(Ivy) Ling Po est l’une des grandes stars de l’âge
d’or du cinéma en mandarin de Hong Kong, avec
Betty Loh Ti (乐蒂)
et
Li Lihua (李丽华)
avec lesquelles elle a joué dans un grand nombre de
films. Elle est restée dans la mémoire collective
comme « la reine du huangmeidiao », cet opéra
aux airs mélodieux et populaires dont elle a lancé
la vogue au début des années 1960.
Contrairement à
Li Lihua, elle
chantait elle-même ses rôles, et, au début des
années 2000, elle est revenue sur scène pour
interpréter en concert les grands airs des opéras de
sa jeunesse,
Ivy Ling Po en 1962,
au moment
du doublage du
Hongloumeng
devant des parterres de fans enthousiastes, entre rires et
larmes, comme dans le film….
Cinéma en dialecte hokkien
Le cinéma par nécessité
Ling Po est née en novembre 1939 à Shantou, dans le
Guangdong (广东汕头),
dans une famille pauvre qui l’a vendue, alors qu’elle avait
quatre ans, à une famille de Xiamen (厦门).
Elle s’appelait Huang Yu-chun (黃裕君)
et a alors été rebaptisée Jun Haitang (君海棠).
En 1950, elle déménage avec sa famille adoptive à Hong Kong
où, à l’âge de douze ans, sa mère adoptive a l’idée de lui
faire faire du cinéma pour qu’elle puisse gagner sa vie.
Cinéma en dialecte local
Elle entre au studio de Xiamen (ou Amoy) et, sous le nom de
Xiaojuan (小娟),
tourne dans les films typiques del’époque, en dialecte
hokkien ou minnanyu (闽南语),
pour un public local, mais aussi pour la diaspora parlant le
dialecte, à Taiwan, en Malaisie, à Singapour ou en Thailande
[1].
Elle débute en 1951, et va tourner plus de cinquante films
en dialecte minnan.
Elle tournera aussi quelques films en cantonais, sous le nom
de Shen Yan (沈雁),
mais elle n’aurait pas percé si elle n’avait fait des
doublages de films pour la Shaw Brothers.
Doublage de films en mandarin
C’est parce
qu’elle avait aussi un mandarin parfait et une belle voix
qu’elle a commencé à doubler des films d’opéra en mandarin,
développés par la Shaw Brothers à partir du début des années
1960. Le premier film qu’elle double est, en 1962,
«The Dream of the Red Chamber » (《红楼梦》), premier film en
mandarin réalisé à la Shaw Brotherspar Yuen Chau-fung (袁秋枫),
réalisateur qui avait lui-même commencé sa carrière en 1954
en tournant un film en dialecte d’Amoy.
Elle poursuit avec deux films
coréalisés en 1963 par
Li Han-hsiang (李翰祥) :
« Return of the Phoenix » (《凤还巢》) et « The Adulteress »
(《杨乃武与小白菜》). C’est alors que
Li Han-hsiang la choisit pour jouer dans le film
qu’il prépare, basé sur l’histoire célèbre des
amants-papillons, Liang Shanbo et Zhu Yingtai (梁山伯/祝英台).
Love Eterne et les huangmeidiao
Love Eterne et Liang Xiong
Betty Loh Ti et Ling
Po
dans Love Eterne, 1963
Ce film, c’est
« Love
Eterne » (《梁山伯与祝英台》)
et l’idée de génie de
Li Han-hsiangest
de lui faire interpréter le rôle masculin de Liang
Shanbo (梁山伯),
aux côtés de
Betty Loh Tidans le
rôle de
Zhu Yingtai. Ce n’est pas la
première fois que Liang Shanbo était interprété par
une actrice au cinéma ; il y a en particulier le
précédent du film de 1954 de
Sang Hu (桑弧)
« Liang
Shanbo et Zhu Yingtai » (《梁山伯与祝英台》),
mais Sang Hu a choisi d’adapter
une version yueju (越剧), opéra qui a une
tradition de rôles interprétés par des troupes
entièrement féminines (depuis les années 1940), et
il a choisi deux interprètes qui étaient des stars
du yueju.
L’opéra huangmei
- huangmeixi (黃梅戏)
ou huangmeidiao (黃梅调)
- a une autre tradition, liée, par ses origines, au
théâtre régional populaire du district de Huangmei
dans le Hubei ;
cette forme d’opéra plus simple
que le yueju, aux airs très mélodieux, et
chantés dans une voix naturelle, s’est diffusée
dans le Guangdong à partir de la
révolte des Taiping, pour devenir ensuite un genre musical
très populaire à Hong Kong dans les années 1950, au moment
de la vague d’immigration en provenance du Continent.
Après 1949, les troupes étaient
mixtes, les rôles masculins étant interprétés par
des acteurs. La tradition des rôles travestis comme
dans « Love Eterne » est en fait née avec le film de
1962 « Dream of the Red
Chamber » (《红楼梦》),
où le rôle de Jia Baoyu est interprété par l’actrice
Ren Jie / Jen Chieh (任洁),
face à
Betty Loh Ti.
C’est ce film qui a donné à
Li Han-hsiang
l’idée du rôle de Liang Shanbo.
« Love Eterne » a remporté un
succès sans précédent à Hong Kong, mais aussi à
Taiwan, où le film a déclenché un enthousiasme
délirant. Avec la musique, les actrices en sont un
élément essentiel, et Ivy Ling
Po
en particulier. Quand le film a été présenté au
second festival du Golden Horse, le jury a créé un
prix spécial pour récompenser son interprétation :
le prix « d’interprétation exceptionnelle ». L’année
suivante, elle a décroché le prix de la meilleure
actrice au 11ème
Asian Film
Festival,
devenant « la reine du cinéma asiatique ».
Liang Xiong (recréé en
2009 à Taipei)
La vogue des huangmeidiao
Dans le rôle de Hua
Mulan en 1964
A partir de là, elle a surtout
été la « reine du huangmeidiao ». « Love
Eterne »
a déclenché une vogue frénétique de ce genre de
films d’opéra, et la Shaw Brothers en a produit
toute une série de 1963 à 1969 où Ling Po a tenu le
rôle principal, dans le même genre travesti qui lui
avait valu la célébrité dans
« Love Eterne », et le surnom
de Liang Xiong, grand-frère Liang (梁兄),
comme dans le film.
En 1964, les jurés du festival de Golden Horse lui
décernent le prix de la meilleure actrice pour son
rôle de Hua Mulan dans le film de
Yue Feng
(岳枫)
« Lady
General Hua Mulan » (《花木兰》).
En même temps, le même Yue Feng reprend « Hung
Niang » (《红娘》),
un film qui avait été laissé inachevé en 1963, car
Ling Po y interprétait un rôle féminin, secondaire
qui plus est, et la Shaw Brothers voulait éviter de
brouiller son image. Dans le film sorti en 1965,
rebaptisé « West Chamber » (《西厢记》),
Ling Po interprète le rôle du lettré qui était joué
par Chiao Chuang (喬莊/乔庄)
dans la version initiale.
Ivy Ling Po,
vingt-cinq ans, dans le rôle de Zhao Wu,
quinze ans (The Grand
Substitution, 1965)
« The Mermaid » (《鱼美人》).
Pour ces deux rôles, cette année-là, les jurés du 12ème
Asian Film Festival font preuve d’imagination tout
autant que d’admiration en décernant à l’actrice le prix
« du talent le plus versatile ».
En couverture du
magazine
Southern Screen en
janvier 1965
Couverture d’un album
de 1965
Dans The Mermaid (avec Li Qing)
Dans Three Smiles,
1969
C’est cependant l’apogée du genre, qui s’essouffle
un peuensuite. On retrouve un souffle de l’élan des
débuts dans le dernier des huangmeidiao de la
décennie avec Ling Po : « Three Smiles » (《三笑》)
réalisé par Yue Feng et sorti en 1969.
Mais la
mode, déjà, a changé ; la grande vogue, à partir de
1967
[2],
c’est désormais le wuxia. Ling Po essaie
alors de se reconvertir dans des films qui lui
offrent aussi un potentiel dans le domaine des rôles
travestis.
Wuxia et films contemporains
Wuxiapian
En 1965 et 1967, elle tourne dans une trilogie de
wuxiapian réalisée par Hsu Cheng-hung (徐增宏),
puis, en 1971, dans « Duel for Gold » (《火并》)
réalisé par
Chor Yuen (楚原)
sur un scénario de Ni Kuang (倪匡) ;
elle y interprète une acrobate et redoutable épéiste
qui, avec sa sœur, tente de voler des millions de
taels gardés sous haute protection dans une banque à
Datong.
Dans Duel for
Gold, 1971
Début des années 1970
dans un film de wuxia
inachevé
Dans Les 14 Amazones,
1972 (au 1er rang à g.)
Son rôle le plus réussi dans le genre est peut-être
celui qu’elle interprète dans « The 14 Amazons » (《十四女英豪》),
en 1972, mais sans qu’elle parvienne à égaler la
notoriété de
Cheng Peipei (郑佩佩)
ou
Hsu Feng
(徐枫),
faute sans doute d’avoir pu travailler avec
King Hu.
Films contemporains
Parallèlement, elle a aussi joué dans des mélos
situés dans une période récente sinon contemporaine,
à commencer par « Between Tears and Smiles » (《故都春梦》),
réalisé par Lo Chen (罗臻)
d’après un roman de Zhang Henshui (张恨水)
et sorti en 1964. Le récit se situe à Beiping
pendant la République, mais offre à Ling Po un rôle
qui préfigure ceux de ses wuxiapian
à venir : elle y interprète une acrobate qui fait
aussi des numéros d’arts martiaux, un peu comme dans
« Duel for Gold », aux côtés de
Li Lihua
qui incarne
Dans Between Tears and
Smiles, 1965
à la fois une chanteuse et la fille d’un riche bureaucrate.
En 1975, cependant, s’achève son contrat avec la Shaw
Brothers. Elle joue encore dans deux grands films
historiques de
Li Han-hsiangsortis
respectivement en 1975 et 1976 :
« The Empress
Dowager » (《倾国倾城》)
et la suite, « The Last Tempest » (《瀛台泣血》).
Elle incarne l’impératrice Longyu
(隆裕皇后),
aux côtés de Lisa Lu (卢燕)
dans le rôle de l’impératrice douairière Ci Xi et de Ti Lung
(狄龙)
dans celui de l’empereur Guangxu.
Par la suite, elle joue dans des
feuilletons télévisés et dans des films avec son mari, Chin
Han (金汉),
qu’elle a épousé en 1966. Sa dernière apparition à l’écran
est en 1987 dans « Golden Swallow » (《金燕子》),
où elle joue le rôle d’une vieille sorcière aux côtés de
Cherie Chung et Anthony Wong.
En 1989, elle est partie s’installer à
Toronto avec son mari et ses trois fils.
Retour sur scène en 2002
Ling Po est soudain réapparue sur scène en 2002, dans une
pièce de théâtre musical où elle a fait revivre l’histoire
des amants-papillons avec l’autre ancienne actrice de Hong
Kong de la même génération qu’elle : Hu Chin. La pièce est
partie en tournée en Malaisie, à Singapour, à Taiwan et aux
Etats-Unis, puis elle a été remise en scène deux ans plus
tard à Taiwan, avec toujours autant de succès.
Depuis lors, Ling Po a donné de nombreux concerts, dont deux
en 2005 en Malaisie avec son amie Hu Chin.
En concert avec Zhang Fengfeng (airs de Love Eterne)
En concert avec Hu Chin
凌波+胡錦
"偷偷摸摸"
Par ailleurs, début avril 2006, elle a assisté avec son mari
aux 25èmesHong Kong Film
Awards où
leur fils Kenneth Bi (毕国智) a
été couronné du prix du meilleur nouveau réalisateur pour
son film « Rice Rhapsody » (《海南鸡饭》),
avec
Sylvia Changdans le rôle
principal, et tous deux, brièvement, dans des rôles de
grands-parents.
Filmographie (Principaux films de la Shaw Brothers)
Doublages d’opéras huangmei
1962 Dream of the Red Chamber 《红楼梦》 de Yuan Qiufeng 袁秋枫
1963 Return of the Phoenix 《凤还巢》 coréalisé par
Li Han-hsiang 李翰祥
1963 The Adulteress/Xiao Bai Cai 《杨乃武与小白菜》 id.
1965 The Lotus Lamp 《宝莲灯》 de Yue Feng 岳枫
1967 The Pearl Phoenix 《女巡按》 de Yang Fan 楊帆
1964 Between Tears and Smiles
《故都春梦》
de Lo Chen
罗臻
1964 Vermillion
Door《红伶泪》
de Lo Wei
罗维
1967 Too Late
for Love《烽火萬里情》
de
Lo Chen
罗臻
1969 Raw Passions
《裸血》
de Lo Wei
罗维
1970 The
Younger Generation《儿女是我们的》
de Yue Feng
岳枫
1971 The Silent
Love《哑吧与新娘》
de Yue Feng
岳枫
1974 It's All in The Family
《愛心千萬萬》
de Lo Chen
罗臻
……….
Autres films
2005 Rice
Rhapsody
《海南鸡饭》
de Kenneth Bi
毕国智
[1]
Un cinéma encore peu étudié.
L’un des rares ouvrages sur le sujet : « Rethinking
Transnational Chinese Cinemas: The Amoy-Dialect Film
Industry in Cold War Asia », Jeremy E. Taylor,
Routledge 2011.