« The
Assassin » : une vision intérieure, elliptique comme un
poème Tang
par Brigitte Duzan, 21 mars 2016
Dix ans après « Three Times » (《最好的時光》),
qui marque comme un point d’orgue dans la
filmographie de
Hou Hsiao-hsien,
« The Assassin » (《刺客聂隐娘》)
est le plus beau, le plus profond et le plus
complexe de ses films à ce
jour.
A sa
sortie au festival de Cannes en mai 2015, il a
suscité des réactions mitigées, de stupeur,
d’admiration, d’incompréhension et de confusion.
Stupeur car il arrivait présenté comme un film de
wuxia, et qu’il n’en a pas les caractéristiques
usuelles
[1],
admiration devant la splendeur des images et
l’esthétique globale de l’œuvre, incompréhension
d’une ligne narrative volontairement elliptique, et
confusion générale résultant des trois réactions
précédentes.
Le film a
obtenu le prix de la mise en scène, en hommage au
réalisateur, mais n’a pas dissipé un malaise diffus
devant une œuvre difficile à déchiffrer, qui s’est
répété dans la presse et le
Nie Yinniang/The
Assassin
public quand le
film est sorti en salles par la suite. C’est une œuvre
difficile, dès l’abord, parce qu’elle demande, en premier
lieu, de connaître le texte littéraire sur lequel le
scénario est basé, et la période historique dans laquelle se
passe l’histoire
[2].
Tout part de là, non seulement la genèse de l’œuvre, mais
aussi sa conception artistique : d’un texte classique et de
la diction hiératique qui lui correspond, et qui entraîne,
comme coulant de cette source initiale, le hiératisme des
personnages, soutenu par une fulgurance d’images, de
couleurs et de sons
Un chuanqi des Tang revisité en recréant les personnages
On sait que, féru de récits de wuxia,
Hou Hsiao-hsien
désirait depuis longtemps adapter l’histoire de Nie
Yinniang (《聂隐娘》),
un chuanqi, attribué à Pei Xing (裴铏),
datant du neuvième siècle, dont l’histoire se
déroule à la fin de l’ère zhenyuan (贞元),
soit dans les années 785-804, à la fin du règne de
l’empereur Tang Dezong (唐德宗).
C’était un projet auquel il songeait depuis le début
des années 1980, sans avoir les moyens de le
concrétiser. Il lui manquait surtout l’actrice
idéale pour interpréter Yinniang. C’est à partir de
2001, après « Millenium Mambo » (《千禧曼波》)
et la découverte de
Shu Qi (舒淇),
que son idée de Yinniang a pris corps. Mais il lui
faudra attendre encore près de dix ans.
Pourtant, le chuanqi est une histoire des
plus succinctes, tellement succincte qu’elle a
découragé les adaptations : on en compte très peu,
même à l’opéra. Nie Yinniang était restée un
symbole, l’image désincarnée de la nüxia.
Nie Yinniang est la première grande figure de nüxia
de l’histoire de la littérature de wuxia, nüxia
qui porte en germe toutes les héroïnes martiales
immortalisées par le cinéma, et d’abord par
King Hu (胡金铨)
qui en est la référence première.
Le prix de la mise en
scène remis par
Valeria Golino au
festival de Cannes
Si la nüxia est née sous les Tang, c’est
qu’elle est le reflet des temps troublés qu’a connus
cette dynastie pourtant connue pour son brillant
essor à la fois économique et culturel : la nüxia
est née des violences culminant dans la révolte d’An
Lushan (安史之乱),
de 755 à 763, comme le xia est née de celles
de la période des Royaumes combattants, tous deux
comme antidotes fantasmés à cette violence. C’est la
toile de fond sur laquelle se déroule le récit de
Pei Xing, qui présuppose un monde où seul le plus
fort peut survivre, par élimination des autres.
L’histoire de Nie Yinniang se passe donc pendant l’ère
zhenyuan, alors que la révolte d’An Lushan a eu pour
conséquence d’affaiblir le pouvoir impérial qui ne s’en
remettra pas, et que s’affrontent des gouverneurs
provinciaux ou jiedushi (节度使)
tentant d’étendre leur pouvoir personnel. Le récit a la
concision des textes de l’époque (il ne compte guère plus de
1 700 caractères), et il donne beaucoup à lire entre les
lignes.
Nie Yinniang était la fille de Nie Feng (大将聂锋),
général en charge de la région de Weibo (魏博),
soit, grosso modo, l’actuel Hebei. A l’âge de dix
ans, elle est enlevée par une nonne et disparaît
pour ne reparaître que cinq ans plus tard, ramenée
par la nonne qui annonce que sa formation est
terminée, avant de disparaître à son tour.
Interrogée sur l’enseignement qui lui a été
prodigué, elle en fait un récit où la magie tient
une large part, aux côtés des arts martiaux, afin de
lui donner les moyens d’être d’une
Intertitre couleur
(après le prologue en noir et blanc)
totale efficacité dans les missions qui lui sont confiées :
éliminer sans l’ombre d’une hésitation les ambitieux et
corrompus faisant le malheur du peuple. Le récit effraie son
père, d’autant plus qu’elle disparaît toutes les nuits, si
bien que, lorsqu’elle annonce un jour qu’elle veut épouser
un polisseur de miroirs de passage, il y consent volontiers,
mais maintient le couple à distance tout en les dotant de
moyens de subsistance adéquats.
Nie Yinniang, édition
du chuanqi en lianhuanhua
A la mort de son père, Yinniang est recrutée par son
successeur pour assassiner son rival, le gouverneur
voisin Liu Changyi (刘昌裔).
Mais celui-ci réussit à gagner Yinniang à sa cause.
Grâce à ses pouvoirs magiques, et à son astuce quand
les premiers ne suffisent pas, elle sauve même son
nouveau maître des attaques de deux assassins
envoyés par le gouverneur de Weibo furieux : Jing
Jing’er (精精儿)
et Kong Kong’er (空空儿).
Puis, quand Liu Changyi est transféré dans la
capitale, elle lui confie son mari qui n’était même
pas capable de toucher
une pie avec un lance-pierre, et part de son côté, ne
reparaissant que pour les funérailles de son ancien maître,
et, brièvement, lors d’une rencontre ultérieure avec son
fils, au détour du chemin… Comme toutes les nüxia :
on ne la revit jamais plus…
Le scénario : 1) élimination du surnaturel
Vivant et réaliste, ce récit traduit l’expérience
personnelle de Pei Xing, pendant un temps assistant d’un
vice-gouverneur militaire qui, bloqué dans ses possibilités
de promotion, sombra dans l’occultisme et fut tué lors d’une
révolte.
A ce réalisme dans la description des rouages
sociaux s’oppose cependant un déroulement narratif
fondé sur la magie, dans la formation de Yinniang et
dans les caractéristiques des deux assassins, en
particulier dans les détails concernant Kong
Kong’er. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Lu
Xun détestait ce chuanqi et en vilipendait
l’auteur. Mais le surnaturel, chez Pei Xing, est
aussi le reflet de la réalité de l’époque, où il
faisait partie des mentalités, et où la magie avait
ses
La salle d’audience
adeptes jusque dans les cercles proches de
l’empereur.
Cependant, c’est la première chose que
Hou hsiao-hsien a supprimée
du récit, optant pour le réalisme qui est sa marque propre
depuis ses débuts, en allant jusqu’à privilégier une mise en
scène libérée des fils et effets spéciaux caractéristiques
des films de wuxia. Yinniang, chez lui, s’appuie sur
sa maîtrise des armes (et des armes courtes, bien décrites
dans le chuanqi) ; elle quitte à peine le sol, si ce
n’est pour grimper aux arbres, comme elle le fait depuis
l’enfance, et de là passer sur les solives de l’avant-toit
du palais du gouverneur. Elle n’a même pas besoin de
trampolines cachés comme chez King Hu.
Hsieh Hai-meng avec
Hou Hsiao-hsien
Le scénario a cependant conservé Jing Jing’er (精精儿)
et Kong Kong’er, mais sous des identités
différentes. Les changements les affectant font
partie de la redéfinition générale des personnages
et des liens entre eux qui a été le principal
travail des scénaristes : l’écrivain et scénariste A
Cheng (阿城),
surtout pour les références historiques, la
scénariste habituelle de
Hou Hsiao-hsien,
Chu Tien-wen (朱天文)
[4],
et sa nièce,
Hsieh Hai-Meng (谢海盟).
Le scénario : 2) Recréation des personnages
Avant qu’ils se mettent au travail, pendant l’été 2009, Hou
Hsiao-hsien avait cependant déjà passé une année entière à
éplucher et analyser les rares passages ayant trait à Weibo
dans les documents historiques sur l’époque, à commencer par
l’histoire officielle, l’Ancien et le Nouveau Livre des Tang
(旧/新唐书),
et le grand classique historiographique qu’est le « Miroir
universel pour aider à gouverner » (Zizhi tongjian
《资治通鉴》)
de l’historien des Song Sima Guang (司马光).
Il a conclu de ses recherches que le moment idéal pour
situer son histoire serait l’année 809 de l’ère yuanhe
du règne de l’empereur Xuanzong, soit quelques années
plus tard que le récit de Pei Xing car elle fournissait un
épisode clé de ralliement à Weibo.
Le travail
sur le scénario correspond ensuite à une véritable
recréation des personnages du chuanqi, en
leur créant des liens familiaux et hiérarchiques
complexes, et en les replaçant dans le contexte
réaliste de l’histoire de Weibo à l’époque
concernée, telle qu’elle apparaît dans les annales
historiques
[5].
Nie Yinniang reste la fille de Nie Feng (聂锋),
prévôt de Weibo. Mais ses relations familiales sont
développées par rapport au chuanqi et forment
la base de la trame
Danse au palais (Huji
à gauche)
narrative tout en donnant une logique à son caractère et à
la manière dont elle agit.
Le polisseur de
miroirs
Sa mère, Dame Tian (聂田氏),
est la secrétaire de la princesse Jiacheng (嘉诚公主),
qui a été donnée en mariage au gouverneur de Weibo,
pour resserrer les liens de cette région avec
l’empereur. Elle a une sœur jumelle, mais elles sont
séparées en 763, sous le règne de l’empereur
Daizong, quand le Tibet lance une offensive, et que
ses soldats prennent et pillent la capitale de
Chang’an ; les deux jumelles encore bébés trouvent
refuge dans un temple taoïste avec leur mère, une
concubine de rang inférieur ; à la fin de cette
période chaotique, la princesse Jiacheng rentre à
Chang’an
avec sa mère, mais sa sœur est laissée dans le temple, en
remerciement : c’est la nonne Jiaxin (道姑嘉信),
devenue au fil des ans redoutable maître d’arts martiaux.
Yinniang a depuis l’enfance une véritable adoration
pour la princesse Jiacheng qui l’a promise en
mariage à son fils adoptif Tian Ji’an (田季安).
Mais, comme celui-ci, en tant que fils adopté, n’a
pas droit à la succession de son père, la princesse
accepte son mariage avec la fille d’un puissant
gouverneur qui a abandonné sa position de vassal de
l’empereur pour venir rejoindre Weibo. La princesse
sacrifie donc Yinniang pour assurer l’avenir de
Ji’an à la tête de Weibo. Yinniang est alors confiée
à la nonne.
Jing Jing’er, la femme
au masque d’or
Kong Kong’er, le vieux
sorcier
Quand le film commence, Tian Ji’an et sa femme ont
trois enfants, et Yinniang revient chez elle,
ramenée par la nonne qui en a fait entre-temps une
redoutable machine à tuer et lui donne pour mission
d’assassiner son cousin, violent et cruel… chose à
laquelle Yinniang ne se résoudra pas, non tant par
amour, ou nostalgie d’un amour perdu, que pour ne
pas plonger Weibo dans le chaos en l’absence
d’héritier majeur.
L’intrigue est doublée d’une double ligne narrative
supplémentaire : l’une autour d’une concubine de
Tian Ji’an, Huji (胡姬),
soupçonnée d’être enceinte, et en butte aux sombres
agissements d’un magicien du nom de … Kong Kong’er –
et l’autre autour d’un… jeune polisseur de miroirs
venu des terres lointaines de Wo (le Japon) qui
apporte à Yinniang des effluves de liberté au-delà
des rivalités familiales et des luttes
diplomatiques.
Le polisseur de
miroirs soignant Yinniang blessée
La joyeuse troupe de
Huji et des danseuses
Et, comme une ultime énigme, plane au-dessus d’une
Yinniang qui se dérobe à son rôle de justicière une
mystérieuse femme au masque d’or qui la suit et la
provoque… reliquat du personnage de Jingjing’er dans
le chuanqi, mais dont on se gardera bien de
révéler l’identité car la seule scène où elle était
dévoilée dans le film a finalement été supprimée au
montage ; on ne verra jamais son visage, et on sera
réduit à le deviner. Ce qui participe du caractère
volontairement elliptique du film.
Comme dans un texte en chinois classique, tout, dans le
film, est suggéré et très peu est dit. Et ce caractère
elliptique a été accentué au montage, tandis que le tournage
a privilégié l’authenticité chère au réalisateur.
Du scénario au tournage : de la narration idéale au
compromis
Fidèle à lui-même,
Hou Hsiao-hsien a
privilégié à la reconstitution en studio les décors
réels, en extérieur, dans des conditions souvent
éprouvantes, allant même jusqu’au Japon pour filmer
des scènes dont bien peu ont été conservées au
montage. Mais le souci d’authenticité a rencontré
une limite inattendue, et amèrement ironique, à
laquelle
King Hu n’avait
peut-être pas pensé.
Du Japon au Hubei, et de Mongolie intérieure à
Taiwan
L’ombre de Yinniang
derrière les voilages
Intérieurs (ombres et
tentures)
La
cérémonie de début de tournage a eu lieu le 25
septembre 2012, à la CMPC à Taipei
[6].
Mais un premier épisode du tournage avait déjà eu
lieu, les dix premiers jours d’octobre 2010, à Nara
au Japon. L’élaboration du scénario était en cours,
et il s’agissait de filmer les scènes entre le
polisseur de miroir et la jeune femme qu’il venait
d’épouser. Ces scènes ne seront pas conservées, et
le tournage ne reprendra que deux ans plus tard, une
fois le scénario bouclé.
En octobre-novembre 2012, c’est dans le Hubei que
commence véritablement le tournage, et c’est là que
le film commence à prendre forme, en particulier
dans la réserve naturelle des Neuf Lacs (Dajiuhu
大九湖)
et sur le mont Wudang (武当山)
qui est la montagne sacrée du taoïsme
[7]
et où le principal lieu de tournage a été le temple
Nanyan (南岩寺),
accroché à la roche, à flanc de falaise. C’est là
que vit la nonne Jiaxin, là que Yinniang vient lui
rendre visite.
Intérieurs (chez la
concubine)
Le monastère à flanc
de rocher
Quant à la zone marécageuse des Neuf Lacs, à 2000
mètres d’altitude, transformée en vaste studio,
c’est elle qui fournit cette mer de nuages qui
semble sortie d’un rouleau de shanshui et
irrigue le film de sa vague de brume mouvante. C’est
là aussi que l’équipe a trouvé la vieille masure au
toit de chaume qui abrite Nie Feng blessé, et où
Yinniang blessée à l’épaule par Jing Jing’er se fait
soigner par le polisseur de miroirs. Une maison
toute petite et sombre, où la seule lumière dans
l’obscurité de la nuit vient du brasero posé à leurs
pieds, comme dans un de ces clair-obscur paisibles
chers à Georges de la Tour, sans la théâtralisation propre à
Rembrandt. Chez
Hou Hiao-hsien tout semble
suprêmement naturel.
Puis, en janvier et février 2013, retour au Japon, à
Kyoto cette fois, pour tourner les séquences avec
Kong kong’er, mais aussi celles des promenades de
dame Tian dans le jardin, avec ses enfants et ses
suivantes, mais aussi au temple Engyo sur le mont
Shosha, avec ses arbres vénérables : c’est là que la
garde se précipite pour tuer Kongkong’er.
Et en mai-juin 2013, c’est le tournage des scènes de
grande envergure, avec cavalcades et centaines de
figurants, en Mongolie intérieure, dans un haras
célèbre à
Couleurs d’automne
dans la forêt (Le vieux cueilleur d’herbes,
le polisseur de miroir
à dr. et Nie Feng derrière)
1500 mètres d’altitude où printemps et été sont concentrés
dans ces deux mois de l’année.
On est sidéré de voir l’attention portée au moindre détail
des lieux choisis, pour des scènes nécessitant une
logistique complexe et parfois éliminées au montage, comme
la grande scène qui devait figurer les dix mille personnes
du clan des Yuan venant chercher protection à Weibo ; jugée
trop chaotique, elle sera supprimée.
Authenticité avant tout… ou presque
Petit matin sur le lac
Partout, ce qui prime, c’est la recherche de naturel
et d’authenticité, qui exclut le plus possible les
reconstitutions en studio ; il n’y aura que quelques
scènes tournées dans les studios de la CMPC, mais
dans des décors construits ad hoc pour le film.
D’après la
chronique du tournage tenue par Hsieh Hai-meng
[8],
cette authenticité est parfois atteinte au prix
d’efforts qui le sont moins, en filmant les
figurants en cachette, sans qu’ils s’en rendent
compte. Mais aussi en suscitant l’effet recherché
qui ne vient pas,
en rompant
l’attente : c’est ainsi qu’a été obtenu l’envol soudain des
oiseaux dans la scène où ils sont supposés s’envoler
effrayés en ayant perçu la présence de Jing Jing’er.
Hou Hsiao-hsien a
eu l’idée de filmer l’envol soudain des corbeaux
dans un arbre et d’oiseaux aquatiques au ras de
l’eau. Mais, comme ils ne se décidaient pas à
s’envoler, l’équipe a dû avoir recours à des
pétards. Un autre réalisateur aurait sans doute
utilisé des effets spéciaux pour créer la scène sur
ordinateur. Celui qui n’a pas obtenu l’effet
escompté est le directeur du son…
Là où l’authenticité a été abandonnée, c’est pour le
décor de la salle d’audience de Tian Ji’an. D’une
part les commentaires d’A Cheng
La chaumière des
paysans
sur l’architecture intérieure sous les Tang, réduite à des
piliers et des paravents amovibles pour déterminer les
espaces intérieurs, avaient suggéré une mise en scène
subtile avec cloisons mobiles permettant de passer de la
scène d’audience réduite à celle d’audience élargie en
créant une continuité entre les deux a dû être abandonnée,
pour être irréalisable.
Montagne et brume,
immanence du paysage
Plus insidieux a été le problème du mobilier de la
salle d’audience. Selon A Cheng toujours, il n’y
avait pas d’estrade ni de lit de repos sous les
Tang ; au départ tout le monde, dans le film, était
donc assis par terre. Mais le risque qui est alors
apparu était de faire « trop japonais » : la culture
traditionnelle des Tang s’est perdue en Chine, mais
a été préservée au Japon. Donc, finalement, il a été
jugé préférable de sacrifier à l’authenticité pour
ne pas prêter le flanc à la critique, toujours prête
à déceler des détails japonais ou coréens dans les
mobiliers et détails architecturaux de films
historiques chinois.
L’authenticité par les acteurs
Si l’authenticité se mesure à chaque scène, elle est
incarnée par les acteurs qui ne jouent par leur
rôle, qui sont leur personnage. Ils ont reçu
le scénario, ils ne reçoivent quasiment aucune
instruction ni directive du metteur en scène, et le
film est tourné sans répétitions. C’est une
interprétation intérieure comme le film est une
vision intérieure. Et comme, à part
Shu Qidans le rôle de Yinniang et
Chang Chen (张震)
dans celui de Tian Ji’an (autre acteur récurrent
chez
Hou Hsiao-hsien),
les acteurs ne sont pas des stars médiatiques
Chang Chen dans le
rôle de Tian Ji’an
du cinéma commercial, leurs visages et leurs noms ne
suscitent pas des amalgames avec des rôles connus. Ils
peuvent d’autant mieux se couler dans leurs rôles ; ils
changent de peau le temps du film.
Yong Mei dans le rôle
de la mère de Yinniang (entrevue initiale)
Les choix peuvent parfois étonner, ils sont aussi
subtils que le reste. Et la symbiose est parfaite
avec la vision de
Hou Hsiao-hsien.
Yong Mei
(咏梅)
est la mère de Yinniang, Nie Tianshi (聂田氏),
visage impassible où passent des vagues de
sentiments réprimés. On l’a aperçue dans quelques
rôles secondaires, celui de la tante dans
« Aftershock »
(《唐山大地震》)
de
Feng Xiaogang (冯小刚)
par exemple.
Sheu Fang-yi
(许芳宜)
est peut-être le choix le plus étonnant : elle est à
la fois la princesse Jiacheng et la nonne Jiaxin (嘉诚公主/道姑嘉信).
Née à Taiwan en 1971, c’est une danseuse réputée,
qui a été danseuse soliste puis étoile (en 1999) de
la compagnie Martha Graham. Mais, chose moins
connue, elle est aussi une excellente musicienne, et
on lui doit l’une des plus belles séquences du
film : celle de la chanson de l’oiseau bleu, qu’elle
chante en s’accompagnant au guqin (古琴).
Là encore, c’est authentique.
Sheu Fang-yi dans le
rôle de la nonne Jiaxin
L’histoire est celle de « l’oiseau bleu qui chante devant le
miroir
[9] »
(青鸾舞镜的故事) ;
il en existe plusieurs versions, celle du film est la plus
concise et la plus triste, et elle est bien sûr symbolique :
Le roi de Kophen avait reçu un oiseau en cadeau, mais, au
bout de trois ans, l’oiseau n’avait toujours pas chanté. Son
épouse lui dit alors : « J’ai entendu dire que les oiseaux
chantent quand ils voient leurs semblables, pourquoi ne pas
suspendre un miroir devant celui-ci ? » Le roi suivit ce
conseil. Voyant son image, l’oiseau se mit à chanter sa
peine ; il dansa toute la nuit et mourut au petit matin… »
La chanson de l’oiseau bleu chantée par la princesse
Jiacheng
L’attitude de l’actrice, l’instrument posé devant elle,
l’extrémité au sol, est inspirée de peintures anciennes :
Zhou Yun dans le rôle
de
l’épouse de Tian Ji’an
Zhou Yun (周韵)
est à la fois l’épouse de Tian Ji’an et Jing Jing’er
(精精儿).
Actrice discrète, épouse de
Jiang Wen (姜文),
elle a joué dans ses derniers films, mais son rôle
dans « The Assassin » évoque bien plus celui qu’elle
interprète dans la première partie du
« Soleil
se lève aussi » (《太阳照常升起》),
qui n’est pas sans points communs, d’ailleurs, avec
« The Assassin ».
Face à Zhou Yun, Nikki Hsin-Ying Hsieh (谢欣颖)
est la concubine Huji (瑚姬). Née
à Taiwan en 1985, c’est un ancien modèle.
L’acteur japonais
Satoshi Tsumabuki
(妻夫木聪)
est le jeune polisseur de miroirs. Né en 1980 à
Yanagawa (Fukuoka), il est connu au Japon depuis son
rôle dans les « Water Boys », le grand succès de
l’année 2001 ; il est l’un des premiers choix de
Hou Hsiao-hsien,
après
Shu Qi.
Ethan Ruan
(阮经天)
est le garde Xia Jing (夏靖).
Né en 1982 à Taichung, il a obtenu le prix
d’interprétation au festival du Golden Horse en 2010
pour son rôle de Monk dans Monga (《艋舺》)
de
Doze
Niu (钮承泽).
Ni Dahong
(倪大宏)
est le prévôt Nie Feng (聂锋).
Son choix est comme un clin d’œil : acteur discret,
il a joué son premier
grand rôle dans
« Le
roi des échecs » (《棋王》)
de
Teng
Wenji (滕文骥),
superbe film de 1988 adapté de la nouvelle éponyme…
d’A Cheng.
C’est une façon comme une autre pour
Hou Hsiao-hsien
d’afficher ses antécédents et de poser le wuxia
de King Hu en modèle inaltérable, dont procède – à
sa manière – « The Assassin ».
La vérité au montage
Les
limites de l’(ir)réalisable et de l’(in)authentique,
cependant, sont vite atteintes et tiennent de la
distance entre le rêve et la réalité. On est frappé
de constater le nombre de scènes figurant dans le
scénario d’octobre 2012 qui ont finalement disparu
dans le film définitif, après un montage serré que
n’aurait pas renié
King Hu, justement,
en particulier, pour les scènes d’action
[10].
Finalement, passé au scalpel des choix artistiques
du réalisateur et des contraintes du montage, en
termes de rythme en particulier, le film n’est plus
que l’ombre de ce qu’esquissait le scénario. C’est
ce que semble regretter Chu tien-wen dans sa
postface à la chronique de sa nièce, en 2015 :
« Nuages mouvants un livre de témoignage…
témoignant de quoi ? … du film que nous avions
imaginé mais que nous n’avons finalement pas réalisé.
Quand nous avons terminé le scénario, nous étions
L’oiseau luán
convaincues que le film serait génial, facile à
comprendre, riche en émotions, rythmé et plein d’énergie.
Or, le film que l’on peut voir aujourd’hui est extrêmement
minimaliste… Même l’énergie ne s’exprime pas dans la
vitesse, mais dans la lenteur et le silence. »
Hou Hsiao-hsien avec
Mark Lee Ping-bin
Ne subsistent du scénario quedes bribes richement
colorées, comme émergeant du brouillard de la région
des Neuf Lacs.
Mais il faut en rendre grâce à
Hou Hsiao-hsien :
il a réalisé contre vents et marées un film comme
nul autre, d’une étonnante unité de ton, en partant
d’un texte classique énoncé dans une diction d’un
autre temps, avec l’apport de ses complices de
toujours pour la perfection des aspects techniques,
dont
Mark Lee Ping-bin (李屏賓)
pour les jeux de lumière
autant que de couleur, Tu
Duu-chih (杜笃之)
pour la magie de sons d’une grande subtilité et profondeur,
qui vont
jusqu’à se substituer à l’image dans certaines
scènes
[11],
Lim Giong (林強)
pour la musique, la directrice des costumes des
« Fleurs de Shanghai », etc…..
De l’écrit à l’image et retour à l’écrit
C’est un
film minimaliste, dit Chu Tien-wen qui regrette la
clarté de leur scénario. Disons plutôt film
elliptique. Où l’ellipse est volontaire, pour éviter
la tendance au récit linéaire qui aurait fait tendre
le film vers une esthétique colorée de film
télévisé. Le film fait deviner l’histoire qu’il
évoque, sans la dire expressément ; il demande la
participation du spectateur pour combler les vides
du non-dit. En ce sens, il se rapproche de la poésie
classique, dans sa superbe concision. Mais aussi de
la peinture traditionnelle : la montagne est en
partie cachée dans la brume d’où seuls émergent
quelques sommets lointains
[12].
Hou Hsiao-hsien avec
Lim Giong
Confrontation finale
entre Yinniang et
la nonne, tandis que
monte la brume
En ce sens,
Hou Hsiao-hsien est
proche, dans ce film, de l’esthétique du
Wong kar-wai
des
« Cendres
du temps » (《东邪西毒》),
avec une genèse narrative très semblable, mais
opposée : là où Wong Kar-wai a épuré une ligne
narrative elliptique à partir de bribes de lectures
d’un texte très fourni, Hou Hsiao-hien a construit
toute une narration à partir d’un texte très
succinct, mais tous deux ont reconstruit des
caractères nés de leur imagination
[13].
Ce qui caractérise les deux films, comme ceux de
King Hu, c’est le
lien très étroit avec la littérature, avec le texte.
Au texte littéraire répond le texte filmique, comme
au temps du texte répond le temps du film. Il y a
comme une mise en abyme, avec des rythmes
différents.
Mais, comme d’ailleurs, aussi, pour
« Les
Cendres du temps »,
le rapport au texte ne s’arrête pas au film
achevé. « The Assassin » vit aussi par le texte
qu’il appelle, en retour, de par l’ellipse même qui
le constitue.
Séquence finale
(départ de Nie Yinniang
avec le polisseur de
miroirs)
Bibliographie
Nuages mouvants, chronique sur la réalisation du film The
Assassin*, par Hsieh Hai-meng, précédée du chuanqi de Pei
Xing – les deux textes traduits par Catherine Charmant et
Deng Xinnan - et du scénario original du film, traduit par
Pascale Wei-Guinot. Préface de J.M. Frodon et postface de
Chu Tien-wen. L’Asiathèque, 2016.
*行云纪:《刺客聂隐娘》拍摄侧录
A écouter en complément
Conférence de presse donnée au festival de Cannes
Note sur le personnage de Nie Yinniang
Le personnage de Yinniang est bien plus complexe que celui
du chuanqi. C’est plus une véritable (re)création
qu’une adaptation stricto sensu.
Selon une
mention lapidaire dans « Nuages mouvants », la chronique de
la coscénariste Hsieh Hai-meng sur le tournage de « The
Assassin », Hou Hsiao-hsien aurait conçu Yinniang sous
l’influence de diverses sources, l’une d’entre elles – et
sans doute la plus étonnante - étant la jeune romancière du
Xinjiang Li Juan (李娟).
Vivant résolument en marge dans l’Altaï, dans la frange nord
de cette région qui constitue comme le "Far West" de la
Chine, Li Juan a connu un début de notoriété ces dernières
années grâce à la reconnaissance de ses pairs, et en
particulier les commentaires élogieux de Wang Anyi (王安忆) sur
son œuvre.
C’est grâce à Wang Anyi que Chu Tien-wen (朱天文) a découvert
Li Juan, alors qu’ils étaient en pleine préparation du
scénario de « The Assassin ». Et le caractère de la jeune
femme les a frappés et inspirés .
Li Juan, alter ego de
Yinniang (photo cnr)
Li Juan est han en pays kazakh, auteur écrivant en chinois
dans une région de nomades dont elle ne parle pas la langue
couramment, mais dont elle a assimilé le mode de vie au plus
proche de la nature, dans une région sauvage, en partie
montagneuse et semi-désertique, où, dit-elle, seuls les plus
créatifs et les plus réactifs peuvent survivre. Elle dit
détester sortir de chez elle, n’a guère de contacts avec
l’extérieur, et vit seule en passant ses journées à écrire,
créant dans ses récits, au contact de la réalité ambiante,
tout un monde pétri de sensibilité et nourri de légendes.
Il y a donc bien quelque chose de Li Juan dans la Yinniang
de Hou Hsiao-hsien : un caractère en décalage par rapport à
la réalité du monde dans laquelle elle revient après des
années dans un monastère isolé en pleine montagne, sans
contact avec l’extérieur ; un personnage enfermé dans une
altérité foncière, qui finit par partir avec un autre
marginal, voyageur errant qui ne parle pas non plus la
langue locale, et qui lui offre, tout simplement, la liberté.
Yinniang est un esprit libre, en marge d’un monde auquel
elle ne peut se conformer. C’est l’essence de la nüxia, et,
en ce sens, jamais film n’aura été plus fidèle au modèle
d’origine, tout en ayant pris des chemins de traverse pour y
parvenir.
[1]
Erreur de communication qui a déjà
nui à la sortie du
« Grandmaster »
(《一代宗师》)
de
Wong Kar-wai,
présenté comme un film de « kungfu ». Tel que
tronqué dans la version internationale, le titre
lui-même prête à des amalgames trompeurs, alors
qu’il renvoie aux « assassins » -
cìkè
刺客
- des Mémoires historiques de Sima Qian. Voir :
www.chinese-shortstories.com/Reperes_historiques
[2]
Nécessité soulignée par le fait que,
lorsque le scénario a été publié, en 2015, le texte
du scénario était précédé de celui du chuanqi
(voir Bibliographie ci-dessous).
[3]
Sur le texte et son contexte littéraire et
historique, voir :
[5]
Le texte du scénario a été remanié de
nombreuses fois, mais la version d’octobre 2012 est
la dernière avant le début du tournage en Chine,
c’est celle qui a été publiée en 2015 et on peut la
lire en ligne :
https://read.douban.com/reader/ebook/12278003/
[6]
Central Motion Picture Corporation (中央电影公司
ou
中影) :
[8]
Chronique publiée en 2015 avec le texte du
chuanqi et le scénario, sous le titre « Nuages
mouvants, chronique sur la réalisation du film The
Assassin » (行云纪:《刺客聂隐娘》拍摄侧录).
Traduction publiée à l’Asiathèque. Voir
Bibliographie ci-dessous. Texte chinois à lire en
ligne :
http://yuedu.163.com/source/e0165a704ab94a6692b4a41ee841def9_4
[9]
L’oiseau bleu (qīngluán
青鸾)
est un oiseau mythique, une sorte de
phénix.
[10]
Montage signé Liao Ching-song (廖庆松)
qui travaille avec
Hou Hsiao-hsien
depuis « L’homme-sandwich » (《儿子的大玩偶》)
en 1983. C’est dire si l’entente est profonde.
[11]
Dans la scène dans la chaumière, par
exemple, où la caméra est fixe devant Shu Qi,
l’épaule dénudée, en train de se faire soigner par
le polisseur de miroirs. On ne voit pas ce qu’il
fait derrière elle, on ne voit que son visage, c’est
le son qui indique qu’il est en train de mélanger
une décoction d’herbes pour lui faire un emplâtre
pour sa plaie. C’est l’une des scènes les plus
réussies du film, car, outre l’éclairage dont il a
déjà été question, l’atmosphère de douce intimité
est rendue en éliminant, grâce à la présence du père
en arrière-plan, tout soupçon d’érotisme que
comporterait un film ordinaire.
[12]
« The Assassin » aurait pu être plus proche encore
de la peinture traditionnelle de paysage. Les
séquences introductives en noir et blanc laissent
imaginer ce que le film aurait pu être. Elles ont
été initialement filmées en couleurs, mais celles-ci
ont ensuite été « effacées ». Elles apparaissent
comme diluées dans la brume, dans les couleurs
diffuses d’un shanshui. Tel qu’il est, le
film s’apparente plutôt aux fresques narratives des
rouleaux horizontaux de la peinture dite « de
personnages ».
[13]
La différence tenant au contexte :
les personnages de Wong Kar-wai sont des êtres
fantomatiques dans un désert hors du temps (d’où le
titre international), le film tient du rêve éveillé
; ceux de Hou Hsiao-hsien sont reconstruits à partir
d’un contexte historique concret qui les ancre dans
la réalité des annales de la période Tang.