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« Raining in the Mountain » : transgression pleine d’humour des codes du film de wuxia

par Brigitte Duzan, 20 mars 2015

 

« Raining in the Mountain » (空山灵雨) est un film de King Hu (胡金铨) sorti en première mondiale au 3ème festival international de cinéma de Hong Kong en juin 1979 [1]. Sorti en France en 1987, projeté encore à la Cinémathèque, à Paris, dans le cadre de la rétrospective King Hu en février 2012, le film reste méconnu.

 

Plus, sans doute, que tout autre film de King Hu, « Raining in the Mountain » est un film de lettré, imprégné d’une pensée infiniment subtile. C’est à la fois l’anti-film de wuxia et l’essence du film de wuxia : anti-wuxiapian car il subvertit les codes usuels du genre, essence du wuxiapian car il privilégie la réflexion à l’action. C’est un film intérieur et épuré, à l’opposé des films d’action en vogue à l’époque.

 

Mais c’est en outre un film d’un humour réjouissant, qui se moque des codes et des règles, que ce soit celles du wuxia ou celles du bouddhisme, qui revendique la liberté de penser et de croire, et donc, aussi, de créer, sans l’entrave de règles établies.

 

Raining in the Mountain

 

Clés de lecture initiales

 

King Hu indique dès l’abord l’esprit dans lequel il a conçu son film, donc celui dans lequel il convient de l’aborder. Il nous donne deux clés initiales dans le titre et dans le générique.

 

Le titre

 

Le titre anglais a traduit deux des caractères du titre chinois, en omettant les deux qui sont justement fondamentaux : kōng et líng.

 

Kongshan Lingyu, le recueil de Xu Dishan

 

Le titre chinois renvoie en fait à celui d’un recueil d’essais écrits par Xu Dishan (许地山) pendant ses années d’études aux Etats-Unis et en Angleterre, et publié à son retour en Chine en 1927 [2]. C’est déjà une indication : Xu Dishan est l’un des penseurs chinois les plus originaux de la génération du 4 mai ; spécialiste de religion et cultures indiennes, il a fait des études approfondies sur l’histoire des religions, et en particulier sur le bouddhisme.

 

Le titre 空山灵雨 kōngshānlíngyǔ s’analyse en prenant les caractères deux à deux : / représentent la nature dans ses manifestations contingentes, / sont des termes relevant du bouddhisme, et plus spécialement du bouddhisme chán (), fondé, pour résumer un peu hâtivement, sur l’illumination soudaine, sans exclure un enseignement et un perfectionnement graduels, mais dans une grande liberté vis-à-vis de la doctrine. C’est l’une des grandes traditions bouddhistes qui s’est développée en Chine à partir du sixième siècle, et qui est au cœur du film.

 

- kōng désigne le concept de vide qui est au centre de la vision bouddhiste des choses, ou plutôt la vacuité comme absence d’essence en soi, toute chose étant vide d’existence propre car interdépendante par nature. 空山 kōngshān est la montagne vide comme symbole de vacuité.

- líng signifie à la fois bon, bienfaisant (c’est un synonyme de shàn) ; mais il signifie aussi vif, rapide, donc soudain comme dans l’expression 灵机 língjī inspiration, illumination soudaine. 灵雨 língyǔ implique donc une pluie à la fois soudaine et (spirituellement) bénéfique.

 

La lecture du titre est donc une indication du thème principal du film.

 

Le générique

 

Le générique se déroule ensuite comme des pages que l’on tourne, écrites dans une calligraphie recherchée sur du papier de riz légèrement jauni.

 

Il est ainsi présenté lui-même comme un rouleau précieux du même ordre que celui qui est au centre du scénario, comme dans beaucoup de films de wuxia, objet de convoitise qui est le moteur de l’action, mais ici finalement dénoncé comme objet de fétichisme vain.

 

Le titre au générique

 

Clés du scénario

 

Une lecture rapide fait apparaître le scénario comme une histoire typique de wuxia, avec une série de personnages rivaux luttant pour mettre la main sur un document précieux. Cependant, la nature de ce document est ici inhabituelle et change totalement les implications et les conclusions de l’histoire.

 

Une histoire de wuxia

 

La signature de King Hu

 

Dans une Chine située sous la dynastie des Ming, vers le 15ème siècle, le monastère des Trois Trésors (三宝寺) a pour supérieur un bonze très âgé, dont la santé déclinante l’incite à désigner un successeur parmi ses trois premiers disciples : Huitong (慧通), Huiwen (慧文) et Huisi (慧思). Pour l’aider dans son choix, il invite trois hôtes de marque à venir lui prodiguer leurs conseils éclairés : le riche marchand Wen’an (文安), fidèle soutien du monastère, le général Wang (王将军), commandant en chef de la région et

représentant du pouvoir, et maître Wuwai (悟外), un sage bouddhiste aussi original qu’érudit.

 

Or le monastère est détenteur d’un manuscrit d’une valeur inestimable car il est réputé avoir été copié de la main même du moine Xuanzang (玄奘), grand traducteur, au 7ème siècle, de textes bouddhiques rapportés d’Inde – Xuanzang d’ailleurs également nommé Sanzang (三藏), soit "les trois corbeilles", ou tripitaka, qui désigne un corpus de textes constituant le canon bouddhique, et renvoie aux "trois trésors" du monastère.

 

Les deux visiteurs profanes rêvent de mettre la main sur le fameux rouleau, surtout pour sa valeur marchande. Wen’an arrive donc accompagné d’un duo de choc : une spécialiste du vol à la tire, surnommée Renarde blanche (Baihu 白狐), qu’il fait passer pour son épouse, et son assistant, surnommé, comme il se doit, Serrure d’or (Jinsuo 金锁). Quant au général, il est accompagné du commandant Zhangcheng (张诚) qui est l’un de ses sbires. Chacun soutient l’un des deux premiers disciples avec lequel il s’est entendu pour obtenir le rouleau une fois qu’il aura été choisi comme successeur : Wang soutient Huitong et Wen’an Huiwen.

 

Dans le calme trompeur du monastère arrive alors un criminel, ou prétendu tel, du nom de Qiuming (邱明) qui a payé un forfait au gouvernement pour devenir moine et racheter ses fautes. Interrogé à son arrivée par le vieux supérieur et Wuwai, il explique qu’il a été injustement condamné, à cause déjà d’un un très ancien rouleau que possédait son frère et que Zhangcheng convoitait ; son frère a été tué

 

Affiche façon shanshui

et lui condamné à l’exil. Nommé gardien de la bibliothèque, il se retrouve au centre des intrigues pour voler le rouleau.

 

Finalement, à la surprise générale, lors de la cérémonie de succession, c’est Qiuming qui est intronisé, sous le nom de Huiming (慧明) : le supérieur considère qu’il a la sagesse et l’illumination requises. Il se trouve cependant aussitôt confronté aux cabales menées par Huiwen.

 

Compositions naturalistes de la séquence introductive

 

Finalement, la Renarde et son comparse réussissent à voler le manuscrit, mais sont poursuivis par Zhangcheng, course poursuite effrénée dans la forêt qui se termine par trois morts, et la capture de la Renarde dans un final éblouissant qui est le plus bel hommage du film aux nüxia aériennes de la tradition.

 

Huiming décide alors de brûler le manuscrit, cause de tant de

malheurs, et en remet une copie au général : l’important est l’esprit, et la pratique de chacun, non le rouleau, qui n’est qu’un morceau de papier. Et, dernier clin d’œil ironique, le film se termine sur la tonsure de la Renarde, qui se fait nonne.

 

Mais une histoire de wuxia peu ordinaire

 

Le scénario se présente donc comme une histoire classique de wuxia, ou du moins un type d’histoire de wuxia : une histoire avec intrigues de divers personnages visant à entrer en possession d’un manuscrit rare. Il s’agit généralement d’un manuel décrivant des techniques spéciales d’arts martiaux permettant d’acquérir, au fil de l’épée, la domination sur une secte, ou une école spécifique, manuel qu’il s’agit alors de ne pas laisser tomber entre les mains de personnages voués au mal. Ce type d’histoire se passe

 

Le temple

en général dans un contexte taoïste, plus ou moins mystérieux et magique.

 

Rien de cela ici. Il s’agit bien au contraire d’une quête spirituelle qui est quête de l’illumination individuelle, au sens du bouddhisme chán. C’est pour cela que le manuscrit n’est précieux que pour sa valeur d’éveil, non pour sa valeur en soi, et qu’il peut être brûlé.

 

C’est autour de la signification de ce manuscrit, précisément cité dans le scénario, et à partir de son histoire, qu’est en fait construite toute la narration.

 

Un manuscrit révélateur

 

Ce manuscrit s’appelle Dàshéng Qǐxìn Lùn (《大乘起信论》), soit, dans une traduction courante, « Eveil de la foi dans le Mahayana ».

 

L’arrivée au temple (séquence introductive)

 

C’est un texte attribué à Ashvaghosha (马鸣), dramaturge et poète épique qui est l’un des quatre grands sages bouddhistes [3] et surtout qui est considéré par le bouddhisme chán comme l’un de ses patriarches, auteur d’un enseignement présenté sous forme de paraboles et récits.

 

Mais, première particularité du Dàshéng Qǐxìn Lùn : on n’en connaît pas d’original en sanscrit ; la plus ancienne version

connue est écrite en chinois. Le texte est réputé avoir été traduit par le moine indien Paramartha (真谛) en 553, mais on pense aujourd’hui qu’il a été rédigé par lui ou l’un de ses élèves. Il est donc souvent omis de la liste des textes du canon bouddhiste. C’est une première ironie du scénario : les intrigants du film sont à la poursuite d’un manuscrit dont l’authenticité même est douteuse.

 

Cependant, faux ou pas, ce texte a exercé une influence non négligeable, en particulier sur le développement du bouddhisme chán, et c’est là que le scénario joue avec une extrême subtilité sur des détails de ce développement, selon la tradition établie.

 

Il a eu, entre autre, une influence importante sur ce qu’on appelle l’Enseignement de la Montagne de l’Est (东山法门), un courant du bouddhisme chán développé au monastère de la Montagne de l’Est du mont Shuangfeng, ou des Deux Pics (双峰), sur le mont Huangmei (黃梅山), au Hubei. L’école, axée essentiellement sur la pratique de la méditation, a

 

L’arrivée de Wuwai

été fondée par le moine Daoxin (道信), mort en 651, qui a eu pour successeur Hongren (弘忍), mort en 674. Tous deux connus pour ne pas avoir compilé d’écrits et avoir enseigné oralement.

 

A la mort de Hongren, il y aurait eu une véritable guerre de succession, Shenxiu (神秀) étant le disciple favori au départ, mais l’un des moines cherchant à faire reconnaître son maître Huineng (惠能) comme successeur. C’est ce qui a entraîné la scission de l’école en une Ecole du Nord (courant Shenxiu) et une Ecole du Sud (courant Huineng, prônant l’éveil subit) - distinction non géographique, mais fondée sur l’enseignement, opposant approche progressive du Nord/approche soudaine du Sud, bien que l’opposition ne soit pas aussi tranchée.

 

Une parabole bouddhiste traitée en wuxia

 

Chen Wai-lau dans le rôle de Zhangchen

 

La tradition veut que la succession de Hongren ait été décidée au terme d’un conteste poétique. Hongren demanda à ses élèves d’écrire une strophe pour expliquer l’essence de l’esprit. Shenxiu ayant écrit un poème décrivant le corps comme un arbre de Bodhi et l’esprit comme un miroir qu’il faut polir constamment pour en éliminer les impuretés, Huineng répondit en disant que la Bodhi n’a pas d’arbre et que, toute chose étant caractérisée par sa vacuité, il ne peut y avoir de poussières à nettoyer. L’idée de cette rixe poétique est reprise dans le scénario, dans la séquence où il est demandé à chacun des disciples de décrire comment puiser de l’eau pure.

 

Le film se replace donc dans l’optique dite du sud : une approche visant à l’illumination soudaine, par la pratique intérieure et personnelle, donc relativisant l’importance de l’enseignement graduel, par les textes. Dans le scénario, au moment de procéder au choix de son successeur en lui remettant, comme le veut la tradition, la cape et le bol d’offrandes [4], le vieux supérieur cite nommément le précédent de Hongren et ses problèmes de succession. Et il n’est pas anodin que les noms des disciples commencent par le caractère huì, comme Huineng, donc implicitement rattachés à l’école du sud, qui est devenue le courant fondamental du chán.

 

Le scénario se présente ainsi comme une sorte de parabole bouddhiste, ensuite déclinée sous forme de wuxia, où la quête spirituelle se fond dans celle, traditionnelle, du xia, avec rédemption finale de ceux dont le cœur est pur : le sage injustement condamné et la voleuse qui devient nonne.

 

La fin, d’ailleurs, redonne un rôle de choix à la nüxia, dans un film jusqu’alors surtout masculin, mais de façon totalement inattendue. D’une part, ce sont les femmes de la suite de Wuwai qui se muent soudain en redoutables amazones aériennes, fondant du haut des arbres et arrêtant la voleuse, qui est, elle, nüxia détrônée, et essoufflée. D’autre part, dans les histoires classiques de nüxia, depuis les

 

Qiuming interrogé par Wuwai, avec Huisi en arrière-plan

Tang, l’héroïne disparaît après avoir rempli sa mission. Ici, elle entre au monastère, ce qui est une autre manière de disparaître, ou de renaître à une autre vérité, une autre existence.

 

Du scénario à la réalisation

 

Pour mettre en scène son histoire, King Hu commence par la situer dans un paysage, qui est manifestation de la « montagne vide » du titre. Puis il présente ses personnages et met en place son récit en le scandant par un rythme feutré, comme il se doit dans l’environnement d’un monastère, par définition voué au silence.

 

Un film présenté comme un rouleau de shanshui

 

C’est le paysage qui est le sujet principal du film, ou plutôt la peinture de paysage. Chaque scène est un tableau, comme une scène dans une peinture que l’on déroule.

 

Le générique se présente en fait comme ces poèmes inscrits en introduction à un paysage de shanhui 山水, montagne/eau qui est une autre forme du montagne/pluie du titre. Et le paysage arrive à la première séquence, longue séquence introductive qui donne à la fois le rythme et le cadre spirituel. On pense à la phrase de Confucius :

知者乐水,仁者乐山;知者动,仁者靜

« L’homme de savoir s’enchante de l’eau, l’homme de bien de la montagne. 

Le premier est actif, le second est paisible… » [5]

 

Shi Chun dans le rôle de Huiwen

 

Ici c’est la montagne qui domine, parcourue à pied. Le cadre est serein. L’image épurée revient aux principes de la peinture de shanshui comme révélation du monde intérieur du lettré dans les interstices du vide.

 

Mais c’est une apparence aussi trompeuse que le monde est illusoire. Au détour du chemin se profile le petit monastère, et surgit un gardien pour éloigner les intrus, mais recevoir les hôtes. L’ambiguïté des personnages

apparaît tout de suite dans les questions de la femme sur la valeur du rouleau, et le film commence.

 

Une construction en plans séquences

 

A partir de là, la narration se déroule en plans séquences qui procèdent par découpage du temps et de l’espace, en une suite de scènes dont la plupart sont en huis clos : le procédé correspond parfaitement à la narration, faite d’intrigues et de complots réalisés par petits groupes séparés, dans des endroits différents du monastère, même si la bibliothèque tend à devenir le point focal. King Hu ménage quelques temps de respiration, comme dans la séance de prière et méditation de Wuwai, traitée dans un style proche du baroque. Mais le découpage en scènes restreintes au huis clos d’une pièce est prédominant, ce qui met en relief l’échappée finale dans la montagne.

 

La seule séquence où tous les personnages sont réunis est celle du choix de son successeur par le supérieur du monastère. Et aussitôt après, les groupes se reforment, mobilisés les uns contre Huiming, les autres dans leur projet de vol du rouleau.

 

Conflits feutrés dans la paix du monastère

  

Le monastère n’est paisible qu’en apparence ; il est le lieu d’ambitions et de quêtes qui sont d’autant plus insidieuses qu’elles sont furtives, pour respecter la paix du lieu, justement.

 

Car même les courses et combats restent feutrés, rythmés par le son étouffé des bangzi, qui sont en outre d’un rythme modéré. Venant rompre le silence, ces percussions annoncent et révèlent la présence d’un voleur en maraude et contribuent à créer une

 

Les femmes au bain pendant la séance de prière de Wuwai

atmosphère vaguement inquiétante en se substituant au bruit des pas.

 

Tout cela est différent des autres films de King Hu, et des films de wuxia en général, où le rythme se doit d’être rapide, en particulier dans les combats ; King Hu a même développé tout un art du montage qui permet, en gommant certains détails ou séquences de l’action, de la rendre encore plus rapide. Ici, au contraire, il n’y a pas de grandes scènes de combat ; celles qui existent sont traitées avec le respect dû à un espace où doivent être préservés le calme et le silence, sauf dans l’envolée finale où la tradition du combat de wuxia reprend ses droits, mais personnalisée. C’est l’originalité qui prévaut.

 

Des personnages superbement campés

 

Tout le film est en fait un jeu sur l’ambiguïté et les fausses apparences. Les personnages ne sont pas ce qu’ils donnent l’impression d’être, et les personnages principaux, Wuwai, Qiuming et la Renarde, sont des anti-héros de wuxia.

 

Tien Feng dans le rôle du général Wang (au milieu)

 

Comme dans les Analectes, les disciples ont chacun leur personnalité bien affirmée, de même que les hôtes du monastère dont les rôles se rapprochent de ceux de l’opéra traditionnel : le marchand - Wen’ai, interprété par Tong Lin (佟林), le général – Wang Jiangjun interprété par Tien Feng (田丰), le rôle comique – Wuwai, interprété par Wu Chia-hsiang (吴家骧). C’est du heurt des personnalités, de leurs ambitions et intrigues pour y parvenir, que naît la progression narrative.

 

Le personnage le plus sympathique est sans doute le troisième disciple, Huisi (慧思), interprété par un acteur de kung-fu, frère de David Chiang, Paul Chun (秦沛). Là aussi, King Hu fausse le jeu au départ, en donnant l’impression, par le seul choix de l’acteur, qu’il s’agit d’un autre personnage en train de comploter. En fait il est sérieux et honnête. Wuwai, Qiu Ming, la Renarde ont des défauts, lui est peut-être le seul personnage qui approche de la perfection, au-delà des jugements… Des trois disciples, ce serait le meilleur choix pour le supérieur, mais il reste toujours en retrait.

 

Le personnage de Wuwai est sans doute le plus original. C’est l’équivalent du chou à l’opéra. Il apporte de la vie, un caractère non conforme, hétérodoxe, qui ne respecte pas la loi dans son acception la plus rigide : il mange de la viande et se promène avec une escorte de jeunes femmes qui font dire à la Renarde en riant qu’il est un vieux maniaque, un vieillard lubrique (老色迷). Mais, lui réplique Wen’ai, il est respecté même par l’empereur. Il se montre en fait extrêmement clairvoyant dans ses

 

Sun Yue dans le rôle de Qiuming

choix et jugements. Il est le versant profane du chán, à la fois l’alter ego du supérieur du monastère et le pendant de Qiuming.

 

Interprété par Sun Yue (孙越), Qiu Ming apparaît comme un homme ordinaire : il est bon et tolérant, mais n’est pas sans défauts ; il estsage mais n’est pas un homme parfait (完人). Il est à l’image du bouddhisme chán : un sage qui atteint l’illumination par sa recherche personnelle et sa valeur propre, en dehors du simple respect des textes.

 

Hsu Feng dans le rôle de la Renarde

 

Si Wuwai est le pendant profane de Qiuming, la Renarde blanche en est le pendant féminin. Interprété par Hsu Feng (徐枫), c’est l’autre rôle important dans le film, qui relativise l’image de la nüxia traditionnelle, que l’actrice symbolise depuis « A Touch of Zen » (《侠女》). Elle n’a rien de romantique. Elle est naïve comme une fille du peuple, et a au départ la même rapacité que Wen’ai. Cependant, contrairement aux nüxia traditionnelles, elle évolue au cours du film. Mais, là encore, cette évolution ne

la mène pas à des actions flamboyantes, mais au calme du couvent. Elle aussi, en quelque sorte, a reçu l’illumination.

 

Travail sur la photographie

 

Le film est remarquable par sa construction séquentielle, le choix des acteurs et leur interprétation, il ne l’est pas moins par la photographie, dès la séquence initiale.

 

Après cette séquence introductive, chaque séquence est un tableau rigoureusement cadré qui renforce le sentiment de huis clos dans l’intérieur du monastère, contrairement au travail sur l’espace dans « A Touch of Zen ». Le cadre extérieur n’est rappelé, à l’occasion, que par une vue (limitée) sur le paysage, et surtout la forêt, qui entoure le monastère, par une fenêtre, une ouverture comme dérobée.

 

De la même manière, au cours de leurs entretiens avec leurs interlocuteurs

 

King Hu ajustant la coiffure de Hsu Feng

respectifs, les hôtes du monastère sont souvent filmés par l’entrebâillement d’une porte, comme si la caméra les surprenait par effraction en train de monter leurs intrigues, dans des couleurs froides de bleus, gris et bruns.

 

La cérémonie du choix du successeur

 

Mais la caméra change par moments pour des grands angles, et des échappées comme involontaires, en particulier lors de la fameuse scène du prêche de Wuwai ; les femmes au bain sont filmées comme un tableau impressionniste, à la limite du baroque, dans un voile de vapeur qui dérobe les corps à la vue, mais suscite d’autant plus le rêve [6]. C’est toute la force de la tentation et du désir sexuel, l’un des cinq grands interdits bouddhistes, qui est ici mise en scène avec ironie ; le seul regard de

Huiwen, capté par un gros plan, le disqualifie sans discours superflu comme candidat à la succession à la tête du monastère.

 

Ce n’est qu’à la fin du film que King Hu revient vers son style antérieur de wuxia et vers son montage du « glimpse » [7] pour filmer les attaques des amazones justicières de Wuwai.

 

« Raining in the mountain » et après….

 

 « Raining in the mountain » est l’apogée d’un genre. Il est l’esprit et l’essence du wuxia dans sa conception classique, revisitée avec humour. Les envolées en apesanteur sont une part intrinsèque de son aspect mythique, mais même cet aspect est pris avec une dose d’ironie dans le film : la Renarde s’essouffle en courant…

 

Les trois disciples et Huiming après son ordination

 

Contre les dérives de l’ésotérisme taoïste, King Hu construit un wuxia fondé sur le pragmatisme du bouddhisme chán, sans pouvoirs surnaturels ni personnages hors du commun. Contre les dérives du wuxia masculinisé de Chang Cheh et la vogue des films de kungfu, King Hu propose un wuxia féminin, conçu dans la sérénité, où les arts martiaux passent au second plan et où l’important est la spiritualité de chacun. En fait, tout dépend du monde intérieur de chacun, dans une acception qui recouvre la distinction entre arts martiaux internes et externes, qui fait toute la différence, entre autres, entre wuxia et kungfu.

 

Wen’ai discutant avec Huitong : filmés dans l’entrebâillement

de la porte, comme surpris dans leur intrigue

 

« Raining in the mountain » représente comme une œuvre testamentaire, et un reflet symbolique de la quête du successeur en matière de wuxia. En ce sens, ce n’est pas Tsui Hark, avec ses dérives croissantes vers les effets spéciaux, qui peut prétendre à la succession, mais bien Ang Lee Il est difficile d’imaginer le film de wuxia après « Raining in the mountain ». Mais c’est un film qui est à la fois à contre-courant de son temps et précurseur.

 

Il a eu beaucoup plus d’influence qu’on ne le pense, et sur des réalisateurs que l’on n’aurait pas imaginé. C’est le cas de Jia Zhangke.

 

En 2011, lors de la 68ème édition de la Biennale de Venise, il était président du jury de la section Orizzonti. A cette occasion, il a réalisé une rétrospective de dix films qui avaientà ses yeux une importance primordiale dans l’histoire du cinéma, avant 1990. Sa sélection commence par Nanook of the Northde Robert Flaherty (1922), juste avant « Le Cuirassé Potemkine » d’Eisenstein (1925). En huitième place figure « Raining in the Mountain »…

 

 

Le film en VO

 

 

Analyse réalisée pour la présentation du film à l’Institut Confucius de l’université Paris Diderot, le 19 mars 2015, dans le cadre du cycle De l’écrit à l’écran.

 


 

[1] C’est le premier film du diptyque tourné à Taiwan en 1979, le second étant « Legend of the Mountain » (山中传奇) inspiré de Pu Songling.

[3] Il fait partie des quatre sages surnommés « les quatre soleils éclairant le monde », avec Nagarjuna, Aryadeva, et Kumaralata.

[4] La désignation du successeur se fait, comme dans le film, par transmission du vêtement et du bol utilisés pour mendier : 衣钵 yībō.

[5] Confucius, Analectes 6 (Yongye 雍也), 23.

[6] C’est une scène qui a inspiré beaucoup de cinéastes ultérieurs. On en retrouve l’esthétique, par exemple, dans certaines scènes vaporeuses du « Green Snake » (青蛇) de Tsui Hark, en 1993.

[7] Sur le glimpse, voir la note explicative à la fin de la présentation de King Hu.

 

 

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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