« Le rire de
madame Lin », superbe film de Zhang Tao sur la dignité dans
la vieillesse
Né
en 1978
par Brigitte Duzan, 23 décembre 2017
Né dans le Shandong, Zhang Tao (张涛) est à la fois
réalisateur, scénariste, directeur de la photo et
monteur.
Il est passionné de cinéma depuis l’enfance : sa
mère l’emmenait voir les films qui étaient donnés en
plein air, dans leur village.
Son père était mineur, et, quand il a eu huit ans,
la famille est allée vivre dans la ville où il
travaillait. Et là, il y avait un ciné-club pour les
mineurs. Adolescent, il a voulu faire
Zhang Tao
des études de cinéma, mais ses parents s’y sont opposés. Il
a donc fait des études de droit, puis a travaillé comme
fonctionnaire dans un village. Ce n’est qu’à l’âge de 33 ans
qu’il a décidé de suivre son penchant pour le cinéma, et il
est entré à l’Institut d’art dramatique de Pékin. Il a
surtout étudié la théorie, puis il a réalisé un court
métrage de fin d’étude.
Le rire de madame Lin
« Le rire de madame Lin » (《喜丧》)
est son premier film, et il a mis dix ans à le
réaliser. Sélectionné en 2017 dans le cadre du
programme de l’ACID (l’Association
du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion) à
Cannes, présenté au festival des Trois-Continents à
Nantes, le film sort le 27 décembre 2017 sur les
écrans français et on lui souhaite le succès qu’il
mérite : c’est un superbe film, aussi subtil
qu’émouvant et profond.
Madame Lin est une de ces vieilles paysannes qui ont
passé leur vie à travailler et élever une flopée
d’enfants, et qui, une fois si âgées qu’elles ne
peuvent plus se suffire seules, n’ont soudain plus
personne sur qui pouvoir s’appuyer pour finir
paisiblement leurs jours. C’est un drame récurrent
en Chine aujourd’hui, comme ailleurs, mais il est
plus nouveau qu’ailleurs en Chine où sont encore
assez récentes les mutations des modes de vie qui
vident les campagnes et séparent les
parents âgés de leurs enfants confrontés à des difficultés
croissantes : leurs petits commerces ou leurs fermes ne leur
permettent en effet plus de vivre comme autrefois ; quant à
la génération des petits enfants, ils partent travailler
ailleurs, ou du moins tenter de le faire.
Personne ne peut plus s’occuper des vieillards qui
ne peuvent plus rester seuls, comme madame Lin. La
solution serait de les confier à des maisons de
retraite, mais celles-ci n’ont pas de places
disponibles, les listes d’attente sont longues, il
faut attendre la mort d’un pensionnaire pour prendre
sa place, comme le montre crûment le film Alors, en
attendant, madame Lin fait le tour des maisons de
ses enfants, et se trouve de trop partout. Et elle
rit,
Madame Lin
nerveusement, comme d’autres se mettent à pleurer.
D’une maison à l’autre
Zhang Tao a filmé avec un réalisme proche du
documentaire ce film qui est pourtant une fiction,
mais une fiction d’une étonnante subtilité dans les
dialogues, les silences, les allusions. En fait,
a-t-il expliqué, il a tourné le film pour faire un
portrait de sa grand-mère et lui rendre hommage :
elle s’est suicidée à l’âge de 96 ans, usée par la
vie, et il s’est rendu compte,
dit-il, qu’il ne la connaissait pas. Tout le monde, en fait,
dans la famille est bousculé par l’évolution rapide de la
vie, et les enfants sont tout aussi perturbés. L’un des
enfants, dans le film, vole un scooter pour tenter d’aller
retrouver son père en ville…
Zhang Tao est revenu dans son village et a tourné avec les
membres de sa famille. Le film est en grande partie
autobiographique, avec des souvenirs remontant à son
enfance.
« La grand-mère, personnage principal de ce film,
représente la Chine ancienne et ses traditions.
Devenue encombrante aux yeux de ses enfants, elle
cristallise leurs frustrations et sert d’exutoire à
l’injustice sociale qu’ils ressentent. J’ai donc
écrit ce rôle en me basant sur l’histoire de ma
grand-mère qui, veuve à 36 ans, a toujours refusé de
se remarier pour élever ses enfants [elle en avait
six et le dernier avait neuf mois quand son mari est
mort].
La ferme du fils
Elle leur a sacrifié sa vie. Comme ma grand-mère, la vieille
dame du film a vécu les mutations de la Chine, l’érosion des
traditions au profit d’un individualisme exacerbé. Ces
femmes sont la mémoire de la Chine, les dépositaires de ses
traditions et les témoins directs de sont histoire
contemporaine. Pourtant, leur sort commun est de mourir dans
la misère et la solitude. Madame Lin est pleine d’amour pour
sa famille, mais elle se sent de trop chez chacun de ses
enfants. Elle ne leur reproche rien…
Chacun des membres de la famille représente un aspect de
l’envers du boom économique : paysans appauvris, petits
commerçants qui voient fondre les économies d’une vie,
enfants abandonnés par des parents partis tenter leur chance
en ville. Ils peuvent apparaître odieux et ingrats, mais en
fait ils pâtissent de ce nouveau monde libéral et
individualiste. La plupart ont grandi avant l’ouverture au
capitalisme, et la manière dont ils traitent cette vieille
femme n’est que l’expression de leur désarroi, de la rancœur
et de la colère que suscite en eux ce monde qu’ils ne
comprennent pas.
Des acteurs,
fussent-ils les meilleurs, n’auraient pas pu jouer le rôle
de ces paysans aussi bien que ces paysans eux-mêmes. Aucun
chef décorateur ne pouvait rendre compte de l’environnement
où ils vivent aussi bien que la réalité même de ces murs
défraîchis, de ces froides basses-cours et de ces
arrière-boutiques. Les fissures des murs comme les rides du
visage de la vieille dame sont réelles, elles témoignent du
passage parfois cruel du temps. Mon travail de mise en scène
a consisté à faire voir et ressentir cette réalité. J’ai
voulu capter le parler si particulier de ces paysans, le
chant du coq le matin, les percussions du tambour, le
grésillement des radios, et aussi retrouver la lumière
brumeuse de l’hiver de la province du Shandong,
l’égouttement de l’eau le long des murs, et la démarche
d’une femme qui a travaillé la terre toute sa vie. Plus que
ne le ferait un documentaire, il s’agit avec cette histoire,
de raconter des conflits et des drames familiaux
universels : ce que chacun rencontre quand il faut s’occuper
de ses vieux parents, l’ingratitude des enfants devenus
adultes, l’incommunicabilité entre parents et enfants. »
[1]
Repas familial
Le film est dur, sans aménités, mais se termine sur
une séquence pleine d’humour qui apporte une note
caustique à ce qui précède, comme pour détendre
l’atmosphère et faire sourire les spectateurs pour
éviter de les faire pleurer.
Le film est d’une beauté austère et la
caméra de Zhang Tao sait s’attarder sur les détails
des visages et des attitudes quotidiennes de chacun
avec le plus grand naturel.
Wong Kar-wai a
rapproché Zhang Tao du grand Ozu, et c’est justice.
« En 1953, le cinéaste japonais Yasujiro Ozu
réalisait « Le Voyage à Tokyo » et montrait
l’extrême dignité d’un père. En 2017, un jeune
réalisateur chinois semble répondre au maître en
nous montrant la grandeur d’une mère chinoise dont
la force mérite le plus profond respect. »
Un instant rare de
chaleur humaine
Il faut encore
féliciter le producteur
Vincent Wang (de la société de
production House on Fire) pour avoir permis à Zhang Tao
d’achever son film dans les meilleures conditions, avec les
meilleurs spécialistes, en matière de son, en particulier
[2].
Bande annonce
Quant à Zhang Tao, il a déclaré préparer son second film,
qui serait une étude de la même famille, mais sous un angle
différent. Et ce qui l’intéresse, en l’occurrence, c’est
peut-être d’abord la forme qu’il va pouvoir lui donner.
A voir et écouter en complément
Un entretien avec Zhang Tao, au festival de Cannes 2017