« Raining in
the Mountain » : transgression pleine d’humour des codes du
film de wuxia
par Brigitte Duzan, 20 mars 2015
« Raining
in the Mountain » (《空山灵雨》)
est un film de
King Hu (胡金铨)
sorti en première mondiale au 3ème
festival international de cinéma de Hong Kong en
juin 1979
[1].
Sorti en France en 1987, projeté encore à la
Cinémathèque, à Paris, dans le cadre de la
rétrospective King Hu en février 2012, le film reste
méconnu.
Plus, sans doute, que tout autre film de King Hu,
« Raining
in the Mountain » est un film de lettré, imprégné
d’une pensée infiniment subtile. C’est à la fois
l’anti-film de wuxia et l’essence du film de
wuxia : anti-wuxiapian car il
subvertit les codes usuels du genre, essence du
wuxiapian car il privilégie la réflexion à
l’action. C’est un film intérieur et épuré, à
l’opposé des films d’action en vogue à l’époque.
Mais c’est en outre un film d’un humour réjouissant,
qui se moque des codes et des règles, que ce soit
celles du wuxia ou celles du bouddhisme, qui
revendique la liberté de penser et de croire, et
donc, aussi, de créer, sans l’entrave de règles
établies.
Raining in the
Mountain
Clés de lecture initiales
King Hu indique dès l’abord l’esprit dans lequel il a conçu
son film, donc celui dans lequel il convient de l’aborder.
Il nous donne deux clés initiales dans le titre et dans le
générique.
Le titre
Le titre anglais a traduit deux des caractères du titre
chinois, en omettant les deux qui sont justement
fondamentaux :
空
kōng
et
灵
líng.
Kongshan Lingyu,
le recueil de Xu Dishan
Le titre chinois renvoie en fait à celui d’un
recueil d’essais écrits par Xu Dishan (许地山)
pendant ses années d’études aux Etats-Unis et en
Angleterre, et publié à son retour en Chine en 1927
[2].
C’est déjà une indication : Xu Dishan est l’un des
penseurs chinois les plus originaux de la génération
du 4 mai ; spécialiste de religion et cultures
indiennes, il a fait des études approfondies sur
l’histoire des religions, et en particulier sur le
bouddhisme.
Le titre
空山灵雨
kōngshānlíngyǔ
s’analyse en prenant les caractères deux à deux :
山/雨
représentent la nature dans ses manifestations
contingentes, 空/灵
sont des termes relevant du bouddhisme, et plus
spécialement du bouddhisme chán (禅),
fondé, pour résumer un peu hâtivement, sur
l’illumination soudaine, sans exclure un
enseignement et un perfectionnement graduels, mais
dans une grande liberté vis-à-vis de la doctrine.
C’est l’une des grandes traditions bouddhistes qui
s’est développée en Chine à partir du sixième
siècle, et qui est au cœur du film.
-
空
kōng
désigne le concept de vide qui est au centre de la vision
bouddhiste des choses, ou plutôt la vacuité comme absence
d’essence en soi, toute chose étant vide d’existence propre
car interdépendante par nature. 空山
kōngshān
est la montagne vide comme symbole de vacuité.
-灵
líng
signifie à la fois bon, bienfaisant (c’est un synonyme de
善
shàn) ;
mais il signifie aussi vif, rapide, donc soudain comme dans
l’expression
灵机
língjī
inspiration, illumination soudaine. 灵雨
língyǔ
implique donc une pluie à la fois soudaine et
(spirituellement) bénéfique.
La lecture du titre est donc une indication du thème
principal du film.
Le générique
Le générique se déroule ensuite comme des pages que
l’on tourne, écrites dans une calligraphie
recherchée sur du papier de riz légèrement jauni.
Il est ainsi présenté lui-même comme un rouleau
précieux du même ordre que celui qui est au centre
du scénario, comme dans beaucoup de films de
wuxia, objet de convoitise qui est le moteur de
l’action, mais ici finalement dénoncé comme objet de
fétichisme vain.
Le titre au générique
Clés du scénario
Une lecture rapide fait apparaître le scénario comme une
histoire typique de wuxia, avec une série de
personnages rivaux luttant pour mettre la main sur un
document précieux. Cependant, la nature de ce document est
ici inhabituelle et change totalement les implications et
les conclusions de l’histoire.
Une histoire de wuxia
La signature de King
Hu
Dans une Chine située sous la dynastie des Ming,
vers le 15ème siècle, le monastère des
Trois Trésors (三宝寺)
a pour supérieur un bonze très âgé, dont la santé
déclinante l’incite à désigner un successeur parmi
ses trois premiers disciples : Huitong (慧通),
Huiwen (慧文)
et Huisi (慧思).
Pour l’aider dans son choix, il invite trois hôtes
de marque à venir lui prodiguer leurs conseils
éclairés : le riche marchand Wen’an (文安),
fidèle soutien du monastère, le général Wang (王将军),
commandant en chef de la région et
représentant du pouvoir, et maître Wuwai (悟外),
un sage bouddhiste aussi original qu’érudit.
Or le monastère est détenteur d’un manuscrit d’une valeur
inestimable car il est réputé avoir été copié de la main
même du moine Xuanzang (玄奘),
grand traducteur, au 7ème siècle, de textes
bouddhiques rapportés d’Inde – Xuanzang d’ailleurs également
nommé Sanzang (三藏),
soit "les trois corbeilles", ou tripitaka, qui
désigne un corpus de textes constituant le canon bouddhique,
et renvoie aux "trois trésors" du monastère.
Les deux visiteurs profanes rêvent de mettre la main
sur le fameux rouleau, surtout pour sa valeur
marchande. Wen’an arrive donc accompagné d’un duo de
choc : une spécialiste du vol à la tire, surnommée
Renarde blanche (Baihu
白狐),
qu’il fait passer pour son épouse, et son assistant,
surnommé, comme il se doit, Serrure d’or (Jinsuo
金锁).
Quant au général, il est accompagné du commandant
Zhangcheng (张诚)
qui est l’un de ses sbires. Chacun soutient l’un des
deux premiers disciples avec lequel il s’est entendu
pour obtenir le rouleau une fois qu’il aura été
choisi comme successeur : Wang soutient Huitong et
Wen’an Huiwen.
Dans le calme trompeur du monastère arrive alors un
criminel, ou prétendu tel, du nom de Qiuming (邱明)
qui a payé un forfait au gouvernement pour devenir
moine et racheter ses fautes. Interrogé à son
arrivée par le vieux supérieur et Wuwai, il explique
qu’il a été injustement condamné, à cause déjà d’un
un très ancien rouleau que possédait son frère et
que Zhangcheng convoitait ; son frère a été tué
Affiche façon shanshui
et lui condamné à l’exil. Nommé gardien de la bibliothèque,
il se retrouve au centre des intrigues pour voler le
rouleau.
Finalement, à la surprise générale, lors de la cérémonie de
succession, c’est Qiuming qui est intronisé, sous le nom de
Huiming (慧明) :
le supérieur considère qu’il a la sagesse et l’illumination
requises. Il se trouve cependant aussitôt confronté aux
cabales menées par Huiwen.
Compositions
naturalistes de la séquence introductive
Finalement, la Renarde et son comparse réussissent à
voler le manuscrit, mais sont poursuivis par
Zhangcheng, course poursuite effrénée dans la forêt
qui se termine par trois morts, et la capture de la
Renarde dans un final éblouissant qui est le plus
bel hommage du film aux nüxia aériennes de la
tradition.
Huiming décide alors de brûler le manuscrit, cause
de tant de
malheurs, et en remet une copie au général : l’important est
l’esprit, et la pratique de chacun, non le rouleau, qui
n’est qu’un morceau de papier. Et, dernier clin d’œil
ironique, le film se termine sur la tonsure de la Renarde,
qui se fait nonne.
Mais une histoire de wuxia peu ordinaire
Le scénario se présente donc comme une histoire
classique de wuxia, ou du moins un type
d’histoire de wuxia : une histoire avec
intrigues de divers personnages visant à entrer en
possession d’un manuscrit rare. Il s’agit
généralement d’un manuel décrivant des techniques
spéciales d’arts martiaux permettant d’acquérir, au
fil de l’épée, la domination sur une secte, ou une
école spécifique, manuel qu’il s’agit alors de ne
pas laisser tomber entre les mains de personnages
voués au mal. Ce type d’histoire se passe
Le temple
en général dans un contexte taoïste, plus ou moins
mystérieux et magique.
Rien de cela ici. Il s’agit bien au contraire d’une quête
spirituelle qui est quête de l’illumination individuelle, au
sens du bouddhisme chán. C’est pour cela que le
manuscrit n’est précieux que pour sa valeur d’éveil, non
pour sa valeur en soi, et qu’il peut être brûlé.
C’est autour de la signification de ce manuscrit,
précisément cité dans le scénario, et à partir de son
histoire, qu’est en fait construite toute la narration.
Un manuscrit révélateur
Ce manuscrit s’appelle
Dàshéng Qǐxìn Lùn
(《大乘起信论》),
soit, dans une traduction courante,
« Eveil de la foi dans le Mahayana ».
L’arrivée au temple
(séquence introductive)
C’est un texte attribué à
Ashvaghosha (马鸣),
dramaturge et poète épique qui est l’un des quatre
grands sages bouddhistes
[3]
et surtout qui est considéré par le bouddhisme
chán comme l’un de ses patriarches, auteur d’un
enseignement présenté sous forme de paraboles et
récits.
Mais, première particularité du
Dàshéng Qǐxìn Lùn :
on n’en connaît pas d’original en sanscrit ; la plus
ancienne version
connue est écrite en chinois. Le texte est réputé avoir été
traduit par le moine indien Paramartha (真谛)
en 553, mais on pense aujourd’hui qu’il a été rédigé par lui
ou l’un de ses élèves. Il est donc souvent omis de la liste
des textes du canon bouddhiste. C’est une première ironie du
scénario : les intrigants du film sont à la poursuite d’un
manuscrit dont l’authenticité même est douteuse.
Cependant, faux ou pas, ce texte a exercé une influence non
négligeable, en particulier sur le développement du
bouddhisme chán, et c’est là que le scénario joue
avec une extrême subtilité sur des détails de ce
développement, selon la tradition établie.
Il a eu, entre autre, une influence importante sur
ce qu’on appelle l’Enseignement de la Montagne de
l’Est (东山法门),
un courant du bouddhisme chán développé au
monastère de la Montagne de l’Est du mont
Shuangfeng, ou des Deux Pics (双峰),
sur le mont Huangmei (黃梅山),
au Hubei. L’école, axée essentiellement sur la
pratique de la méditation, a
L’arrivée de Wuwai
été fondée par le moine Daoxin (道信),
mort en 651, qui a eu pour successeur Hongren (弘忍),
mort en 674. Tous deux connus pour ne pas avoir compilé
d’écrits et avoir enseigné oralement.
A la mort de Hongren, il y aurait eu une véritable guerre de
succession, Shenxiu (神秀)
étant le disciple favori au départ, mais l’un des moines
cherchant à faire reconnaître son maître Huineng (惠能)
comme successeur. C’est ce qui a entraîné la scission de
l’école en une Ecole du Nord (courant Shenxiu) et une
Ecole du Sud (courant Huineng, prônant l’éveil subit)
- distinction non géographique, mais fondée sur
l’enseignement, opposant approche progressive du
Nord/approche soudaine du Sud, bien que l’opposition ne soit
pas aussi tranchée.
Une parabole bouddhiste traitée en wuxia
Chen Wai-lau dans le
rôle de Zhangchen
La tradition veut que la succession de Hongren ait
été décidée au terme d’un conteste poétique. Hongren
demanda à ses élèves d’écrire une strophe pour
expliquer l’essence de l’esprit. Shenxiu ayant écrit
un poème décrivant le corps comme un arbre de Bodhi
et l’esprit comme un miroir qu’il faut polir
constamment pour en éliminer les impuretés, Huineng
répondit en disant que la Bodhi n’a pas d’arbre et
que, toute chose étant caractérisée par sa vacuité,
il ne peut y avoir de poussières à nettoyer. L’idée
de cette rixe poétique est reprise dans le scénario,
dans la séquence où il est demandé à chacun des
disciples de décrire comment puiser de l’eau pure.
Le film se replace donc dans l’optique dite du sud : une
approche visant à l’illumination soudaine, par la pratique
intérieure et personnelle, donc relativisant l’importance de
l’enseignement graduel, par les textes. Dans le scénario, au
moment de procéder au choix de son successeur en lui
remettant, comme le veut la tradition, la cape et le bol
d’offrandes
[4],
le vieux supérieur cite nommément le précédent de Hongren et
ses problèmes de succession. Et il n’est pas anodin que les
noms des disciples commencent par le caractère
huì
惠,
comme Huineng, donc implicitement rattachés à l’école du
sud, qui est devenue le courant fondamental du chán.
Le scénario se présente ainsi comme une sorte de parabole
bouddhiste, ensuite déclinée sous forme de wuxia, où
la quête spirituelle se fond dans celle, traditionnelle, du
xia, avec rédemption finale de ceux dont le cœur est
pur : le sage injustement condamné et la voleuse qui devient
nonne.
La fin, d’ailleurs, redonne un rôle de choix à la
nüxia, dans un film jusqu’alors surtout
masculin, mais de façon totalement inattendue. D’une
part, ce sont les femmes de la suite de Wuwai qui se
muent soudain en redoutables amazones aériennes,
fondant du haut des arbres et arrêtant la voleuse,
qui est, elle, nüxia détrônée, et
essoufflée. D’autre part, dans les histoires
classiques de nüxia, depuis les
Qiuming interrogé par
Wuwai, avec Huisi en arrière-plan
Tang, l’héroïne disparaît après avoir rempli sa mission.
Ici, elle entre au monastère, ce qui est une autre manière
de disparaître, ou de renaître à une autre vérité, une autre
existence.
Du scénario à la réalisation
Pour mettre en scène son histoire, King Hu commence par la
situer dans un paysage, qui est manifestation de la
« montagne vide » du titre. Puis il présente ses personnages
et met en place son récit en le scandant par un rythme
feutré, comme il se doit dans l’environnement d’un
monastère, par définition voué au silence.
Un film présenté comme un rouleau de shanshui
C’est le paysage qui est le sujet principal du film, ou
plutôt la peinture de paysage. Chaque scène est un tableau,
comme une scène dans une peinture que l’on déroule.
Le générique se présente en fait comme ces poèmes inscrits
en introduction à un paysage de shanhui
山水,
montagne/eau qui est une autre forme du montagne/pluie du
titre. Et le paysage arrive à la première séquence, longue
séquence introductive qui donne à la fois le rythme et le
cadre spirituel. On pense à la phrase de Confucius :
知者乐水,仁者乐山;知者动,仁者靜…。
« L’homme de savoir s’enchante de l’eau, l’homme de bien de
la montagne.
Le premier est
actif, le second est paisible… »
[5]
Shi Chun dans le rôle
de Huiwen
Ici c’est la montagne qui domine, parcourue à pied.
Le cadre est serein. L’image épurée revient aux
principes de la peinture de shanshui comme
révélation du monde intérieur du lettré dans les
interstices du vide.
Mais c’est une apparence aussi trompeuse que le
monde est illusoire. Au détour du chemin se profile
le petit monastère, et surgit un gardien pour
éloigner les intrus, mais recevoir les hôtes.
L’ambiguïté des personnages
apparaît tout de suite dans les questions de la femme sur la
valeur du rouleau, et le film commence.
Une construction en plans séquences
A partir de là, la narration se déroule en plans séquences
qui procèdent par découpage du temps et de l’espace, en une
suite de scènes dont la plupart sont en huis clos : le
procédé correspond parfaitement à la narration, faite
d’intrigues et de complots réalisés par petits groupes
séparés, dans des endroits différents du monastère, même si
la bibliothèque tend à devenir le point focal. King Hu
ménage quelques temps de respiration, comme dans la séance de
prière et méditation de Wuwai, traitée dans un style proche du baroque.
Mais le découpage en scènes restreintes au huis clos d’une
pièce est prédominant, ce qui met en relief l’échappée
finale dans la montagne.
La seule séquence où tous les personnages sont réunis est
celle du choix de son successeur par le supérieur du
monastère. Et aussitôt après, les groupes se reforment,
mobilisés les uns contre Huiming, les autres dans leur
projet de vol du rouleau.
Conflits feutrés dans la paix du monastère
Le monastère n’est paisible qu’en apparence ; il est
le lieu d’ambitions et de quêtes qui sont d’autant
plus insidieuses qu’elles sont furtives, pour
respecter la paix du lieu, justement.
Car même les courses et combats restent feutrés,
rythmés par le son étouffé des bangzi, qui
sont en outre d’un rythme modéré. Venant rompre le
silence, ces percussions annoncent et révèlent la
présence d’un voleur en maraude et contribuent à
créer une
Les femmes au bain
pendant la séance de prière de Wuwai
atmosphère vaguement inquiétante en se substituant au bruit
des pas.
Tout cela est différent des autres films de King Hu, et des
films de wuxia en général, où le rythme se doit
d’être rapide, en particulier dans les combats ;
King Hua même
développé tout un art du montage qui permet, en gommant
certains détails ou séquences de l’action, de la rendre
encore plus rapide. Ici, au contraire, il n’y a pas de
grandes scènes de combat ; celles qui existent sont traitées
avec le respect dû à un espace où doivent être préservés le
calme et le silence, sauf dans l’envolée finale où la
tradition du combat de wuxia reprend ses droits, mais
personnalisée. C’est l’originalité qui prévaut.
Des personnages superbement campés
Tout le film est en fait un jeu sur l’ambiguïté et les
fausses apparences. Les personnages ne sont pas ce qu’ils
donnent l’impression d’être, et les personnages principaux,
Wuwai, Qiuming et la Renarde, sont des anti-héros de
wuxia.
Tien Feng dans le rôle
du général Wang (au milieu)
Comme dans les Analectes, les disciples ont chacun
leur personnalité bien affirmée, de même que les
hôtes du monastère dont les rôles se rapprochent de
ceux de l’opéra traditionnel : le marchand - Wen’ai,
interprété par Tong Lin (佟林),
le général – Wang Jiangjun interprété par
Tien Feng
(田丰),
le rôle comique – Wuwai, interprété par Wu
Chia-hsiang (吴家骧).
C’est du heurt des personnalités, de leurs ambitions
et intrigues pour y parvenir, que naît la
progression narrative.
Le personnage le plus sympathique est sans doute le
troisième disciple, Huisi (慧思),
interprété par un acteur de kung-fu, frère de David Chiang,
Paul Chun (秦沛).
Là aussi, King Hu fausse le jeu au départ, en donnant
l’impression, par le seul choix de l’acteur, qu’il s’agit
d’un autre personnage en train de comploter. En fait il est
sérieux et honnête. Wuwai, Qiu Ming, la Renarde ont des
défauts, lui est peut-être le seul personnage qui approche
de la perfection, au-delà des jugements… Des trois
disciples, ce serait le meilleur choix pour le supérieur,
mais il reste toujours en retrait.
Le personnage de Wuwai est sans doute le plus
original. C’est l’équivalent du chou à
l’opéra. Il apporte de la vie, un caractère non
conforme, hétérodoxe, qui ne respecte pas la loi
dans son acception la plus rigide : il mange de la
viande et se promène avec une escorte de jeunes
femmes qui font dire à la Renarde en riant qu’il est
un vieux maniaque, un vieillard lubrique (“老色迷”).
Mais, lui réplique Wen’ai, il est respecté même par
l’empereur. Il se montre en fait extrêmement
clairvoyant dans ses
Sun Yue dans le rôle
de Qiuming
choix et jugements. Il est le versant profane du chán,
à la fois l’alter ego du supérieur du monastère et le
pendant de Qiuming.
Interprété par Sun Yue (孙越),
Qiu Ming apparaît comme un homme ordinaire : il est bon et
tolérant, mais n’est pas sans défauts ; il estsage mais
n’est pas un homme parfait (完人).
Il est à l’image du bouddhisme chán : un sage qui
atteint l’illumination par sa recherche personnelle et sa
valeur propre, en dehors du simple respect des textes.
Hsu Feng dans le rôle
de la Renarde
Si Wuwai est le pendant profane de Qiuming, la
Renarde blanche en est le pendant féminin.
Interprété par
Hsu Feng
(徐枫),
c’est l’autre rôle important dans le film, qui
relativise l’image de la nüxia
traditionnelle, que l’actrice symbolise depuis
« A
Touch of Zen » (《侠女》).
Elle n’a rien de romantique. Elle est naïve comme une
fille du peuple, et a au départ la même rapacité que
Wen’ai. Cependant, contrairement aux nüxia
traditionnelles, elle évolue au cours du film. Mais,
là encore, cette évolution ne
la mène pas à des actions flamboyantes, mais au calme du
couvent. Elle aussi, en quelque sorte, a reçu
l’illumination.
Travail sur la photographie
Le film est remarquable par sa construction séquentielle, le
choix des acteurs et leur interprétation, il ne l’est pas
moins par la photographie, dès la séquence initiale.
Après cette séquence introductive, chaque séquence
est un tableau rigoureusement cadré qui renforce le
sentiment de huis clos dans l’intérieur du
monastère, contrairement au travail sur l’espace
dans
« A Touch of Zen ». Le cadre extérieur n’est
rappelé, à l’occasion, que par une vue (limitée) sur
le paysage, et surtout la forêt, qui entoure le
monastère, par une fenêtre, une ouverture comme
dérobée.
De la même manière, au cours de leurs entretiens
avec leurs interlocuteurs
King Hu ajustant la
coiffure de Hsu Feng
respectifs, les hôtes du monastère sont souvent filmés par
l’entrebâillement d’une porte, comme si la caméra les
surprenait par effraction en train de monter leurs
intrigues, dans des couleurs froides de bleus, gris et
bruns.
La cérémonie du choix
du successeur
Mais la caméra change par moments pour des grands
angles, et des échappées comme involontaires, en
particulier lors de la fameuse scène du prêche de
Wuwai ; les femmes au bain sont filmées comme un
tableau impressionniste, à la limite du baroque,
dans un voile de vapeur qui dérobe les corps à la
vue, mais suscite d’autant plus le rêve
[6].
C’est toute la force de la tentation et du désir
sexuel, l’un des cinq grands interdits bouddhistes,
qui est ici mise en scène avec ironie ; le seul
regard de
Huiwen, capté par un gros plan, le disqualifie sans discours
superflu comme candidat à la succession à la tête du
monastère.
Ce n’est qu’à la fin du film que King Hu revient vers son
style antérieur de wuxia et vers son montage du
« glimpse »
[7]
pour filmer les attaques des amazones justicières de Wuwai.
« Raining in the mountain » et après….
« Raining in the mountain » est l’apogée d’un
genre.
Il est l’esprit et l’essence du wuxia dans sa
conception classique, revisitée avec humour. Les
envolées en apesanteur sont une part intrinsèque de
son aspect mythique, mais même cet aspect est pris
avec une dose d’ironie dans le film : la Renarde
s’essouffle en courant…
Les trois disciples et
Huiming après son ordination
Contre les dérives de l’ésotérisme taoïste, King Hu
construit un wuxia fondé sur le pragmatisme du
bouddhisme chán, sans pouvoirs surnaturels ni
personnages hors du commun. Contre les dérives du wuxia
masculinisé de
Chang Cheh et la vogue des films de kungfu,
King Hu propose un wuxia féminin, conçu dans la
sérénité, où les arts martiaux passent au second plan et où
l’important est la spiritualité de chacun. En fait, tout
dépend du monde intérieur de chacun, dans une acception qui
recouvre la distinction entre arts martiaux internes et
externes, qui fait toute la différence, entre autres, entre
wuxia et kungfu.
Wen’ai discutant avec
Huitong : filmés dans l’entrebâillement
de la porte, comme
surpris dans leur intrigue
« Raining in the mountain » représente comme une
œuvre testamentaire, et un reflet symbolique de la
quête du successeur en matière de wuxia. En
ce sens, ce n’est pas
Tsui Hark,
avec ses dérives croissantes vers les effets
spéciaux, qui peut prétendre à la succession, mais
bien
Ang Lee…
Il est difficile d’imaginer le film de wuxia
après « Raining in the mountain ». Mais c’est un
film qui est à la fois à contre-courant de son temps
et précurseur.
Il a eu beaucoup plus d’influence qu’on ne le pense, et sur
des réalisateurs que l’on n’aurait pas imaginé. C’est le cas
de
Jia Zhangke.
En 2011, lors de la 68ème édition de la Biennale
de Venise, il était président du jury de la section
Orizzonti. A cette occasion, il a réalisé une rétrospective
de dix films qui avaientà ses yeux une importance
primordiale dans l’histoire du cinéma, avant 1990. Sa
sélection commence par Nanook of the Northde
Robert Flaherty (1922), juste avant « Le Cuirassé
Potemkine » d’Eisenstein (1925).
En huitième place figure « Raining in the Mountain »…
Le film en VO
Analyse réalisée
pour la présentation du film à l’Institut Confucius de
l’université Paris Diderot, le 19 mars 2015, dans le cadre
du cycle De l’écrit à l’écran.
[1]
C’est le premier film du diptyque tourné à Taiwan en
1979, le second étant « Legend of the Mountain » (《山中传奇》)
inspiré de Pu Songling.
[6]
C’est une scène qui a inspiré beaucoup de cinéastes
ultérieurs. On en retrouve l’esthétique, par
exemple, dans certaines scènes vaporeuses du « Green
Snake » (《青蛇》)
de
Tsui Hark,
en 1993.