|
« Les 800 » : un film signé Guan Hu, sauvé par le covid
par Brigitte Duzan, 7 septembre 2020
« Les 800 » (《八佰》) a failli être un de ces films fantômes
qui peuplent les limbes du cinéma chinois, des films qui
alimentent la chronique mais que l’on ne voit jamais, faute
de satisfaire aux exigences capricieuses de la censure. Sa
sortie
plusieurs fois repoussée,
de juin 2019 à août 2020, est caractéristique des aléas qui
menacent les réalisateurs chinois quand ils ont l’audace de
choisir d’illustrer des sujets politiques. Le film peut
toujours être remis en cause par des conservateurs
auto-érigés en gardiens de l’orthodoxie.
« Les 800 » a été providentiellement sauvé par le covid :
le très long confinement qui a maintenu les cinémas chinois
fermés de janvier à juillet 2020 avait mis l’« industrie du
cinéma » aux abois, non seulement les cinémas mais aussi les
producteurs. Très attendu, le film était un moyen formidable
de faire rentrer de l’argent dans les caisses. Il a tenu sa
promesse, mais au prix de quelques astuces pour le rendre
acceptable à ses
|
|
Les 800, affiche pour
la sortie du 21 août 2020 |
censeurs. Elles ne font qu’ajouter du sel à l’histoire du
film désormais entrée dans les annales.
Un épisode dramatique de la bataille de Shanghai
Guan Hu et les photos
d’archives de la Bataille de Shanghai |
|
Film de 80 millions de dollars produit par des poids lourds
de la production chinoise, dont Huayi Brothers, premier film
chinois entièrement tourné en caméras IMAX, « Les 800 » a
été réalisé par
Guan Hu (管虎)
qui a mis près de dix ans à le préparer. S’agissant d’un
sujet qui a déjà été traité trois fois au cinéma, il a
réussi à le renouveler en apportant une approche originale
qui met en abyme l’héroïsme des soldats sommés de défendre
un entrepôt plus symbolique que stratégique : en les
montrant sous le regard des Chinois et
|
des étrangers réfugiés dans la Concession internationale (上海公共租界),
de l’autre côté de la rivière Suzhou (苏州河).
|
L’entrepôt et la
Concession internationale |
|
Quatre jours de résistance héroïque
L’épisode se situe à la fin du mois d’octobre 1937, alors
que l’armée nationaliste a perdu le contrôle du nord de
Shanghai après plus de deux mois de combats, à la suite des
premières attaques japonaises le 13 août. Les Japonais ont
laissé les Concessions étrangères indemnes, en évitant de
les bombarder pour éviter une intervention des puissances
occidentales. Mais c’est justement ce que tente d’obtenir
Chang Kai-chek.
L’entrepôt le 29
octobre 1937, avec le drapeau nationaliste au sommet |
|
C’est pour faire pencher l’opinion internationale en faveur
de la Chine qu’est demandée au commandant de la 88ème
division l’action d’éclat qui est le sujet du film : occuper
un entrepôt du quartier de Zhabei, nommé « entrepôt des
quatre banques » (sì
háng cāngkù
四行仓库)
et le tenir pour contenir l’avancée des Japonais. L’entrepôt
est au nord de la rivière Suzhou, séparé par un pont de la
Concession internationale, où se trouvent alors un grand
|
nombre de réfugiés, mais aussi des reporters internationaux
qui observent et couvrent l’événement.
Le contingent arrive sur les lieux le 26 octobre, après
avoir au passage capturé des déserteurs et maraudeurs, dont
un gamin de treize ans ; beaucoup de soldats ont de seize à
dix-huit ans. Riche en rebondissements et épisodes célèbres,
l’action, se déroule sur quatre jours.
- Jour 1 (27 octobre)
Sous le regard des civils (et des soldats britanniques)
massés dans la Concession internationale, de l’autre côté de
la rivière, les soldats japonais lancent une première
attaque et sont refoulés. A l’intérieur de l’entrepôt, les
déserteurs capturés sont forcés de participer au combat.
Quelques-uns tentent de s’enfuir mais tombent sur une
escouade de Japonais envoyés en mission suicide. Ils
alertent les soldats et sont applaudis comme des héros.
|
|
Dans l’entrepôt |
- Jour 2 (28 octobre)
La rumeur court que les Japonais vont prendre le bâtiment
dans les trois heures. Ils lancent des attaques du nord et
de l’ouest, mais les soldats chinois se sacrifient en
s’attachant des explosifs à la taille et en se lançant du
haut des murs sur les assaillants. L’attaque est refoulée.
Un civil chinois se sacrifie en portant une ligne
téléphonique de l’autre côté du pont. Une journaliste
chinoise vient prendre des photos. A la tombée de la nuit,
les gens de la Concession envoient des victuailles
par-dessus la rivière.
C’est alors qu’une jeune femme désormais célèbre, nommée
Yang Huimin (杨惠敏),
traverse la rivière à la nage pour apporter un drapeau,
offert par la propriétaire d’un grand casino.
Le commandant décide de le hisser le lendemain matin sur le
toit de l’entrepôt. Entre-temps, Chang Kai-chek a donné
l’ordre de tenir aussi longtemps que possible afin
d’influencer la Conférence du Traité des neuf puissances qui
va se tenir à Bruxelles
,
à l’issue de laquelle il espère obtenir l’aide des
participants.
- Jour 3 (29 octobre)
Le drapeau est hissé, véritable provocation pour les
Japonais qui le mitraillent aussitôt, fauchant
d’innombrables vies au passage. Mais en répondant aux salves
d’artillerie anti-aérienne, les avions japonais frappent
accidentellement à l’intérieur de la Concession. L’armée
britannique proteste
|
|
L’héroïne Yang Huimin
avec
le drapeau
nationaliste |
contre ce qu’elle considère comme un acte de guerre la
visant, et les avions japonais reçoivent l’ordre de se
retirer.
Le soir, les soldats encore vivants se distraient en
regardant un théâtre d’ombres de fortune.
|
Ceux qui vont mourir |
|
- Jour 4 (30 octobre)
Il neige. Une zone
de sécurité aux couleurs de la Croix rouge est instaurée par
les autorités britanniques de la Concession de leur côté du
pont. Le commandant sort sur son cheval blanc
pour parlementer avec les Japonais ; on lui donne une
dernière chance de se rendre. Mais, un peu plus tard, il
reçoit l’ordre d’abandonner l’entrepôt et de se retirer dans
la Concession avec le reste de ses hommes. En effet, la
conférence de Bruxelles a été ajournée en raison des
accusations de corruption portées contre le Premier ministre
belge, le forçant à démissionner ; le délégué chinois à la
conférence explique que l’atmosphère n’est pas favorable à
une intervention étrangère à Shanghai.
Quelques soldats se portent volontaires pour rester
s’occuper des blessés et couvrir la retraite du bataillon.
|
Et ceux qui les
regardent |
|
A la fin, le film montre une vue panoramique des lieux de la
bataille aujourd’hui, 80 ans plus tard. Au générique passent
des photos et quelques lignes de présentation des héros de
la bataille, ainsi que des images d’archive des combats.
C’est presque dommage mais dans l’esprit du film qui se veut
réaliste. Guan Hu est à l’opposé du mythe révolutionnaire.
Superbe illustration des conditions historiques
Il a fait un long travail de recherche. Selon ses propres
dires, il a commencé à préparer le film dès 2009 et a passé
dix ans à rassembler sa documentation, en menant plus de
quatre cents entretiens. Le projet a connu trois révisions
avant d’être officiellement lancé, sous le titre « Projet
H » (“H计划
).
Le titre du film a été choisi avec un soin particulier. Le
scénario original, approuvé en 2013, était intitulé « 800
héros » (《八百壮士》)
,
comme les films précédents sur le même sujet
.
Le titre « Les 800 » (《八佰》)
a finalement été retenu pour bien mettre l’accent sur les
individus, non sur la guerre ni même l’héroïsme. A
l’origine, le caractère bǎi (佰)
désignait, dans la terminologie militaire ancienne, une
compagnie de cent hommes, une unité de dix hommes étant
désignée par shén (什).
La reconstitution historique de la réalité des lieux est
l’un des grands intérêts du film, à porter au crédit de Guan
Hu et de son coscénariste Ge Rui (葛瑞).
Le film montre bien la situation très spécifique du terrain,
avec cette démarcation étonnante entre d’un côté de la
rivière Suzhou, la Concession internationale, territoire
préservé hors combat, et de l’autre côté, tout près, la zone
de l’entrepôt livrée à l’enfer des combats.
|
|
Affiche pour la sortie
initialement prévue du 5 juillet 2019 |
Les dirigeants communistes ont toujours reproché à Chang
Kai-chek d’avoir privilégié les efforts diplomatiques pour
obtenir une aide étrangère, américaine en particulier, au
lieu de compter sur ses propres forces pour gagner la
guerre.
Un film qui tranche sur les films de guerre ordinaires
Le film fait bien sûr la part belle aux combats, mais Guan
Hu a choisi une approche à la fois immersive et distanciée
qui en fait toute l’originalité.
Réalisme et réussite technique
Le film a été tourné à Suzhou, en 230 jours, de septembre
2017 à avril 2018. Le décor a été entièrement recréé, y
compris une rivière sur 200 mètres et les bâtiments des deux
côtés. Les combats ont consommé des quantités
impressionnantes de poudre à canon et de munitions, plus 300
kilos d’huile et 5 tonnes de vieux journaux pour la fumée.
Le directeur de la photographie
Cao Yu (曹郁)
a utilisé plus de deux mille lampes pour recréer une lumière
dans une infinie variété de nuances.
Quant aux près de
400 acteurs, ils ont reçu une formation militaire pendant
sept mois. Les rôles principaux sont interprétés par une
pléiade d’acteurs et actrices connus, sans qu’aucun,
cependant, ne se distingue ou soit mis en relief plus que
les autres. Même l’héroïne qui traverse la rivière à la nage
pour apporter le drapeau jusqu’à l’entrepôt n’est pas
interprétée par une grande star, contrairement au choix fait
pour le
film taïwanais de
1976
,
où le rôle est incarné de manière très dramatique par nulle
autre que…
|
|
Affiche pour la sortie
internationale initiale du 5 juillet 2019 |
Brigitte Lin, grande star des films d’arts martiaux venue de
Hong Kong pour l’occasion ! Il est remarquable d’avoir
réalisé un tel film sans l’habituel défilé de vedettes.
Les qualités
techniques sont tout aussi remarquables
,
à commencer par celles de l’action, réglée par les deux
maîtres que sont l’Australien Glenn Boswell (qui a travaillé
sur « Mad Max » et « Matrix ») et son collègue Fu Xiaojie (傅小杰)
qui a travaillé pour Guan Hu sur
« Cow »
(《斗牛》)
et « The Chef The Actor The
Scoundrel » (《虎烈拉》).
On n’est pas dans l’esthétique du film de guerre style
studio du 1er août.
On notera que « Les 800 » a été tourné en caméras IMAX et
que c’est le premier film chinois à avoir été tourné en
totalité ainsi. Il est sorti en Chine un peu avant « Tenet »
de Christopher Nolan, également tourné en IMAX (et a fait
mieux au box-office). Le film de Guan Hu semble annoncer la
fin du boom insensé de la 3D
en Chine.
Aspect docu-fiction
Le plus remarquable, cependant, est dans l’approche
originale que Guan Hu a mise en œuvre pour montrer la
réalité duale des combats, menés sous l’œil de la population
en sécurité dans la Concession internationale, en position
de véritables voyeurs, certains munis de jumelles pour mieux
voir. Il montre la vie qui continue dans la Concession, avec
ses néons et ses paillettes, comme si de rien n’était. On a
l’impression de voir illustrée une page d’histoire :
« Ce fut une
bataille aussi étrange que féroce : les concessions
internationales et françaises ayant déclaré aussitôt leur
neutralité, Suzhou Creek devint la ligne de démarcation, et
les résidents des zones internationales purent assister, des
fenêtres des immeubles, à la jumelle, aux combats acharnés …
des soldats nationalistes défendant les entrepôts de la
Banque de Chine. Mais les concessions internationales ne
furent pas épargnées. Contrairement à ce qui s’était passé
en 1932, où des barbelés et des portes de fer avaient barré
le chemin aux Chinois tentant de venir dans les zones
occidentales, des flots de réfugiés envahirent les
concessions. Ils avaient été précédés par les entreprises
d’État, les administrations municipales, les écoles, des
maisons de presse, des compagnies privées. La population des
concessions doubla, passant d’un million et demi de
personnes à trois millions. Les réfugiés s’installèrent dans
des camps de fortune, les rues, les entrées d’immeuble,
partout où ils le pouvaient, parfois même dans les salles de
cinéma. Ils restèrent après de la fin de la bataille : ils
étaient encore 700 000 en décembre 1937. »
Cela n’est pas sans rappeler l’un des premiers docu-fiction
de l’histoire du cinéma chinois : « Le Torrent sauvage » (《狂流》)
de
Cheng Bugao (程步高),
sorti en mars 1933. En mai 1931,
une crue
catastrophique du Yangzi partie de la région de Wuhan ayant
inondé seize provinces, Cheng Bugao est allé filmer un
documentaire avec deux cameramen ; il montre un contraste
saisissant entre les victimes qui se battent pour survivre
et les riches nantis qui contemplent la scène de leur
balcon. Le film a ensuite été construit en mêlant
documentaire et fiction sur un scénario de Xia Yan (夏衍).
Guan Hu crée ainsi un effet de miroir qui provoque la
réflexion. Aux malheureux déserteurs récupérés par la
troupe, aux soldats de tous âges et de tous statuts sociaux
promis à la mort, s’opposent, comme chez Cheng Bugao, les
heureux habitants de la Concession internationale qui les
lorgnent de loin…
Avec ce film, Guan Hu s’impose comme l’un des grands
réalisateurs chinois actuels.
Film interdit, sauvé par le covid
Le premier trailer du film a été diffusé le 6 mars 2019, et
la première affiche dévoilée le 15. Le film devait sortir en
juin au festival de Shanghai, il a été retiré au dernier
moment et sa sortie repoussée à une date indéterminée.
Les
péripéties de cette sortie,
expliquées aujourd’hui, ne se sont pas arrêtées là.
Quand, après le confinement, les cinémas chinois ont
rouvert, en juillet 2020, ils étaient au bord du gouffre,
comme partout, mais manquaient en outre de grands films à
programmer. « Les 800 » était le candidat idéal. Encore
fallait-il satisfaire les exigences de la censure, ou du
moins des ultra-conservateurs qui s’étaient insurgés contre
la sortie d’un film qu’ils considéraient comme glorifiant
indûment l’armée nationaliste
.
Le film a dû faire des modifications après avoir raté un
nouveau passage devant la censure le 2 août.
|
Le drapeau rouge, dans
le film |
|
En fait, ce qui avait particulièrement attisé l’ire des
conservateurs, c’était le drapeau ! Le drapeau nationaliste
flottant fièrement sur le toit de l’entrepôt, drapeau rouge
avec, dans le coin supérieur gauche, son soleil blanc sur
fond bleu foncé, répondant à sa description : Ciel bleu,
soleil blanc, terre toute rouge (青天,
白日,
满地红).
La solution est très simple : on n’a conservé que le rouge.
On ne voit du drapeau que le coin droit, d’un rouge
franchement révolutionnaire.
Pour le reste, le film qui est sorti le 21 août dure une
dizaine de minutes de moins que la longueur annoncée un an
plus tôt (2h35).
Il serait intéressant de savoir ce qui pouvait tant froisser
les censeurs.
L’entrepôt aujourd’hui |
|
En attendant, le film a bien répondu aux espoirs placés en
lui : il a gagné
116 millions de dollars le seul premier weekend, en incluant
les avant-premières qui ont commencé le 14 août. Le 30 août,
les recettes totalisaient 277 millions de dollars en Chine
et le 6 septembre 336 millions en joutant les chiffres des
sorties en Australie et Nouvelle Zélande
.
On l’attend en Europe.
Quant à l’entrepôt, il est devenu un musée, et un site
touristique très visité.
|
Notes complémentaires :
Une
sortie interdite en 2019, autorisée en 2020
Les autres films sur le même sujet
Ils sont trois, deux dès 1938 en Chine continentale et à
Hong Kong, et un en 1976 à Taiwan. Ils portent tous les
trois le titre « The
Eight Hundred Heroes » (《八百壮士》),
c’est-à-dire « Les 800 héros ».
1. Le premier film, sorti en avril 1938 à Hong Kong, est une
production hongkongaise en cantonais, réalisée par Lu Si (鲁司).
2. Le deuxième, bien plus célèbre, est le film réalisé par
Ying Yunwei
(应云卫)
sur un scénario de Yang Hansheng (阳翰笙)
adapté d’une pièce de propagande, avec
Yuan Muzhi (袁牧之)
dans le rôle du commandant de la 88ème division
et son épouse Chen Bo‘er (陈波儿)
dans le rôle de Yang Huimin.
Le film de Ying Yunwei
(1938) |
|
Le film de Ting
Shan-hsi (1976) |
3. Le troisième est un film taïwanais sorti en 1976, réalisé
par le cinéaste et écrivain Ting Shan-hsi (丁善玺).
C’est l’un des nombreux films célébrant pompeusement la
cause nationaliste, à grands renforts de scènes
mélodramatiques et de grandes stars, la principale, ici,
étant
Brigitte Lin
venue de Hong Kong pour interpréter le rôle de Yang Huimin,
mais aussi Hsu Feng (徐枫),
actrice des films de wuxia de
King Hu,
Sylvia Chang, etc... La scène du drapeau est le clou du
film.
Critiques doublées d’une controverse sur le rôle du
général nationaliste Sun Yuanliang (孙元良)*
dans la guerre de résistance contre le Japon, après
que Guan Hu eut posté sur son compte weibo une photo
de lui aux côtés du fils du général, Qin Han (秦汉),
qui est un acteur.
|
|