « Love and Duty »  évite ce genre de cliché. Il n’y a pas dans ce film les situations habituelles de lutte entre le bien et le mal, ni de personnages typés de héros et de méchants, les caractères sont bien plus nuancés, et plus humains. Ce sont leurs conflits intérieurs, leurs déchirements affectifs, qui sont le véritable thème du film.

 

Celle qui aurait pu être une héroïne sacrifiée est partagée entre ses devoirs de mère et d’épouse – et c’est le thème principal du film, souligné par le titre ; l’amour auquel elle doit renoncer n’est pas le héros pur qui s’efface devant la fatalité, mais la cause du malheur de sa famille et de sa déchéance sociale en plaçant son désir personnel au-dessus de l’honneur ; le mari de Naifan est bon et responsable, et rongé par la culpabilité.

 

Tous les personnages sont en réalité les victimes impuissantes d’un système qui détermine leur destin : un système patriarcal qui exige des enfants qu’ils obéissent aveuglément au père et qui les étouffe.

 

La réalisation

 

La réalisation de Bu Wancang est aussi nuancée que le scénario de Zhu Shilin. Il n’y a pas de scènes typiques de mélodrame ; même la scène de la séparation est traitée de façon sobre. Ce qui frappe surtout, c’est le parti pris de réalisme, et la délicatesse de l’approche générale.

 

La réalisation repose cependant en grande partie sur la direction d’acteurs et sur les acteurs eux-mêmes, et avant tout sur le couple Ruan Lingyu (阮玲玉) / Jin Yan (金焰) dans les rôles de Naifan et Zuyi. C’est Bu Wancang qui a découvert Ruan Lingyu ; il lui a donné son premier rôle en 1927,

 

Ruan Lingyu et Jin Yan au début du film

dans « Mariage blanc » (挂名的夫妻), et elle a joué dans ses films suivants.

 

Mais elle a joué aussi, en 1930, dans l’autre grand succès des débuts de la Lianhua, « Rêve de printemps dans l’antique capitale » (故都春梦), de Sun Yu (孙瑜). Et c’est aussi Sun Yu qui, la même année, a fait découvrir le couple Ruan Lingyu / Jin Yan dans « Herbes folles et fleurs sauvages » (野草闲花).

 

Rappel de Romeo et Juliette

 

Beaucoup de la subtilité et du charme de « Love and Duty » tient à la délicate alchimie entre les deux acteurs, à leur expressivité naturelle, et à la charge émotionnelle qu’ils savent communique et qui fera d’eux de véritables monstres sacrés. Ruan Lingyu interprète avec le même bonheur une Naifan jeune et vive, et la mère d’âge mur rongée par le malheur et la culpabilité, sans le soutien d’un maquillage artificiel : un chignon et une paire de lunettes suffisent à marquer le passage des ans, le reste tient dans l’expression.

 

Les rôles secondaires sont également bien distribués, avec en particulier une Chen Yanyan toute jeune dans le rôle de Li Ping'er, tandis que celui de la première fille de Naifan est interprétée par … Ruan Lingyu elle-même, dans un double rôle en miroir.

  

Le film a remporté un grand succès lors de sa première, le 5 avril 1931, au Guanghua Theatre, et ce succès ne s’est pas démenti par la suite. Le sujet correspondait vraiment aux nouveaux goûts du public. Mais le film a ensuite sombré dans l’oubli et sa redécouverte est récente.

 

Remake et redécouverte

 

Le succès initial du film a suscité un remake dans une version sonorisée,

 

Naifan revoit sa fille

réalisée par Bu Wancang en 1938, que l’on trouve souvent en anglais sous le titre « Love and Obligation ». Le scénario semble avoir cependant avoir été légèrement remanié par Bu Wancang.  C’est encore Jin Yan qui y interprète le rôle de Li Zuyi ; mais c’est l’actrice Yuan Meiyun (袁美云) qui y a repris le rôle de Li Naifan. On note aussi la présence de l’acteur qui jouait le rôle du père dans le film de 1931, Liu Jiqun (刘继群), mais sans que l’on sache précisément le rôle qu’il interprète dans le remake. Ce film a été perdu, mais une partie serait conservée aux Archives de Pékin. (2)

 

Ruan Lingyu à la fin du film

 

Quant à la copie du film de 1931 retrouvée en Uruguay, elle a été envoyée aux Archives du film, à Taiwan, pour restauration. Le film a ensuite été projeté à Taipei en juin 2010, dans le cadre d’une rétrospective commémorant le centième anniversaire de la naissance de Ruan Lingyu. Puis il a été présenté en décembre 2010 au MOMA à Pékin (百老汇电影中心). Il a ensuite été montré dans nombre de festivals, en Amérique et en Asie, suscitant partout la même émotion.

 

Recherche effectuée pour la présentation du film à l’Institut Confucius de Paris Diderot, le 7 novembre 2013, dans le cadre du cycle Littérature et cinéma.
 

 

Note

(1) Article publié sur son blog par Hua Xinmin, avec les références des éditions du roman ainsi que des autres œuvres de Hua Luochen :

我祖母华罗琛没有用中文写作过--纠正误传

Pour rectifier une erreur : ma grand-mère Hua Luochen n’écrivait pas en chinois.

http://huaxinmin.blog.163.com/blog/static/11890996420112784345776/

(2) Voir le bref article du Chinese Mirror sur le film :

http://www.chinesemirror.com/index/2013/03/love-and-duty-1938.html

 

 

 

 
 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



Qui sommes-nous ? - Objectifs et mode d’emploi - Contactez-nous - Liens

 

© ChineseMovies.com.fr. Tous droits réservés.

Conception et réalisation : ZHANG Xiaoqiu