« The Master »,
l’authenticité des arts martiaux selon Xu Haofeng
par Brigitte Duzan, 20 mars 2017, actualisé 20 mai 2018
Troisième film de
Xu Haofeng (徐浩峰),
« The Master » (《师父》)
est, comme les précédents, adapté de l’une de ses
nouvelles, tirée du même recueil, mais il est
beaucoup plus abouti, tant dans sa narration que
dans son esthétique générale. Le point fort en est
cependant la chorégraphie des combats qui émaillent
le film, et qui est signée de Xu Haofeng lui-même ;
elle a été primée au 33ème festival du
Golden Horse où « The Master » est sorti en novembre
2015.
Une histoire de traditions qui se perdent
Le film est l’histoire d’un monde qui disparaît,
avec ses codes et traditions : ceux des arts
martiaux, et en particulier du wingchun
ou yongchun
(咏春拳),
école d’arts martiaux du sud, représentée par le
grand maître Yip Man (葉問/叶问),
connu pour avoir été le maître de Bruce Lee et
incarné au cinéma, entre autres, par Donnie Yen dans
le film de 2008 de Wilson Yip
« Ip
Man » (《叶问》)
et sa séquelle de 2010 (« Ip Man 2 »).
The Master
De Canton à Tianjin, et retour
L’histoire de Xu Haofeng se passe dans les années 1930. Chen
Shi (陈识)
est le dernier maître de wingchun quan pratiquant le
combat à deux courtes épées ; après la mort de son maître,
pour remplir le vœu de toute sa vie, il part de Canton pour
tenter d’ouvrir une école (武馆)
à Tianjin qui représente alors, dans le nord du pays, un
autre pôle très actif d’arts martiaux et de la culture qui
leur est liée.
Jiang Wenli en Maître
Zou
Port cosmopolite débordant d’activité, Tianjin est
aussi le centre de diverses écoles concurrentes,
mais régies par des règles communes, dont le respect
est strictement contrôlé par un comité ad hoc. L’une
des règles est que l’on ne se bat pas à l’arme
blanche dans les rues, comme des vauriens. Mais la
règle la plus importante est que n’importe quel
traîne-sabre ne peut venir installer boutique dans
une ville déjà saturée d’écoles : d’une part il faut
être lié par des liens familiaux avec la ville, et
d’autre part il faut faire preuve de sa
technique et de sa valeur en sortant victorieux d’un duel
avec les maîtres de huit écoles différentes, sur les
dix-neuf que compte la ville – soit la moitié. Or personne
n’a encore dépassé le chiffre de cinq.
Chen Shi suit les conseils de l’un des membres du comité des
arts martiaux de la ville, Zheng Shan’ao (郑山傲) :
d’abord il se marie avec une femme de Tianjin, Zhao Guohui (赵国卉),
d’autre part il prend un disciple qu’il commence par former
et qui s’avère vite un véritable génie, Geng Liangchen (耿良辰).
Tous deux ont une histoire personnelle, apprend-on
au détour d’un dialogue : Zhao Guohui ayant eu un
enfant d’un étranger qui ressemblait à Rudolf
Valentino mais ne lui a laissé que sa photo, elle a
été rejetée par sa famille qui a fait disparaître
l’enfant ; quant à Geng Liangchen, ancien misérable
tireur de pousse, il est attiré par la jeune femme
qui incarne pour lui la beauté, mais il cherche
surtout la gloire par les armes.
Maître Zou et sa garde
rapprochée
Finalement, tout le monde ne poursuit que son propre
objectif au détriment des autres, Chen Shi en particulier,
qui, pour parvenir à se faire accepter comme fondateur d’une
école locale de wingchun, trahit à la fois et sa
femme et son disciple. Il perd la première qui ne veut pas
quitter le nord où elle espère toujours retrouver son
enfant ; il utilise son disciple pour montrer sa force, mais
est cause de sa mort.
Chen Shi combattant
assis tout en discutant
Il vaincra lui-même les huit maîtres nécessaires,
mais sa victoire sera une victoire à la Pyrrhus car,
après avoir sacrifié le jeune Geng Liangchen, il
sera lui-même accusé de meurtre, et devra fuit avec
toute la cohorte des troupes des écoles à ses
trousses, en vaincra les grands maîtres un à un,
mais devra quitter la ville. Par ailleurs, le maître
Zheng qui l’avait conseillé sera lui-même vaincu en
combat singulier par un militaire et, meurtri,
quittera Tianjin pour aller au Brésil cultiver du
caoutchouc.
C’est la fin – dérisoire - d’un âge d’or des arts martiaux,
d’ailleurs le film s’appelait à l’origine « The Final
Master ». C’en est fini des arts martiaux, ils vont passer à
l’armée, comme le remarque froidement la grande sommité des
écoles de la ville, maître Zou (邹馆长),
une femme qui, soit dit en passant, tient son pouvoir de son
défunt mari. Elle règne plus en chef de mafia que comme une
nüxia à l’ancienne. Xu Haofeng semble annoncer les
films de Hong Kong où les armes à feu ont remplacé les armes
blanches.
Une narration elliptique et des références aux classiques
Il faut être très attentif pour bien comprendre
l’histoire que nous conte Xu Haofeng. Les dialogues
sont réduits au minimum, mais le peu qui est dit en
dit beaucoup, en termes laconiques, voire ironiques.
Xu Haofeng va jusqu’à préférer les dialogues aux
flash-backs pour, vaguement, expliquer le passé de
ses personnages, et en particulier celui de Zhao
Guohui à qui il fait raconter, soudain, la perte de
son enfant. Cela évite la coupure par le flashback,
mais le procédé reste peu naturel et fait très
théâtral, dans
Chen Shi combattant
avec les armes d’un adversaire vaincu
le genre tirade de tragédie classique. C’est l’une des
faiblesses du scénario.
Mais l’essentiel n’est pas là. Xu Haofeng veut se démarquer
du film lambda de wuxia, et de ses dérives. Son film
ne dit pas tout, il ne montre pas tout non plus, l’ellipse
est dans le geste autant que dans la parole, comme chez King
Hu. Contrairement à un film de wuxia classique,
certains combats n’apparaissent pas, en particulier les huit
remportés par Geng Liangchen – goût de la mesure, sens de
l’équilibre des séquences de combat au sein du film, et
appel à l’imagination du spectateur.
Le disciple à
l’entraînement
Par ailleurs, le film fourmille de références à la
culture du wuxia dont Xu Haofeng est un fin
connaisseur, en particulier dans le choix des armes
utilisées qui viennent des grands récits classiques
de wuxia. La plus courante de ces armes est
une courte dague dont le nom la rattache à la
culture du jianghu (江湖),
ces « rivières et lacs » qui évoquent les rebelles
des marais du Liangshan du grand roman « Au bord de
l’eau » ou Shuihu zhuan (《水浒传》)
[1].
Une autre référence est celle du film évoqué soudain par une
pseudo projection lors d’une réunion du Comité des arts
martiaux : « L’incendie du monastère du Lotus rouge » (《火烧红莲寺》)
réalisé par Zhang Shichuan (张石川)
en 1928, film mythique adapté d’un roman de Xiang Kairan (向恺然)
[2]
célèbre pour avoir été suivi d’une séquelle de sept autres
films et avoir lancé la grande vague des films de wuxia
de la fin des années 1920, jusqu’à ce que ces films soient
interdits par le gouvernement nationaliste en 1931.
L’ensemble a été perdu ; il n’en subsiste que des
photographies, et ce que l’on pense être des
fragments du premier épisode. Mais ce qu’on en
connaît indique que le film de Zhang Shichuan était
axé sur l’aspect fantastique du roman dont il est
adapté, avec les premiers effets spéciaux du cinéma
chinois, qui paraissent terriblement obsolètes
aujourd’hui, mais qui ont influencé le développement
ultérieur des films de wuxia. Cette
esthétique, cependant, va à l’encontre de celle
L’incendie du
monastère du Lotus rouge
propre à Xu Haofeng : la citation du film au milieu du
« Master » apparaît comme une référence, mais avec un clin
d’œil ironique.
Xu Haofeng, lui, se veut retrouver l’authenticité des récits
de wuxia. Le montage rapide, la narration elliptique,
le refus d’effets spéciaux sont autant d’éléments qui
rappellent l’art de
King Hu. Mais Xu Haofeng
poursuit en prenant le wuxia dans ses développements
littéraires faisant la part belle aux différentes techniques
d’arts martiaux traditionnels.
Retour aux sources, authenticité ?
Authenticité
Toute l’esthétique du film tend à rendre ce
sentiment d’authenticité, dans une sobriété la plus
réaliste possible. On peut d’ailleurs à ce propos
comparer « The Master » avec un autre film, dont Xu
Haofeng a été le coscénariste :
« The
Grandmaster » (《一代宗师》)
de
Wong Kar-wai ;
à partir d’une trame narrative sur un sujet
semblable, Wong Kar-wai a choisi au contraire une
esthétique à la limite du baroque.
A l’opposé, « The Master » se veut précis comme un
document d’archives, non tant dans la reconstitution
des rues de Tianjin et des détails du décor, mais
bien dans celle des armes et des combats les
utilisant. Donc pas d’effets spéciaux, les
adversaires usent de techniques telles que décrites
dans les romans de wuxia dont Xu Haofeng est
un expert. Mais ce ne sont plus les histoires des
Tang ; la référence est le jianghu des Ming
et l’une des armes est celle, célèbre, du général
Yue Fei des Song :
Les armes
traditionnelles
Note sur les armes
Chaque arme est authentifiée par son origine ou son
appellation, dont :
L’arme dans la plus grande tradition du jianghu
最江湖的传奇兵器
Les acteurs participent de cette recherche de l’authenticité
: ils sont vrais, et excellents.
Zheng, le maître
vaincu
C’est le cas en particulier de
Liao Fan (廖凡),
connu pour avoir remporté l’Ours d’argent du
meilleur acteur à la Berlinale en février 2014 pour
son interprétation du policier dans le film
« Black
Coal Thin Ice » (《白日焰火》)
de
Diao Yinan (刁亦男),
ou de
Jiang Wenli (蒋雯丽),
grande actrice peu médiatisée qui domine toute la
seconde moitié du film, et dont l’ironie veut
qu’elle soit, justement, originaire de Tianjin.
Song Yang est une découverte de Xu Haofeng ; il a
joué dans ses deux premiers
films, et le rôle de Geng Liangchen dans « The Master » a
beaucoup de points communs avec le rôle principal de Liang
Henlu (梁痕录)
dans
« The
Sword Identity (《倭寇的踪迹》).
Le reste du casting, cependant, a son lot de personnalités,
du monde des arts martiaux en particulier, que ce soit le
vétéran du cinéma de Taiwan Chin Shi-chieh, le vétéran de la
Shaw Brothers Chen Kuan-tai (陈观泰),
ou une série de rôles cameos interprétés par des
professionnels des arts martiaux, amis du réalisateur, qui
s’en donnent à cœur joie.
Tout le film est axé sur la chorégraphie des
combats, qui est le point fort de Xu Haofeng, son
expertise couvrant le combat à points nus comme les
combats avec toutes sortes d’armes qu’il a remises à
l’honneur, chacune étant caractéristique d’une école
particulière d’arts martiaux. La déferlante Bruce
Lee et la mode du kung-fu tout comme la tradition
esthétisante du wuxia l’avaient fait oublier.
La chorégraphie est moins originale que dans les
deux premiers films du réalisateur,
Le plus fidèle : le
chien
mais la sauce prend mieux auprès du grand public dans « The
Master », parce qu’il a su donner plus de profondeur
dramatique et émotionnelle à ses personnages. Les combats ne
sont plus seulement un show d’arts martiaux, ils s’intègrent
dans la narration et la ponctuent, comme dans les grands
films de wuxia des années 1960 et 1970.
Xu Haofeng donnant des
conseils aux acteurs
La scène finale du combat dans une allée de
hutong restera une séquence d’annales ; elle
aurait pris onze jours de tournage et fonctionne
avec la précision d’un mécanisme d’horlogerie. Mais
ce genre de scène ne suffirait pas à faire de « The
Master » le grand film qu’il restera si elle n’avait
une signification au-delà du combat lui-même, dans
l’anachronisme qu’elle souligne, avec ce show
d’armes étranges en plein 20ème siècle,
anachronisme qui est en fait le thème principal du
film.
La photographie, dans ces conditions, est en retrait, mais
avec une caméra mobile parfaite pour rendre la vitesse de
l’action ; elle est de Wang Tianlin (王天麟),
qui était déjà le directeur de la photo du film précédent de
Xu Haofeng, « Judge Archer » (《箭士柳白猿》).
Il était aussi celui, plus rêveur, du dernier film de
Wu
Tianming (吴天明),
« Song
of the Phoenix » (《百鸟朝凤》).
La musique est également discrète, même si la
composition originale à l’orgue électronique qui
ponctue certains combats ajoute une touche liminale
intéressante, suggérant une atmosphère de
religiosité qui n’est pas étrangère à ces écoles
d’arts martiaux semblables à des sectes, taoïstes à
l’origine, mais religiosité teintée ici de couleurs
occidentales comme il sied au cosmopolitisme de
Tianjin dans les années 1930. Elle est signée An Wei
(安巍),
l’auteur, aussi, de la musique de « Go Lala Go » (《杜拉拉升职记》),
le film de
Xu Jinglei (徐静蕾).
Xu Haofeng faisant une
démonstration de sa chorégraphie
Trailer
Il sera intéressant, maintenant, de voir comment Xu Haofeng
va poursuivre après ses trois premiers films, qui
apparaissent comme une « trilogie des arts martiaux », de
l’époque Ming au 20ème siècle.
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Chapitre 1 de Shiqu de wulin《逝去的武林》de
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et Li Zhongxuan
李仲轩