un superbe Feng Xiaogang à voir autant pour la forme que
pour le fond
par Brigitte Duzan, 27 février 2017
« I’m not Madame Bovary » (《我不是潘金莲》)
est le plus beau film réalisé par
Feng Xiaogang (冯小刚)
à ce jour. Sur un sujet des plus sensibles – le
fonctionnement de la bureaucratie chinoise, Feng
Xiaogang a réussi un film aussi remarquable par ses
qualités esthétiques que par la subtilité de sa
satire de l’administration, et celle de la justice
en particulier. Il est parvenu à obtenir le visa de
censure,mais cela ne lui a pas épargné les
problèmes.
Sorti le
18 novembre 2016 en Chine, alors que la sortie était
initialement prévue pour la fin du mois de
septembre, pour la semaine d’or de la fête
nationale, il a dû laisser le terrain à des films
sans intérêt ni consistance
[1],
et sa sortie ultérieure a été à peine médiatisée. Il
a même quasiment disparu des écrans quand est sorti
« The Great Wall » (《长城》),
le 6 décembre à Pékin et le 15 dans la totalité du
pays.
Et pourtant….
I’m not Madame Bovary,
affiche 1(pour la sortie
en Chine, avec
les principaux rôles et acteurs)
Un très bon scénario de Liu Zhenyun
Pour le scénario, Feng Xiaogang est revenu vers son
vieux complice Liu Zhenyun (刘震云)
[2],
qui a adapté son roman éponyme publié en août 2012.
Présenté comme le pendant de « Un mot comme en
mille » (《一句顶一万句》),
c’est une satire acerbe de la bureaucratie, et
surtout de la mentalité des autorités chinoises,
mais aussi de la population toute entière, à tous
les niveaux. On y retrouve l’humour des nouvelles de
Liu Zhenyun des années
1990 sur un sujet semblable
[3],
mais la structure du récit rappelle aussi celle du
film de 1992 de
Zhang Yimou (张艺谋)
« Qiu Ju » (《秋菊打官司》).
Une héroïne entre Dou’e et Qiu Ju
En effet, comme Qiu Ju, le personnage principal de
l’histoire de Liu Zhenyun, une paysanne illettrée
nommée Li Xuelian (李雪莲),
considère qu’elle a été grugée et veut obtenir
réparation. L’objet du délit est cependant bien plus
complexe, et très moderne. Li Xuelian
I’m not Madame Bovary,
affiche 2
était mariée ; les
deux époux avaient des visées sur un appartement qui était
réservé aux célibataires ; ils ont donc divorcé pour pouvoir
l’obtenir, en prévoyant de se remarier ensuite pour y vivre
tous les
Le roman de Liu
Zhenyun
deux ;
mais, quand le mari en a pris possession, il est
tombé amoureux d’une autre femme et l’a épousée. Li
Xuelian veut donc faire reconnaître que le divorce
était un faux, de façon à pouvoir divorcer « pour de
vrai »
[4].
Le
problème est que le certificat de divorce est tout
ce qu’il y a de plus valable. Le juge local que
Xuelian réussit à voir en forçant sa porte lui
conseille d’aller d’abord voir son ex-mari pour
tenter de lui faire reconnaître les faits. Mais non
seulement il ne reconnaît rien, mais il l’accuse au
contraire publiquement d’avoir eu un amant avant
leur mariage, et la traite de « Pan Jinlian »,
injure grossière comme l’explique la voix du
narrateur au début du film, c’est-à-dire celle,
superbement ironique, de Feng Xiaogang : Pan Jinlian
est une femme adultère notoire de la littérature
chinoise, que l’on trouve dans les deux grands
classiques que sont « Au bord de l’eau » et le
« Jing Ping Mei »
[5].
Une satire des mentalités chinoises
Li Xuelian est doublement offensée, et doit dès lors
obtenir réparation et blanchir sa réputation. Pour
ce faire, elle entreprend un parcours du combattant
qui, après un premier échec au tribunal local, va
l’emmener du district à la province, et finalement à
Pékin, chacun se lavant les mains de son affaire
incompréhensible en la renvoyant à l’échelon
supérieur. Et elle arrive à la capitale pile au
Image de Pan Jinlian
au début du film
moment de la réunion du Congrès où son cas devient cas
d’école idéologique : l’exemple-même de la négligence des
petites gens par les fonctionnaires du Parti… en oubliant
que les petites gens comme Li Xuelian sont acculés à tourner
les lois par la stupidité même du système et son
incompréhension de la réalité du terrain.
Les peintures du
générique
Le film saute ensuite dix ans plus tard, et on la
retrouve au même point, mais un peu plus mûre : de
guerre lasse, elle décide d’arrêter ses procédures.
Mais personne ne la croit … ce qui la pousse à
continuer.
Ce qui est désopilant, dans cette histoire, c’est
que chacun n’est mu que par le désir de préserver
son poste, voire
d’obtenir de l’avancement, et pas seulement dans
l’administration et le Parti : dans la société entière. Même
l’ancien camarade de classe de Xuelian qui lui déclare une
flamme nourrie de longue date et l’entraîne à l’hôtel, ne se
déclare et lui offre de l’épouser que parce que, ainsi, elle
arrêtera de harceler les autorités, et que, en échange, il a
négocié un poste pour son fils. Tout le monde est gagnant
aux dépens de Xuelian.
Même sa décision de se pendre déclenche les mêmes
réflexes égocentriques chez le propriétaire de
l’arbre qu’elle a choisi : cela ferait fuir les
clients de son verger, il vaut mieux, tant qu’à
faire, qu’elle aille dans le verger du concurrent…
L’intérêt personnel est le moteur de toute action,
au détriment de tout sentiment, le tout enrobé,
comme au temps des examens impériaux, dans des
préceptes millénaires en quatre caractères. Si les
bureaucrates sont ainsi, semble vouloir dire le
film, c’est que tout le monde l’est aussi.
Un grand film de Feng Xiaogang
Fan Bingbing en Li
Xuelian, paysanne du Jiangxi
Paysanne incomprise
par les autorités
Ce qui frappe dès l’abord, c’est la volonté de
trouver un langage cinématographique différent et
percutant pour traduire les idées du scénario, en
commençant par un double format inédit. Là où le
tout venant de « l’industrie » du cinéma chinois
cherche à pallier son manque d’imagination par le
recours aux images de synthèse et aux effets
spéciaux, Feng Xiaogang innove en bousculant les
formes.
Un monde bipolaire et froid
La Chine est devenue un monde bipolaire, campagnes
lovées dans le passé et la tradition d’un côté,
villes d’une modernité provocante et sans âme de
l’autre. C’est presque devenu un cliché, mais c’est
aussi au cœur du sujet du film. Une fois arrivé en
ville et absorbé dans la bureaucratie urbaine,
chacun semble oublier ses racines rurales, pourtant
proches, comme le fait remarquer ce gouverneur
provincial qui peine pourtant à comprendre Li
Xuelian.
Cette bipolarité s’affiche directement à l’écran
dans le format et la qualité de la photo et saute
aux yeux : d’un côté des images dans un cadre rond
de peinture ancienne, de l’autre un cadre carré,
voire rectangulaire s’étirant en hauteur, avec d’un
côté une
Traînée dans la boue
par son ex-mari
photographie brumeuse, aux teintes délavées, suscitant la
nostalgie d’un monde ancien préservé comme dans un recueil
de peintures, de l’autre une ville de cubes blancs et or,
couleurs (dont relève le blanc de la cuisine où travaille
l’ami d’enfance retrouvé là) rehaussées du rouge pompeux
des intérieurs de l’administration.
Déboutée au tribunal
Le cadre rond est ainsi symbolique, mais il entraîne
aussi des contraintes sur le plan de la mise en
scène qui renforcent l’effet visuel immédiat : il
limite les mouvements possibles, et tend ainsi à
figer les personnages dans les arcanes d’un monde
qui ne bouge pas.
Quant au format carré, il est introduit au sortir
d’un tunnel, quand Xuelian se rend à Pékin pour
poursuivre son action en justice : le monde semble
soudain s’élargir, prendre de l’ampleur. Mais c’est
une apparence ; c’est un monde de toc comme le
montre bien la visite au parc d’attraction The
World, et c’est un monde de secrets derrière les
portes, comme le montre un nouveau cadre rond dans
le carré, ou
plutôt ovale comme l’ouverture d’une serrure : on n’est
témoin que par effraction et on ne peut avoir
qu’une vision parcellaire.
Dans l’ouverture du carré, la recréation du cadre
rond (ovalisé) fait renaître l’impression d’un monde
figé, un monde administratif où les mouvements sont
restreints, les perspectives fermées et les
capacités d’action réduites en conséquence. Un monde
froid où règne surtout la crainte de perdre son
poste.
Dix ans plus tard,
cheveux courts mais situation inchangée
Interprètes fondus dans un anonymat symbolique
Echappée au Huangshan
Le film se veut fable, et fable il est par sa forme
allégorique. Ce qui entraîne que les interprètes
sont tout aussi symboliques : des rouages
impersonnels dans une grande machine. Aucun ne
ressort du lot. Même
Fan Wei (范伟),
à la fin, dans son verger, disparaît derrière le
symbole, on le reconnaît à peine.
C’est le cas aussi de
Fang Bingbing (范冰冰)
dont l’aura de star glamour, pour le meilleur et
pour le pire, a disparu, comme un masque enlevé,
pour nous redonner l’excellente actrice qu’on avait
oublié qu’elle était, une interprète effacée
derrière son personnage de campagnarde rustique et
obstinée. Le choix n’est certainement pas anodin, et
Feng Xiaogang se joue à plaisir, ici aussi, des
conventions
Comme une miniature
ancienne
et des images toutes faites et superficielles que véhicule
le cinéma chinois aujourd’hui. Pour le plus grand bien de
tout le monde.
La photographie est essentielle dans ce contexte, en
soulignant le contraste rural/urbain,
ancien/moderne, etc… Elle est l’œuvre d’un directeur
de la photo encore peu connu, Luo Pan (罗攀).
Il était le chef opérateur de
Pema
Tseden (万玛才旦)
– producteur exécutif de « Je ne suis pas Pan
Jinlian » - pour « The Sacred Arrow » (《五彩神箭》)
dont la photo, justement, a été primée au festival
de Shanghai en 2014. Il a ensuite signé la
photographie de « Mr
Six » (老炮儿)
de
Guan Hu (管虎)
en 2015, film dans lequel Feng Xiaogang tient le
rôle principal.
Brumeuse dans le Jianxi, cadre rural du film, ou
poussiéreuse dans les rues et marchés de Pékin, sa
photographie est toujours précisément cadrée, chaque
plan apparaissant comme une miniature où il
resterait à apposer le sceau de l’artiste.
La musique de Du Wei (杜薇)
apporte un rythme de pseudo-percussions d’opéra dans
les moments de transition (sans que le reste de la
partition soit au même niveau).
Dans un tel contexte de recherche esthétique, on ne
peut que regretter que le montage n’ait pas été plus
rigoureux : à 140 minutes, le film est beaucoup trop
long, et étire le film dans une longueur pesante qui
Pékin, ville de cubes
blancs et or
souligne les répétitions inhérentes au scénario au lieu de
les alléger. Il suffirait de supprimer la scène inutile de
l’opéra, et de couper certaines séquences pour redonner du
tonus au film.
Un monde administratif
encadré
Malgré tout, le film reste un ovni dans la
production cinématographique chinoise actuelle, qui
montre, une fois de plus, l’immense talent
iconoclaste de Feng Xiaogang.
meilleur
réalisateur au 53ème festival du Golden Horse en
novembre 2016. C’est encore bien peu pour ce film. Il lui
reste surtout à être diffusé comme il le mérite.
Trailer du festival de Toronto
[1]
"L.O.R.D”(Legend
of Ravaging Dynasties) de Guo Jingming (郭敬明),
"I Belonged to You" (《从你的全世界路过》)
de
Zhang Yibai (张一白),
tombé bien bas décidément, le film d’action de
Dante Lam "Operation Mekong" (《湄公河行動》)….
[2]
Sur l’auteur, son œuvre et sa collaboration avec
Feng Xiaogang, voir :
[3]
En particulier celles
du recueil traduit en français par Sebastian Veg :
« Les Mandarins », Bleu de Chine, 2004.
[4]
La dernière séquence du film révèle que ses
motivations étaient bien plus complexes, faisant
affleurer dans ces ultimes minutes toute l’émotion
qui semblait étrangère au personnage, et n’était en
fait que contenue, ce qui fait au final du film de
Feng Xiaogang un superbe mélodrame.
[5]
Pour plus de détails, et une vision iconoclaste du
personnage, voir : la courte nouvelle de Jia Pingwa
« Wu Song tue sa belle-sœur »《武松杀嫂》
(sa belle-sœur, c’est-à-dire Pan Jinlian).
Mais derrière Pan Jinlian, le film évoque aussi
d’autres femmes injustement condamnées de l’histoire
littéraire, et de l’opéra, dont la malheureuse Dou’e
de la pièce de Guan Hanqing (关汉卿)
maintes fois adaptée à l’opéra « L’injustice faite à
Dou’e » (《感天动地窦娥冤》)