« Mr. Six » :
superbe satire de Guan Hu, avec un formidable Feng Xiaogang
dans le rôle-titre
par Brigitte Duzan, 13 mai 2017
Film de
Guan Hu (管虎)
produit par la Huayi Brothers et sorti sur les
écrans chinois le 24 décembre 2015, « Mr. Six » (《老炮儿》)
a été présenté hors compétition en
clôture de la 72ème Mostra de Venise,
début septembre 2015, et s’est imposé tout de suite
comme l’un des films chinois les plus étonnants de
ces dernières années.
Satire socio-politique traitée sous forme de
pseudo-film d’action, « Mr. Six » suggère tout un
réseau de symboles d’où il tire toute sa profondeur.
Mais c’est aussi un formidable numéro d’acteurs,
d’abord d’un prodigieux
Feng Xiaogang (冯小刚)
dans le rôle principal, mais pas seulement : le film
est parfaitement homogène dans la qualité de son
interprétation. Et s’il pèche par quelques longueurs
à la fin, elles sont rattrapées par la formidable
musique de Dou Peng (窦鵬)
qui finit par rendre le film envoûtant.
Un monde qui se meurt
Un scénario inspiré d’un fait divers sanglant
Mr. Six / Lao Pao’er
Photo de l’équipe du
film à Venise
(avec de g à dr le producteur Wang Zhonglei, Xu Fan
et
Feng Xiaogang, Guan
Hu, les actrices Liang Jing et Xu Qing,
l’acteur Li Yifeng,
l’actrice Shang Yuxian et l’acteur Liu Hua)
Le scénario est signé Dong Runnian
(董润年),
scénariste de la génération post’80 qui a émergé à
la fin des années 2000, d’abord à la télévision,
puis au théâtre et enfin sur la scène
cinématographique. C’est lui qui a signé le scénario
du film précédent de Guan Hu, « The Chef, the Actor
and the Scoundrel » (《虎烈拉》),
sorti en 2013, et qui a été l’un des six
coscénaristes de « Breakup Buddies » (《心花路放》)
de
Ning
Hao (宁浩)
l’année suivante. L’un était un faux film de guerre,
le second un road movies revisité. « Mr Six » est un
faux film d’action, où la seule échauffourée est
filmée hors champ.
Le scénario est inspiré d’un fait divers qui a fait
scandale en 2012 : l’accident mortel d’un jeune
garçon, fils d’une huile du Parti, au volant de sa
Ferrari noire sur l’un des boulevards périphériques
de Pékin
[1].
L’accident a ravivé les controverses sur les excès
de la génération des « petits princes » et des
« nantis de la seconde génération » (fùèrdài富二代).
Ils sont au premier rang dans le film.
Un vieux chef de gang dépassé par un monde sans
règles
Guan Hu avec l’épée de
Lao Pao’er
Premier titre annoncé
Mr. Six ("6ème grand-père"
“六爷”)
– surnommé Lao Pao’er (《老炮儿》)
ou vieux canon–est un vieux chef de gang que
les premières séquences, pré-génériques, nous
montrent jouissant d’une autorité morale dans son
quartier, celui de Houhai à Pékin. Il vit solitaire
des revenus d’une petite boutique, avec son mainate.
Il ne s’entendait guère avec son fils, Xiaobo (晓波),
qui a disparu depuis six mois sans donner de
nouvelles. Or Lao Pao’er apprend qu’il a été
kidnappé par une bande de jeunes caïds car il a
couché avec la petite amie de leur chef et surtout a
rayé une porte de sa voiture ; or c’est une superbe
Ferrari rouge qui coûte une fortune. Parti sur ses
traces, Mr. Six débarque dans un garage luxueux, où
il est pris à parti par la bande, et consent à payer
dans les trois jours les réparations de la voiture
contre libération de son fils : 100 000 yuans, une
petite fortune.
Feng Xiaogang en Lao
Pao’er
Préambule, Liu Hua
dans le rôle du marchand ambulant Dengzhao
Rentré chez lui, il apprend de son amie, surnommée
Pipelette (Huàxiázi
话匣子),
que le chef de la bande, Xiao Fei (小飞),
est le fils d’un riche potentat aussi puissant que
corrompu. Après avoir fait le tour de ses anciens
copains, eux aussi plus ou moins bien reconvertis,
pour réunir les 100 000 yuans, mais y être arrivé
surtout grâce aux économies de ladite Pipelette, il
revient les apporter dans le délai imparti, mais
pour se voir opposer une fin de non- recevoir, les
réparations de la voiture coûtant finalement bien
plus cher. Lao Pao’er n’a
d’autre alternative que d’accepter un combat entre ses vieux
copains et les jeunes mafieux.
Les choses tournent mal quand Xiaobo est sauvé par
sa petite amie, qui le ramène à son père avec, dans
une poche, l’argent refusé qu’elle a fauché ; mais
la poche semble contenir aussi un document bien plus
précieux que Xiaobo veut récupérer. La maison de Lao
Pao’er est mise à sac, le mainate tué, son fils
attaqué, matraqué et envoyé à l’hôpital avec une
fracture du crâne. Tout ceci ne fait qu’aggraver la
condition de son père, qui est atteint d’une grave
maladie cardiaque…
Feng Xiaogang et Zhang
Hanyu
Une satire socio-politique saturée de symboles
Chris Wu dans le rôle
de Xiao Fei
« Mr. Six » apparaît comme le tableau de la fin d’un
monde, un monde violent, certes, mais, comme le
répète à l’envi Lao Pao’er, qui avait ses règles,
comme le monde du wuxia, comme celui des
hors-la-loi des marais du Liangshan, dans « Au Bord
de l’eau » (《水浒传》)
[2].
Lao Pao’er ressemble d’ailleurs beaucoup à Song
Jiang (宋江),
le chef du marais du Liangshan dans le roman, en
lutte contre les fonctionnaires corrompus de la cour
des Song, et finissant empoisonné par l’un d’eux.
Car le combat de Lao Pao’er dépasse largement
l’histoire de ses relations avec Xiaobo. Xiao Fei
est le fils d’un puissant personnage qui, grâce à
ses pratiques corrompues, a réussi à amasser une
fortune dans un compte à l’étranger, pour pouvoir
partir avec son fils. C’est le relevé bancaire de ce
compte que la petite amie de Xiaobo a subtilisé par
mégarde, au milieu des billets de sa rançon.
Xu Qing dans le rôle
de Hua xiazi
Père et fils
Au moment d’aller mourir, non tant sous les coups
des jeunes de la bande de Xiaobo, que des suites de
sa maladie de cœur pour laquelle il a refusé d’être
opéré, Lao Pao’erenvoie une lettre à la Commission
de discipline du Parti avec le document incriminant.
Le scénario se place ainsi dans la ligne de la
politique actuelle de lutte anti-corruption menée
par le président Xi Jinping. Cette fin moralisante,
si elle est conforme au
mélodrame traditionnel chinois, est aussi le reflet d’un
compromis qui a permis au film d’obtenir le visa de censure.
C’est suffisamment discret pour ne pas être vraiment gênant.
Tableau de la fin d’une ère, cependant, le film
l’est doublement. Il évoque le passage à une époque
bien plus violente et bien plus dangereuse que celle
de la jeunesse de Lao Pao’er car les enjeux n’ont
plus la même dimension.
Cependant, l’attribution du rôle principal à Feng
Xiaogang donne au film une autre signification
symbolique encore : derrière Lao Pao’er se profile
le réalisateur, et une autre époque du cinéma,
l’actuelle étant sans commune
Le dernier xia
mesure, sans beaucoup de règles non plus, sinon celles du
box-office et du profit. Le film se lit indirectement comme
un hommage aux réalisateurs et aux œuvres du passé.
Un film d’une grande beauté
Si le film nous touche, cependant, c’est, sur ce fond de
scénario chargé de symbolique, grâce à la mise en scène, à
l’interprétation des acteurs, et à la musique.
Des qualités artistiques remarquables
Guan Zongxiang, acteur
emblématique
La mise en scène de Guan Hu est nerveuse et
inventive, loufoque par moments comme il sait si
bien le faire. La séquence, remarquablement bien
amenée,de l’autruche échappée dans les rues de
Pékin, est une scène drôlissime de vaudeville
absurdiste qui a elle aussi sa dose de symbolisme,
mais qui détend en outre un peu la tension au moment
où se rapproche la confrontation finale… qui n’aura
jamais lieu sur l’écran. Guan Hu réussit un film
d’action sans action, juste avec la tension
préalable à l’action.
Quand action y il y a, elle reste hors champ, on en voit
juste les conséquences.
Il faut souligner la belle photographie de
Luo Pan (罗攀),
qui était aussi le directeur de la photographie de
Feng Xiaogang pour
« I’m
Not Madame Bovary » (《我不是潘金莲》).
Dans « Mr. Six », la photo est bien plus
traditionnelle, le hutong de Houhai dégage à peine
une légère touche de nostalgie ; mais les photos
finales sur le lac glacé ont leur part de magie, de
même que la tête de l’autruche ondulant au-dessus
des capots des voitures comme dans un rêve.
Des acteurs bien choisis
Un personnage féminin
sacrifié : la femme de Dengzhao
Dernière image
Outre Feng Xiaogang, les acteurs ont eux aussi
valeur symbolique. Notons
Zhang Hanyu (张涵予)
dans le rôle du frère fidèle de Lao Pao’er ; il est
un acteur récurrent aussi bien dans les films de
Guan Hu (« The
Chef, the Actor and the Scoundrel »
《虎烈拉》)
que dans ceux de Feng Xiaogang (le soldat fidèle à
ses compagnons d’armes disparus dans
« Assembly »《集结号》).
Dans le rôle de Xiaobo, Li Yifeng (李易峰)
est un chanteur de mandopop, et, dans celui de Xiao
Fei, Wu Yifan (吴亦凡)
est un acteur et chanteur canadien d’origine
chinoise. Quant à la Pipelette amie de Lao Pao’er,
elle est interprétée par Xu Qing (许晴),
une actrice de la Huayi Brothers qui a commencé en
1990 dans
« La
vie sur un fil » (《边走边唱》)
de
Chen Kaige,
dans le rôle de Lan Xiu (兰秀).
On ne peut que regretter que le personnage de
l’épouse de Deng Zaho’er ait été quelque peu
sacrifié, mais celui du vieillard aux cheveux blancs
qui apparaît comme l’âme du quartier, et du monde de
Lao Pao’er, est interprété par un acteur né en 1927,
Guan Zongxiang (管宗祥),
qui a commencé sa carrière au cinéma en 1951, et a
joué dans
« Le
Sacrifice du Nouvel An (《祝福》) »
de
Sang Hu (桑弧)
en 1956 ou « Bao père et fils » (《包氏父子》)
de
Xie Tieli (谢铁骊)
en 1982 : c’est un survivant, comme Lao Pao’er dans
le film.
Guan Zongxiang
管宗祥 le
vieillard aux cheveux blancs
Sans oublier la musique !
Elle est signée Dou Peng (窦鵬).
La partition finale est inoubliable : d’une part celle qui
accompagne, d’un rythme irrégulier de percussions sourdes,
le parcours à vélo de Lao Pao’er se rendant à la
confrontation avec la bande de Xiao Fei, et d’autre part la
chanson qui accompagne le début du générique final. On peut
éviter la partition de violoncelle qui suit, c’est une
erreur, comme semble une erreur l’ultime image qu’elle
accompagne, de Xiaobo adulte avec son fils. Sans doute une
concession à la censure, pour terminer sur une note pastel.
Mr
Six, sous-titres chinois et anglais
[1]
Le jeune Ling Gu, fils d’un membre de haut rang du
Parti,
était avec deux femmes de 25 ans, d’ethnie
tibétaine. ; l’une, Tashi
Dolma, était la fille du directeur
adjoint du département de la Sécurité publique du
Qinghai, tandis que l’autre, étudiante en science
politique à Pékin, était la fille d’un lama
réincarné aussi di Qinghai. L’accident a été tenu
secret pendant quelques mois, mais a coûté sa
carrière à Ling Jihua qui était un proche de Hu
Jintao et espérait pouvoir décrocher un siège au
Politburo lors du 18ème Congrès du Parti.
Voir l’article sur l’accident du
South China Morning Post :