Avec « Spring
Subway » (《开往春天的地铁》),
son premier film, Zhang Yibai (张一白)
est apparu en 2002 comme l’un des jeunes cinéastes
les plus prometteurs du cinéma chinois, comme
l’était aussi l’interprète principale du film,
Xu Jinglei (徐静蕾).
Une quinzaine d’années et cinq films plus tard,
force est de constater, tristement, que les
promesses ont été laminées au fil du temps. Zhang
Yibai a été happé par les forces du marché et
l’attrait du commercial. Il n’est pas le seul, mais
ce n’est ni une excuse ni une consolation, et c’est
ainsi que le cinéma chinois s’appauvrit.
Les espoirs du second millénaire
Eveil dans les années 1990
Zhang Yibai
Zhang Yibai est né à Chongqing en 1963. Cette simple date le
place dans la génération des jeunes qui ont passé leur
enfance et leur adolescence pendant la Révolution culturelle
et ont commencé leurs études universitaires au début de la
période d’ouverture.
Zhang Yibai s’est formé à l’écriture de scénario à
l’Institut central d’art dramatique de Pékin (中央戏剧学院)
dont il est sorti en 1991. C’est ce qui le rapproche du
scénariste et cinéaste Liu
Fendou (刘奋斗)
qui a suivi le même parcours à quelques années de distance
et qui va devenir l’un de ses mentors à partir de son retour
des Etats-Unis, en 1995.
C’est cette année-là que Zhang Yibai crée un petit studio
qu’il intitule, littéralement, ‘le studio des copains’ (“同志工作室”) avec
lequel il produit des programmes télévisés, des vidéos
musicales et des films publicitaires.
En 1997 est créée la société Imar Films où Liu Fendou entre
comme scénariste et qui produit en 1997 et 1999 les deux
films de
Zhang Yang (张扬)
« Spicy Love Soup » (《爱情麻辣烫》)
et « Shower » (《洗澡》).
C’est le modèle qui va inspirer Zhang Yibai quand il va
décider à son tour de passer derrière la caméra, avec Liu
Fendou comme scénariste et producteur.
2002 : Spring Subway
Spring Subway
Zhang Yibai est brusquement acclamé quand, en 2002,
sort son premier film, « Spring
Subway » (《开往春天的地铁》),
qui devient, sur le modèle Imar, un autre exemple de
film répondant aux exigences des films dits
"d’auteur" tout en étant un succès commercial :
s’écartant de la ligne contestataire et critique des
cinéastes de la sixième génération à l’époque, le
film a obtenu le visa de censure et été diffusé en
salles. Il a été à la fois populaire auprès du
public et apprécié de la critique. C’est l’équation
gagnante que tout le monde cherche à émuler.
Le sujet
tient plus de la peinture de mœurs que de la
critique sociale. « Spring
Subway » est à replacer dans le contexte de cette
« génération urbaine » analysée par Zhang Zhen
[1]
comme étant,au
tournant du millénaire, la marque distinctive de la
société chinoise, et du cinéma chinois qui en est le
reflet. Mais, si le film reste marqué par des traits
spécifiquement chinois, les sentiments qu’il dépeint
sont universels.
L’approche est en outre originale : les rapports humains vus
à travers ce que l’on peut en percevoir en prenant le métro
tous les jours, ce qui est le cas du chômeur qui est au
centre du scénario. Le fil narratif est éclaté entre
plusieurs histoires de couples ébauchées au fil des jours et
au gré de rencontres dans une rame ou une autre, avec une
ouverture dans ce huis clos, une brève échappée comme un
incident de parcours. C’est une histoire douce-amère,
traitée sur le mode réaliste, sans effet superflus.
Les acteurs eux-mêmes sont le reflet des attaches de
Zhang Yibai, et du contexte référentiel du film, et
d’abord l’actrice principale,
Xu Jinglei (徐静蕾) :
elle a interprété son premier grand rôle au cinéma
dans « Spicy Love Soup », dont le réalisateur, Zhang
Yang,
joue aussi dans « Spring
Subway », manifestant ainsi de facto son soutien.
« Spring Subway » a lancé Zhang Yibai, mais il lui
faudra quatre ans pour sortir son second film, après
avoir été obligé de pratiquer de nombreuses coupes
pour satisfaire les autorités de censure et pouvoir
obtenir le visa conditionnant la sortie en salles.
2006 : Curiosity Kills the Cat
Pour son
second film, « Curiosity
Kills the Cat »
(《好奇害死猫》),
Zhang Yibai est revenu tourner chez lui, à
Chongqing ;
Curiosity Kills the
Cat
le film bénéficie du paysage vertical et brumeux de la
ville, qui se prête au sujet, tout aussi brumeux.
La scénariste Huo Xin
Le scénario, signé Huo Xin (霍昕),
lajeune scénariste de « Shower », a le caractère
éclaté de celui de « Spring Subway », mais construit
autour de cette idée, justement : c’est une histoire
contée de différents points de vue, qui change en
fonction de ceux qui la racontent. La première est
une jeune photographe dont le studio jouxte un
immeuble où habite un couple de bourgeois aisés
qu’elle épie. Le mari a une petite amie, la femme
s’ennuie et déprime.
Puis l’enfant du couple disparaît, et l’un des
personnages est assassiné… Alors l’histoire est
reprise, contée par le garde chargé de la
surveillance de l’immeuble, qui est snobé par la
femme … et le film prend alors soudain une teinte de
critique sociale qui lui donne un peu de profondeur.
Mais ce n’est pas le sujet. Le sujet est plutôt la
joie de dérouler un scénario sophistiqué, et bien
interprété.
Les acteurs sont en effet excellents : Carina Lau (刘嘉玲),
d’abord, dans le rôle de la femme délaissée, prix de
la meilleure actrice
Les verticales et la
brume de Chongqing
au festival du Coq d’or ;
Hu Jun (胡军)
dans le rôle du mari et
Liao Fan (廖凡)
dans celui du garde. Le film a souffert des coupures que
Zhang Yibai a dû effectuer pour satisfaire la censure. Il
reste un film original, dans la lignée de « Spring Subway ».
2007 :
The Longest Night in Shanghai
The Longest Night in
Shanghai
« The
Longest Night in Shanghai
» (《夜·上海》)
est l’une des premières – et rares - coproductions
sino-japonaises ; il a un scénario en conséquence.
Au volant de son taxi, Lin Xi manque de renverser un
musicien japonais qui est venu en Chine recevoir un
prix. Ils ne comprennent pas un mot de ce que
l’autre dit, et le Japonais ne se souvient même pas
du nom de son hôtel, ce qui l’empêche de pouvoir y
rentrer directement.
Aors se développe une certaine complicité, ils sont
fascinés l’un par l’autre, et le scénario fait des
prouesses pour trouver des raisons les faire rester
le plus longtemps possible ensemble.
C’est
Zhao Wei (赵薇)
qui est la conductrice du taxi, mais Shanghai lui
vole presque la vedette. Ici encore,
l’interprétation et la photo tiennent le film
d’aplomb, mais plus difficilement. L’argument
s’épuise avant la fin du film, malgré les efforts
pour animer, grâce à des personnages secondaires, ce
qui reste un monologue à deux.
2008 : Lost Indulgence
« Lost Indulgence » (《秘岸》)
a de nouveau été tourné à Chongqing. Le père d’un
jeune garçon, chauffeur de taxi, a eu un accident :
sa voiture est tombée dans le fleuve, la jeune femme
qu’il conduisait a été blessée, et probablement
paralysée à vie. Son corps à lui n’a pas été
retrouvé. Sa femme prend en charge l’handicapée. Le
fils, introverti et taciturne, change à son contact
tandis que la jeune femme le considère comme un
petit frère… Cette première ligne narrative est
doublée d’une seconde qui met en scène les rapports
entre une vétérinaire et son client étranger.
C’est à nouveau une intrigue à suspens, comme
l’indique le titre chinois : la rive mystérieuse.
Mais c’est aussi une peinture de mœurs et une étude
de caractères. Le film est bien servi par ses
acteurs principaux, dont Jiang Wenli (蒋雯丽)
dans le rôle principal et Karen Mok dans sa chaise
roulante, les acteurs de Hong Kong confrontés à ceux
du Continent
Lost Indulgence
représentant des intrus venus de l’extérieur dans un monde
presque claustrophobe.
Lost Indulgence,
ballade sur les bords du Yangzi
Le film bénéficie surtout, là encore, d’une superbe
photographie, signée
Wang Yu (王昱),
qui a commencé sa carrière comme directeur de la
photo de
Lou Ye (娄烨)
pour Suzhou River (《苏州河》)
et qui venait de faire la photo du « Lost in
Beijing » (《苹果》)
de
Li Yu (李玉) ;
on retrouve sa touche qui fait des bords nuageux du
Yangzi à Chongqing, près d’un pont inachevé,
l’endroit glauque à souhait pour servir de cadre à
une histoire qui est (presque) aussi surréelle que
celle de Lou Ye.
Lost Indulgence, sous-titres anglais
Le film est sorti au festival de Tribeca en mai 2008, après
avoir raté plusieurs festivals au printemps, dont celui de
Hong Kong dont il fut retiré à la dernière minute, puis
celui d’Udine, encore une fois pour des raisons de censure.
C’est une période de raidissement général dans le cadre des
Jeux Olympiques de Pékin.
Le film n’a pas eu de critiques enthousiastes. Puis il est
plus ou moins tombé, injustement, dans l’indifférence et
l’oubli.
C’est sans doute ce qui a incité Zhang Yibai à
changer de style, sous la pression du « marché ». Et
à opter pour une approche plus directement
commerciale, en abandonnant au passage ce qui
faisait la valeur de ses films et leur originalité.
Années 2010 : un nouveau Zhang Yibai
On le retrouve en 2011 avec un film sorti pour la
Saint-Valentin qui flirte ouvertement avec le grand
public – et le box office - sans trouver réellement
ses marques dans un marché saturé de romances pour
adolescents d’un genre similaire.
2011 : Eternal Moment
« Eternal Moment » (《将爱》)
est une suite du film télévisé que Zhang Yibai a
tourné en 1998 : « Cherish
Our Love Forever » (《将爱进行到底》),
dont le scénario original est de
Eternal Moment
Huo Xin. Le film en reprend les deux personnages principaux
(et le titre), en les réunissant après une séparation de
douze ans.
Xu Jinglei dans
Eternal Moment
Au niveau commercial, ce n’était pas une mauvaise
idée, car il en reprenait aussi les acteurs, dont
c’étaient alors les débuts : Li Yapeng (李亚鹏)
et
Xu Jinglei (徐静蕾),
celle-ci ayant entre-temps, en 2010, sorti le
film-culte des jeunes branchés, Go Lala Go ! (《杜拉拉升职记》). « Eternal
Moment » cultive ouvertement le même public. Même le
thème du film est significatif : la chanson
« Because of Love » (《因为爱情》)
est interprétée par les deux superstars de la pop
que sont Faye Wong, épouse de Li Yapeng, et Eason
Chan.
Because of Love
Au niveau artistique, le film a bien à nouveau de superbes
photos, dans le vignoble bordelais en particulier,
mais l’histoire est totalement déconnectée de la réalité,
histoire factice dans un Bordelais tout aussi factice, dont
n’émerge aucun sentiment, comme des images publicitaires sur
du papier glacé.
Cependant, l’histoire, dans ce genre de film, est
accessoire : le public court voir leurs interprètes favoris,
jeunes et glamour. La sortie du film a été accompagnée d’un
album de photos de Xu Jinglei dans le film, dont l’essentiel
de la promotion est assuré par l’actrice.
Le résultat est là : produit par Beijing Galloping Horse (北京小马奔腾)
dont il marquait le retour en force sur le marché après la
reprise de la société par Ivy Zhong, le film a fait 200
millions de yuan de recettes, pour un budget de 10.
2014 :
Fleet of Time
Produit par la même société, « Fleet of Time » (《匆匆那年》)
poursuit dans la même veine et la même voie, un pas
plus loin. Le film est adapté du troisième roman
(éponyme) d’une jeune romancière qui signe du
pseudonyme
Jiu Yehui (九夜茴).
Roman populaire publié en 2009, il a également été
adapté en une série télévisée de 16 épisodes
diffusée en août 2014 sur sohu tv. Le
scénario du film de Zhang Yibai est l’œuvre de Liu
Han (刘晗)
et Li Han (李晗),
deux spécialistes de scénarios pour la télévision
avec lesquels Zhang Yibai a travaillé dans le passé.
Le sujet est à la mode, c’est celui de nombre de
films récents, dont celui de
Zhao Wei (赵薇)
sorti en avril 2013,
« So
Young » (《致我们终将逝去的青春》),
est un exemple-type. Il s’agit de conter les heurs
et déboires d’un groupe de jeunes, de leurs années
d’adolescents à leur maturité et leur entrée dans la
vie active. Celui de Zhang Yibai parcourt la période
des
Fleet of Time
années 1990 à 2000, pendant deux heures, en suivant
l’histoire de cinq anciens étudiants qui revivent leur passé
quand ils se retrouvent au mariage de l’un d’eux, en 2014.
L’attrait du film est en grande partie, à nouveau, celui des
interprètes : l’acteur taïwanais émigré au Canada Eddie
Peng, l’actrice Ni Ni (倪妮),
découverte dans le rôle de Yu Mo (玉墨)
dans
« Flowers
of War » (金陵十三钗)
de
Zhang Yimou,
ou encore Zhang Zixuan (张子萱),
découverte, elle, dans le rôle de la starlette planifiant
son grandiose mariage dans
« Love
is not Blind » (《失恋33天》)
de
Teng Huatao (滕华涛).
La chanson du film, congcong na nian (匆匆那年),
est à nouveau interprétée par Faye Wong. Elle est
malheureusement aussi impersonnelle et cliché que le film et
le résume fort bien.
Congcong na nian
Finalement, la carrière de Zhang Yibai et sa filmographie
ressemblent assez bien à tous ces films comme « So Young »
ou « Fleet of Time » : une histoire triste d’idéaux
abandonnés et d’illusions irrémédiablement perdues, d’autant
plus triste que c’est aussi, en même temps, l’histoire du
cinéma chinois pendant la même période.
Filmographie
Comme réalisateur
-
A la télévision
1998
Cherish Our Love Forever 《将爱进行到底》
-
Au cinéma
2002 Spring Subway
《开往春天的地铁》
2005 About Love
《关于爱》
(segment Shanghai)
2006 Curiosity
Kills the Cat
《好奇害死猫》
2007 The Longest Night in Shanghai
《夜·上海》
2008 Lost Indulgence
《秘岸》
2011 Eternal Moment
《将爱》
2014 Fleet of Time
《匆匆那年》
Comme acteur
2013 Forgetting to Know You
《忘了去懂你》
(film
de Quan Ling
权聆
produit par
Jia Zhangke)
2014 Five Minutes to Tomorrow
《深夜前的五分钟》
[1]
The Urban Generation, Chinese Cinema and Society at
the Turn of the 21st Century, ed. Zhang Zhen, Duke
University Press, 2007.