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« La vie sur un
fil » : un film de transition dans l’œuvre de Chen Kaige
par Brigitte
Duzan, 20 février 2015
Sorti en mars 1991, « La vie sur un fil » (《边走边唱》)
est le premier film réalisé par
Chen Kaige (陈凯歌)
à son retour en Chine après un séjour de trois ans
aux Etats-Unis.
Il a dit avoir réfléchi pendant cinq ans à ce film,
après avoir lu la nouvelle de Shi Tiesheng (史铁生)
dont il est inspiré : « La vie au bout des cordes »
(《命若琴弦》),
écrite en 1985. On peut comprendre que la nouvelle
l’ait frappé : c’est l’un des plus beaux textes de
Shi Tiesheng, une recherche intériorisée du sens
profond de la vie ; il laisse une impression
durablen
.
Cependant, Chen Kaige en a profondément modifié et
la narration et l’esprit. Le film y perd toute
cohérence.
Shi Tiesheng et sa nouvelle
Shi Tiesheng était connu de Chen Kaige, depuis ses
années d’étudiant à l’Institut du cinéma de Pékin.
L’écrivain est en effet indissociablement lié aux
débuts de la cinquième génération. |
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La vie sur un fil,
sortie du DVD après Adieu ma concubine, pour tenter
de relancer le film |
Un coin sans soleil
Au début de l’été 1980, trois étudiants de l’Institut, dont
Tian Zhuangzhuang (田壮壮),
se voient confier la mission de réaliser un court métrage
pour tester du nouveau matériel. Pour leur scénario, ils
décident d’adapter une nouvelle qui venait d’être publiée
dans le journal littéraire des étudiants de l’université de
Pékin : « Un coin sans soleil » (《没有太阳的角落》).
Une histoire empreinte d’une douce tristesse, contant la vie
de trois jeunes handicapés occupés à peindre des fleurs sur
des reproductions de laques anciennes, dans un petit
atelier, au fond d’une ruelle « sans soleil » ; leur vie est
soudain illuminée par l’arrivée d’une jeune fille qui
apporte l’affection, la chaleur dont ils rêvaient… mais qui
repart car elle réussit à passer l’examen d’entrée à
l’université, qu’ils ont préparé ensemble…
Profondément touchés par cette histoire, les étudiants
cinéastes se mettent en quête de son auteur, et découvrent…
un jeune handicapé, sur un fauteuil roulant, dont ils
apprendront qu’il était devenu paraplégique faute d’avoir
été soigné correctement pendant la Révolution culturelle. La
nouvelle reflétait le drame de son existence, comme toutes
celles qui suivront, mais avec beaucoup de profondeur et de
chaleur humaine, et une émotion à fleur de peau.
La vie au bout des cordes
La vie au bout des cordes |
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La nouvelle de 1985 traduit la maturation de
l’auteur, tant du point de vue du style que du fond.
C’est une méditation sur la vie, sur l’illusion de
la finalité ultime de l’existence et de ses buts,
sur l’importance du parcours plus que de son
achèvement, conception taoïste aussi bien que
bouddhiste de l’existence ; d’ailleurs les
statuettes du petit monastère décrit dans la
nouvelle ont ce caractère indifférencié.
Mais si la nouvelle est si prenante, c’est que cette
méditation est illustrée par l’histoire de deux
aveugles, deux conteurs parcourant une contrée de
montagnes désertiques, de village en village, pour y
« dire » des histoires légendaires en s’accompagnant
au sanxian (三弦琴),
dans la très ancienne tradition du shuoshu (说书)
.
Ce sont deux personnages en chair et en os, de chair
et de sang, comme disent les Chinois. Shi Tiesheng
les |
dépeint de façon très vivante, et très logique : un vieil
homme au soir de sa vie qui n’a plus qu’une idée, lancinante
– casser la millième corde de son instrument qui lui
permettra d’accéder à ce remède miracle dont son maître,
avant de mourir, a caché l’ordonnance sous la peau de
serpent tendue sur la caisse de résonance de son sanxian ;
et un tout jeune élève, que ses dix-sept ans prédisposent
plus aux aventures amoureuses qu’à l’étude et à la
réflexion.
Le rythme de la nouvelle est donné dès les lignes
introductives par la description de la marche rapide des
deux hommes dans l’immensité des montagnes, en pleine
chaleur. Puis il est soutenu par la confrontation entre les
deux caractères, l’impatience croissante du vieil homme
approchant de sa millième corde et de la vue qui lui est
ainsi promise, et l’excitation du jeune aveugle face à
l’attrait de la tentation féminine, en la personne d’une
jeune paysanne, fraîche et naïve.
Le rythme est rompu en même temps que la millième corde.
Toute la tension vitale du vieil homme s’effondre soudain
devant la page blanche de l’ordonnance, traduisant
brutalement l’inanité de son rêve. Prise de conscience
suivie peu après de la désillusion du jeune aveugle dans ses
propres songes amoureux.
Cette double rupture soudaine, cependant, est comme un éveil
dans la tradition bouddhiste : elle induit en retour une
prise de conscience de la valeur de l’existence, en dehors
de toute poursuite d’un but illusoire. Et comme cet éveil
est le résultat d’une pratique et d’une méditation
personnelles, que chacun doit mener pour soi-même, la
nouvelle ne peut que se terminer sur le début d’un nouveau
cycle… une nouvelle marche obstinée dans le désert.
La nouvelle apparaît en fait comme une poursuite de la
réflexion entamée avec « Un petit coin sans soleil ». Dans
ce premier récit, les trois jeunes qui avaient nourri
l’espoir de guérir étaient ramenés à la dure réalité par le
père de la jeune fille, un médecin : leur maladie est
incurable, ils ne marcheront jamais plus. De la même
manière, l’espoir du vieil aveugle de parvenir un jour à
voir est détruit par la découverte du papier blanc de
l’ordonnance ; mais il cache la vérité à son jeune disciple
car il ne l’estime pas mûr pour l’assumer ; il lui impose
donc deux cents cordes de plus à casser, en pensant qu’il
n’y arrivera jamais, et en repoussant donc l’échéance de sa
terrible désillusion. Dans les deux nouvelles, la sérénité
passe par la reconnaissance de l’illusion de tout espoir de
guérison.
Le film de Chen Kaige
Au départ : un huis-clos entre deux personnages
Il est difficile de rester insensible à ce texte, à
sa force émotive. D’un autre côté, cette force
émotive repose sur une tension narrative très
épurée qui naît de la confrontation de deux
personnages pris pour leur valeur symbolique,
tellement symbolique que l’auteur ne leur donne même
pas de nom, ils sont juste deux conteurs aveugles,
un jeune |
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Le paysage de
montagnes désertiques |
et un vieux ; seule la jeune fille est nommée, mais on ne
sait rien d’elle, ou très peu, hormis son prénom et la
tonalité de sa voix….
Dans l’immensité des montagnes qui en forment le cadre, le
récit prend ainsi une allure de conte, comme ceux que chante
le vieil aveugle dans les villages. Il n’y a pas de
développement au-delà du cercle des trois personnages, outre
mille détails descriptifs qui ne sont donnés que pour donner
plus de vie aux deux aveugles, et de réalité à leur monde :
un monde clos, dont la perception ne passe que par l’ouïe.
C’est donc presque un huis-clos, huis-clos dans la solitude
des montagnes, huis-clos dans le petit monastère où se
logent les deux aveugles. On imagine une mise en scène
dépouillée au théâtre – on pense à la pièce de Beckett « Oh
les beaux jours » - mais bien plus difficilement au cinéma.
D’un drame intérieur à une allégorie visuelle
Le vieil aveugle et
son sanxian |
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C’était bien le problème de Chen Kaige, obligé de
trouver un schéma narratif lui permettant de
traduire en images ce qui est rendu – et
remarquablement rendu - dans la nouvelle par des
sons, les mille bruits, imperceptibles à une oreille
ordinaire, qui se substituent, justement, à l’image
dans le monde des aveugles. |
De même, il a sous doute craint la répétition en se bornant
au cadre initial de montagnes désertiques ; il montre ses
deux aveugles avançant dans un paysage calqué sur celui de
la nouvelle, du même pas rapide qui y est décrit au tout
début. Mais il rompt soudain l’atmosphère que dégage ce
paysage austère par une séquence au bord d’un fleuve aux
eaux tumultueuses que les aveugles se préparent à traverser
sur un petit bateau : rupture singulière qui plonge soudain
le film dans une atmosphère d’épopée dont on peine à
comprendre la finalité.
En outre, Chen Kaige a tenté de sortir du drame intérieur en
imaginant une intrigue supplémentaire comportant des
éléments épiques propres à être traduits à l’écran dans le
style allégorique des débuts de la cinquième génération,
allégorie visuelle renforcée par la musique.
Son scénario place donc l’histoire des deux aveugles
sur fond de lutte de clans villageois – lutte qui
rappelle étrangement celle qui est au centre du
scénario du film de
Wu Tianming (吴天明)
« Le
vieux puits » (《老井》).
Mais, là où Wu Tianming a adopté un style réaliste,
Chen Kaige traite son sujet comme un conte
allégorique, en faisant du vieil aveugle une sorte
de mage capable par la seule force de son chant de
calmer les conflits, une figure christique en robe
blanche guidant la foule derrière elle. C’est forcer
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Lanxiu et le jeune
aveugle |
outre mesure l’aura des conteurs de villages : leur force
est de susciter le rêve, c’est un pouvoir d’évasion.
Chen Kaige place en outre son film, dès la première séquence,
sous le signe de la mort, et renforce le trait par l’image
récurrente de la statue du « dieu de la mort », qui remplace
les statuettes mi taoïstes mi bouddhistes du petit monastère
de la nouvelle, image d’autant plus présente qu’elle est
personnifiée sous les traits du propriétaire du restaurant
de nouilles, au bord du fleuve en furie ; celui-ci apparaît
dès lors comme un symbole du monde de Yama, ou Yan Wang (阎王),
souverain du monde souterrain qui est aussi le juge des
morts.
Le bateau de la
traversée infernale, au début du film |
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Or, ce qui fait toute la force de la nouvelle est au
contraire qu’elle est axée sur la recherche du sens
de la vie ; ce n’est pas la mort qui plane sur le
récit, mais l’opacité de la finalité de l’existence,
la mort n’étant qu’un état transitoire.
En changeant les options narratives de base
empruntées au récit de |
Shi Tiesheng, Chen Kaige a transformé la vision intériorisée
de l’écrivain en une vision extériorisée dramatisée : il est
passé du monde des aveugles à celui des voyants, un monde
ouvert et conflictuel.
L’équipe et les acteurs
Le film offre leurs premiers rôles aux deux jeunes
acteurs qui interprètent Shitou et Lanxiu, Huang Lei
(黄磊)
et Xu Qing (许晴).
Le rôle du vieux maître est interprété par un acteur
qui a commencé sa carrière en 1980, dans le
rôle de l’oncle dans« Zhu »
(《竹》)
de Situ Zhaodun (司徒兆敦) :
Liu Zhongyuan (刘仲元).
Huang Lei et lui sont parfaits dans |
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Le chant du vieil
aveugle, comme une cérémonie mystique |
leurs rôles, mais ce sont des rôles difficiles, demandant
peu d’expression, sinon le maintien légèrement figé propre
aux aveugles – même si Chen Kaige fait courir le plus jeune
comme jamais on n’a vu courir un aveugle. Ils sont restés
assez obscurs.
En revanche, le rôle de la jeune Lanxiu fera connaître
l’actrice Xu Qing, qui aura par la suite une carrière
discrète, mais sûre ; on la retrouvera, mûrie, en 2009, dans
le rôle de Soong Ching-ling dans
« La
Fondation de la République » (《建国大业》).
Liu Zhongyuan
刘仲元
le vieux maître
Huang Lei 黄磊
son jeune disciple
Shitou
石头
Xu Qing 许晴
Lanxiu
兰秀
Zhang Zhengyuan
张正原
le restaurateur/ dieu de la mort
L’image symbolique du
vieil aveugle |
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Chen Kaige a repris le même directeur de la photo et
le même compositeur que ceux de son film précédent,
« Le
roi des enfants » (《孩子王》) :
pour la photo
Gu Changwei (顾长卫),
qui avait également signé la photo du
« Sorgho
rouge » (《红高粱》)
la même année, et pour la musique
Qu Xiaosong (瞿小松).
Il y a donc une volonté affichée de poursuivre dans
le même style et la même esthétique que dans les
années 1980. |
Un tournant dans le système de production
Cependant, le film inaugure un nouveau système de
coproduction, avec recours à des sources de financement
extérieures diversifiées. Le début des années 1990 est la
période de restructuration du cinéma chinois, qui ouvre le
système des studios d’Etat en tentant d’en faire des entités
économiques responsables de leurs résultats.
C’est une coproduction du studio de Pékin avec des
sociétés de production de quatre nationalités
différentes : allemande, japonaise, espagnole et
britannique.
Le montage a été réalisé grâce à l’aide de Hung
Huang (洪晃),
que Chen Kaige avait rencontrée à New York et
épousée en 1989.
Il préfigure les montages complexes des films
suivants, à commencer par
« Adieu
ma concubine » (《霸王別姬》)
deux ans plus tard. L’optique est résolument
commerciale, avec un œil sur le marché occidental. |
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Shitou réalisant qu’il
ne verra jamais |
Un film de transition
« La vie sur un fil »
a été présenté au festival de Cannes en 1991, sans
rencontrer le succès escompté.
Le film apparaît en fait comme un film de transition dans
l’œuvre de Chen Kaige, et d’abord au niveau stylistique.
Encore empreint de l’esthétique des années 1980, avec une
équipe reprise par Chen Kaige de son très beau film de la
fin de la décennie,
« Le
Roi des Enfants » (《孩子王》), il
amorce le tournant vers les films plus commerciaux des
années 1990.
Mais le problème essentiel de « La vie sur un fil » est la
faiblesse du scénario qui tend vers l’épique et le
fantastique, en forçant le trait ; et en ce sens, le film
annonce déjà un scénario comme celui de « Wu Ji, la légende
des cavaliers du vent » (《无极》),
un film de wuxia de 2005 qualifié, justement,
d’ « épopée fantastique », dont la faiblesse du scénario ne
peut être compensée par les têtes d’affiche.
On retiendra
de « La vie sur un fil » les brillantes séquences
musicales, en regrettant qu’elles n’aient pas été mieux
utilisées, pour constituer l’armature du film, autour du
vieil aveugle et de ses contes.
La vie sur un fil
(avec sous-titres anglais)
Analyse réalisée
pour la présentation du film à l’Institut Confucius de
l’université Paris Diderot, le 19 février 2015, dans le
cadre du cycle De l’écrit à l’écran.
Voir les notes explicatives données avec la
traduction.
Le titre du film est le titre du premier album,
sorti en 1997, de Huang Lei qui a fait par la suite
une carrière de chanteur.
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