« Le voleur de
chevaux », entre ordre moral et nécessité vitale, et la
religion comme salvation
par Brigitte
Duzan, 27 octobre 2016
Avec « On the Hunting Ground » (《猎场扎撒》)
et « Le voleur de chevaux » (《盗马贼》),
Tian Zhuangzhuang (田壮壮)
a dépassé le style traditionnel du film chinois dit
« de minorités » (少数民族电影)
en refusant le mode narratif usuel et en choisissant
au contraire d’axer ses films sur ce qui fait la
force du cinéma, et l’essence de son langage,
l’image alliée au son, mais de manière radicale,
c’est-à-dire presque sans dialogues.
« Le voleur de chevaux » n’aurait pas existé sans
« On the Hunting Ground », mais c’est avec ce second
film que Tian Zhuangzhuang est réellement allé au
bout de sa logique cinématographique. Malgré le
traitement infligé par le studio qui l’a produit, le
film est resté le témoin éclatant de la créativité
dont le cinéma chinois était capable au milieu des
années 1980, avec des cinéastes comme Tian
Zhuangzhuang. Mais il est l’un de ceuxqui a dû
« Le voleur de chevaux » (《盗马贼》)
payer un lourd tribut à ses exigences artistiques.
Genèse
Le voleur de chevaux : premier scénario
Après
« September »,
Tian Zhuangzhuang cherchait une idée de
scénario. Il voulait dépasser les histoires de la
« littérature des cicatrices » qui étaient alors à la mode
[1] pour
faire un film qui ne soit pas lié aux événements
contemporains, un film sur un sujet plus vaste et plus
intemporel.
C’est alors qu’il rencontra
Zhang Rui (张锐),
écrivain du Gansu très axé sur les cultures des ethnies
minoritaires de la province, et adapta avec lui son roman
« Histoire d’un voleur de chevaux » (《盗马贼的故事》).
Il alla jusqu’à l’emmener voir certains des films projetés
par Peter Wang dans le cadre de la grande Conférence
internationale sur le cinéma organisée à Pékin, afin de
mieux lui faire comprendre ses exigences stylistiques :
dépasser la narration de son roman, qui était une histoire
d’amour très commerciale, pour faire un scénario axé sur
l’image, l’histoire elle-même devenant secondaire.
Sur les indications de Tian Zhuangzhuang, Zhang Rui rédigea
un scénario sur le thème des relations de l’homme avec dieu,
et avec la mort. Le scénario fut présenté au studio de Pékin
- auquel était rattaché le réalisateur – et fut rejeté
illico. Le projet semblait mort-né.
On the Hunting Ground
C’est alors que
Tian Zhuangzhuang travaillait comme
assistant réalisateur avec
Ling Zifeng (凌子风)
sur le tournage de « Border Town » (《边城》)
qu’il lut un roman qui le passionna, sur la recommandation
de l’un des deux scénaristes du film, Yao Yun (姚云),
qui était rédacteur d’une revue littéraire du Jiangsu. Le
roman était « La prairie grise » (《灰色的牧场》)
de Jiang Hao (江浩).
Né en 1954 en Mongolie intérieure, Jiang Hao avait mené une
vie vagabonde dans la prairie après le divorce de ses
parents ; volant lui-même des chevaux pour vivre, il se
retrouva en camp de rééducation où il apprit le mongol. Il
réussit ensuite à entrer à l’Université normale de Mongolie
intérieure et devint scénariste dans le studio de la
province. « La prairie grise » frappa Tian Zhuangzhuang par
ses descriptions de la nature, et il demanda à Jiang Hao de
lui en faire un scénario.
Le projet sembla à nouveau se perdre dans les sables de la
censure, mais finalement il fut approuvé. Il se trouve que
l’un des professeurs de Jiang Hao était devenu directeur du
studio et avait lui-même donné son feu vert au film. Mais,
comme Tian Zhuangzhuang n’était pas satisfait du scénario et
voulait le réviser, ne connaissant rien de la prairie
mongole, il obtint d’y partir avec son scénariste et deux
photographes du studio pendant un mois….
Le résultat est un film où subsiste en partie l’histoire
originale, mais au milieu de scènes non narratives, sans
lien avec le reste, comme un superbe décor naturel. C’est un
film imparfait, et, s’il obtint le visa de censure, c’est
grâce à Joris Ivens, dont l’interprète était alors un ami
d’enfance de Tian Zhuangzhuang. Celui-ci invita Joris Ivens
à une projection du film au studio de Pékin ; Joris Ivens
fut enthousiasmé par le réalisme et l’authenticité du film
et téléphona à Xia Yan (夏衍),
dont il avait été le conseiller
[2],
pour lui demander pourquoi le film était interdit. Xia Yan
montra le film au gotha du ministère de la Culture et le
film fut approuvé
[3].
Le voleur de chevaux
Aussitôt le tournage terminé,
Zhang Rui apprit à Tian Zhuangzhuang que
Wu
Tianming (吴天明)
avait acheté les droits de « L’histoire du voleur de
chevaux » pour produire l’adaptation au studio de Xi’an.
Zhang Rui lui ayant expliqué que le scénario était déjà
fait, Wu Tianmin gavait tout de suite accepté que Tian
Zhuangzhuang réalise le film.
Tian Zhuangzhuang voulait travailler avec la même équipe que
pour « On the Hunting Ground », et en particulier avec les
deux chefs opérateurs, Hou
Yong (侯咏)
et Lü Yue
(吕乐).
Mais Joris Ivens était en train de préparer « Une Histoire
de vent » et cherchait un bon chef opérateur ; il demanda à
Tian Zhuangzhuang s’il ne pourrait pas lui en passer un. Il
se trouve que Lü Yue rêvait d’aller étudier à l’étranger et
voyait donc le travail avec Joris Ivens comme une occasion
idéale ; Hou Yong, lui, était fasciné par un sujet sur le
Tibet. Tian Zhuangzhuang ne garda donc que Hou Yong, en lui
adjoignant
Zhao Fei (赵非),
plus particulièrement pour la photographie des grands
espaces.
« Le voleur de chevaux » est véritablement l’œuvre de ces
trois génies de l’image : un film fondé sur le visuel, quasi
documentaire, mais avec des images à la fois d’un réalisme
extrême et d’une grande force symbolique.
Un ovni dans son époque
Un fil narratif réduit au minimum
Norbu
Ecrivain du Gansu, Zhang Rui est allé pour la
première fois dans une zone tibétaine au début des
années 1980, dans le district de Maqu (玛曲),
dans la préfecture autonome tibétaine de Gannan (甘南藏族自治州),
au sud-ouest du Gansu (où se trouve le monastère de
Labrang). Le voyage lui a fait découvrir une région
totalement différente de la sienne, l’est de la
province, et cela lui a inspiré l’histoire du berger
Norbu (罗尔布),
contraint de voler des chevaux pour survivre. Dans
son scénario, Zhang Rui avait d’abord privilégié
l’aspect narratif habituel, mais ce n’était pas ce
que souhaitait Tian Zhuangzhuang qui voulait au
contraire poursuivre le travail sur l’aspect visuel
commencé avec « On the Hunting Ground ».
Le voleur du titre est Norbu (罗尔布),
un bouddhiste très pieux. Malgré ses convictions
religieuses, il est amené à voler des chevaux pour
survivre et nourrir sa famille, sonépouse Dolma (卓玛)
et son petit garçon. La communauté finit par le
démasquer quand il commet l’erreur de remettre au
monastère des objets volés à des marchands hui.
Exclus de leur communauté, Norbu et Dolma errent
comme des âmes en peine. Quand son fils tombe malade
et meurt,
Norbu et Dolma
Norbu y voit la punition de ses fautes et, quand sa femme
donne naissance à un autre enfant, iltente de s’amender …
La communauté et la religion comme salvation dans la lutte pour la survie
Norbu et sa famille
La narration n’est là que pour soutenir la réflexion
: réflexion sur la vie dans un pays aux conditions
si dures pour l’homme que sa survie même est en
cause à chaque instant, ne serait-ce qu’en raison
des conditions climatiques ; réflexion sur la
religion, omniprésente dans les moindres aspects de
l’existence, comme si elle seule pouvait permettre à
l’homme de survivre dans cet environnement, comme
si seule une intervention divine pouvait le sauver des
cataclysmes récurrents, d’où la nécessité des moulins à
prières, des sacrifices, cérémonies et rituels.
Mais le film montre aussi le lien très fort de l’homme à la
communauté, dans un environnement où l’homme ne peut que
difficilement survivre seul. La communauté est aussi le
garant du maintien de l’ordre moral et en être exclu
équivaut fait de l’exclu un paria.
Cette
réflexion est suggérée par l’image, la narration
apportant un élément central de conflit intérieur,
conflit dramatique entre l’instinct de survie et la
soumission à l’ordre moral et religieux, le moral
étant dicté par le religieux. Comme dans les grands
films de la cinquième génération, l’image a teneur
symbolique, surtout dans la photographie des grands
espaces dénudés où apparaît la mince silhouette de
l’homme ; mais aussi dans les scènes de rituels,
celles en particulier
Prières
des danses de Cham
[4],
filmées dans une semi-obscurité où les masques ressortent
sur fond de flammes et de fumées, avec effet fantasmagorique
de rituel semi-magique, et païen. Images de rituels, aussi,
dans la scène du sacrifice du dieu de la rivière ou les
scènes de funérailles célestes, qui en soulignent la portée
religieuse, sans trace d’exotisme.
Funérailles célestes
L’image est comme ancrée dans le religieux, comme le
religieux est ancré dans la vie tibétaine. C’est là
le tour de force de
Tian Zhuangzhuang : arriver à
transmettre, malgré un œil extérieur, l’essence même
de l’âme tibétaine. Et s’il l’a si bien réussi,
c’est en réduisant les dialogues au minimum, en ne
montrant que les images, comme manifestation du
spirituel, des images captées sur le vif, mais
retravaillées pour en faire ressortir le symbolique
et l’indicible.
Les scènes sont longues, les mouvements de caméra mesurés et
lents, il ne pourrait en être autrement. Il est laissé à
chacun tout loisir de réfléchir.
Impact visuel renforcé par l’interprétation et la musique
Le film a été tourné en partie au Tibet, mais aussi
dans les zones tibétaines du Qinghai et du Gansu
(dans le Gannan, au sud), et les interprètes sont
des acteurs non-professionnels locaux. Donner leurs
noms n’ajouterait pas grand-chose de significatif,
c’est le seul film où ils ont tourné. Ils sont tout
Danses rituelles
simplement plus vrais que nature : ce film est leur vie.
La musique mérite une mention spéciale. Elle est de l’un des
grands compositeurs des films de la cinquième génération,
Qu
Xiaosong (瞿小松).
Il a composé la musique du « Voleur de chevaux » avant son
séjour de dix ans aux Etats-Unis, et c’est sa deuxième
musique de film après celle du film de 1985 de
Zhang Nuanxin (张暖忻)
« Ode à la jeunesse » (《青春祭》).
C’est une composition qui souligne sans appuyer, renforçant
le caractère authentique du film en utilisant la musique et
les chants sacrés comme base, comme dans la scène des
funérailles célestes, où les prières psalmodiées de la
communauté sont surimposées sur un fond de musique à peine
présente, en contrepoint, au synthétiseur.
Un film dénaturé par la production
Les dialogues originaux du film sont bien sûr en tibétain.
Mais, à l’époque, la règle voulait que tous les films soient
soumis à la censure doublés en bon mandarin. Aucun dialecte
n’était permis, encore moins une langue comme le tibétain.
La copie originale du film fut donc envoyée au Studio de
Shanghai pour y être doublée, pour la censure.
Celle-ci commença par imposer que le film soit situé au
début des années 1920, en l’occurrence en 1923, afin de
rendre acceptables les images d’extrême pauvreté qu’il
montre. La date a été ajoutée en surtitrage, ce qui
n’empêche pas le film d’être quasiment intemporel, en se
situant de toute façon à un autre niveau que celui purement
narratif auquel se limitaient les censeurs.
Ensuite, non seulement le film fut doublé dans de mauvaises
conditions, mais le studio fit rajouter des commentaires
pour rendre certaines scènes plus compréhensibles,
comme le veut le dogme maoïste d’un cinéma fait pour le
peuple.
Tian Zhuangzhuang pensait mettre cette version au rebut et
reprendre la copie d’origine. Mais il n’eut pas son mot à
dire, et c’est cette version qui fut commercialisée, à
l’exception d’une copie avec les dialogues d’origine, qui
fut achetée en France.
De la liberté d’expression comme délit
et de l’art comme infraction
Ce fut une cruelle expérience pour
Tian Zhuangzhuang qui
pensa ne jamais plus refaire de films et resta un an sans
sortir, à s’occuper de son fils. Mais, un peu comme son
voleur de chevaux, il lui fallait bien vivre, et donc faire
des films. Alors il accepta les films commerciaux qu’on lui
proposa, mais en considérant cela comme un job, un boulot
comme un autre. Ce sont quatre films de transition. Jusqu’au
« Cerf-volant bleu » qui devait lui valoir dix ans
d’interdiction de tournage. A nouveau exclu, comme son
voleur de chevaux…
[2]
Grand dramaturge et homme politique
très influent dans le milieu culturel, après huit
années passées en prison pendant la Révolution
culturelle, Xia Yan fut nommé en 1979 président de
l’Association des cinéastes chinois, et, en 1982,
membre du Comité consultatif du Parti. Il avait
retrouvé toute son influence.
[3]
Selon ses déclarations à Michael Berry, in Speaking
in Images, interview de Tian Zhuangzhuang
p.63.
[4]
Il s’agit de danses Cham. Elles ont pour but de
purifier et détruire les obstacles sur la voie du
dharma. Les masques représentent des divinités
protectrices qui prennent une apparence effrayante
pour faire fuir les esprits du mal. Mais, bien
qu’apparemment terrifiantes, elles sont
intérieurement pleines d’amour et de compassion pour
tous les êtres. Ces rituels d’origine tantrique
auraient été importés d’Inde par Padmasambavavers
760-770, à la demande du roi Trishong Detsen,
pour purifier le monastère de Samye.
On distingue divers masques et diverses danses, donc
ceux que l’on voit dans le film : danse des
squelettes, destinée à exprimer la nature éphémère
des choses et à célébrer la libération des
attachements, danse des cerfs, danse des chapeaux
noirs… Certaines divinités ont été reprises comme
divinités protectrices des sectes bouddhistes
tibétaines, par
Chosgyal
exemple Chosgyal dans son aspect féminin comme protecteur de
la secte gelupka.