|
« Le Puits » de
Li Yalin : un film injustement méconnu de la fin des années
1980
par Brigitte Duzan, 23 janvier 2015
« Le Puits » (《井》)
est le quatrième film réalisé par
Li Yalin (李亚林),
mais c’est le second qu’il ait réalisé seul. C’est
aussi le dernier qu’il ait pu faire, ayant été
emporté par un cancer peu après.
Réalisé en 1987, d’après une nouvelle de Lu Wenfu (陆文夫),
c’est l’un des plus beaux portraits de femme du
cinéma chinois de cette époque, et il a offert à
Pan Hong (潘虹)
l’un des grands rôles de sa carrière. Il fait partie
des grands films des années 1980 qui restent
injustement méconnus, tout autant que leurs
réalisateurs.
L’une des meilleures nouvelles de Lu Wenfu
« Le Puits » (《井》)
est l’une des meilleures nouvelles écrites par Lu
Wenfu
dans les années 1980 ; elle a été publiée en 1984,
dans le premier de ses deux recueils « Souvenirs de
gens des ruelles » (《小巷人物志》),
maisil a mis très longtemps à l’achever, en dépit
des |
|
Le Puits |
pressions des éditeurs. Elle est d’une trompeuse simplicité.
Le monde des ruelles de Suzhou
Elle fait partie d’une série de récits écrits à partir de
1980, dans lesquels l’écrivain retrace l’histoire de la
Chine des vingt ou trente années précédentes, à travers des
portraits de personnages dont on aurait pu dire qu’ils
étaient sans histoire : des gens du peuple, simples mais
meurtris, sacrifiés par la politique.
C’est l’histoire nationale revue au quotidien, souvent à
partir d’un détail infime, l’histoire au ras des pavés,
celui des ruelles de Suzhou qui en forment le cadre. Car les
ruelles de Suzhou sont à Lu Wenfu ce que les longtang
(弄堂)
de Shanghai sont à Wang Anyi (王安忆) :
un monde infiniment cher, réapproprié par le souvenir, et
finalement symbolique de tout un passé empreint de nostalgie
même s’il est douloureux.
Ce passé revisité, dans ces nouvelles de Lu Wenfu, c’est le
passé récent, celui qu’il a vécu, et qui l’a meurtri, comme
tant d’autres. A travers ces portraits individuels, c’est,
en filigrane, sa propre histoire qu’il raconte, et c’est ce
qui les rend si émouvants. Histoires de petites gens comme
le vieux marchand ambulant qui débute la série, en 1980,
histoires d’intellectuels aussi, d’autant plus tragiques
quand ce sont des femmes, comme c’est le cas dans « Le
Puits ».
L’histoire de Xu Lisha
« Le Puits » (《井》)
est l’histoire de Xu Lisha (徐丽莎).
Elle est toute jeune, au début de la nouvelle : c’est une
jeune étudiante en chimie. Elle a vingt-quatre ans, elle est
jolie, et elle pourrait avoir l’avenir devant elle, mais
elle a une mauvaise origine de classe : son grand-père était
un capitaliste aux mœurs légères, entretenant concubines et
hordes d’enfants, son père est parti étudier à l’étranger et
n’a plus donné signe de vie. Nous sommes à la fin des années
1950, une telle famille est un boulet au pied : Xu Lisha est
envoyée travailler dans un laboratoire, mais chargée de
laver les éprouvettes.
Elle a vécu solitaire, dans un univers sans chaleur : sa
mère est morte en couches, elle a été élevée par une
domestique, ne manquant de rien, mais privée d’affection. Et
elle est maintenant reléguée à travail abrutissant et à un
dortoir exigu et surpeuplé où elle n’a pas de contact avec
les autres femmes. C’est donc un être fragile, en quête de
sympathie, voire d’amour, et une proie facile pour tout
intrigant.
Celui qui jette son dévolu sur elle s’appelle Zhu Shiyi (朱世一).
La trentaine bien sonnée, il est célibataire et vit avec sa
mère. Il était d’une famille aisée, mais son père, fumeur
d’opium, était mort à trente ans, et sa mère avait vendu les
biens familiaux pour survivre. A l’avènement du régime
communiste, ils étaient donc pauvres comme Job, et furent
classés « citadins pauvres », ce qui leur évita bien des
ennuis par la suite.
Lu Wenfu conte avec un humour légèrement sarcastique les
agissements de ce personnage louvoyant entre deux eaux,
nommé stagiaire dans une banque appartenant à un oncle,
touchant un salaire à ne rien faire, mais salarié quand
même, donc appartenant à la classe ouvrière, et réussissant
à chaque nouvelle campagne à s’en sortir indemne, en
décrochant au bout du compte un poste de fonctionnaire.
Quand arrive Xu Lisha, il est chef de service, et il utilise
ses dons de manipulateur pour la faire sortir de son dortoir
minable et la faire nommer à un poste de recherche dans
l’usine : c’est le Grand Bond en avant, et il faut utiliser
tous les talents pour accroître la production ! Sa
sollicitude émeut Xu Lisha, y compris pendant la Famine, et
il finit par l’épouser. Il a gagné : une jolie femme,
intellectuelle de surcroît. Toutes les commères du quartier,
autour de leur puits, en sont bouche bée.
Mais c’est le début des ennuis pour la jeune femme. Elle se
retrouve esclave de sa belle-mère et servante de son mari,
comme si rien n’avait changé en Chine depuis la nuit des
temps. C’est son travail qui passe au premier plan. Les
commères la soutiennent, elles sont connu les mêmes
problèmes quand elles se sont mariées.
Tout change avec la période d’ouverture. Xu Lisha est
promue, devient une chimiste réputée, elle découvre un
antiviral qui s’exporte même à l’étranger. Elle gagne un bon
salaire, se paie des toilettes à la mode, et du coup ne fait
plus partie de la confrérie du puits. Les jalousies se
déchaînent, tandis que sa situation familiale est pire que
jamais : son mari a perdu le poste qu’il avait obtenu au
début de la Révolution culturelle et voit d’un mauvais œil,
lui aussi, les succès de sa femme.
De dénonciations en rumeurs, la vie de Xu Lisha devient
impossible, et son assistant dont elle était tombée
amoureuse se révèle dans ces circonstances un être veule et
velléitaire. Elle n’a plus d’issue. La condition des femmes
en Chine n’a guère changé avec la politique d’ouverture,
elles ont toujours aussi peu de liberté, est le message de
Lu Wenfu.
Humour et dérision
Quand la nouvelle est publiée, en 1984, elle confirme le
talent de Lu Wenfu. C’est un grand succès, qui est dû au
style autant qu’à l’histoire elle-même. C’est un récit d’une
grande fluidité, dont le déroulement d’une implacable
logique semble parfaitement naturel. Il n’y a pas de hiatus
dans la descente aux enfers graduelle de Xu Lisha ; son
destin est comme programmé à partir du moment où elle
intègre le foyer familial, entre Zhu Shiyi et sa mère.
Il y a tellement peu de hiatus que même le passage du temps
est à peine marqué ; pourtant le chapitre cinq marque le
début de la période d’ouverture : « vingt-trois ans
s’étaient écoulés en un éclair », et juste un date pour
marquer ce passage du temps : automne 1984. Il n’est pas
question de la mort de Mao ni de la chute de la Bande des
Quatre, ce qui importe ici, c’est ce qui a marqué la vie des
gens à l’époque : les changements de mode, de rythme de vie,
et l’eau courante qui rend le puits obsolète et déserté. Du
coup, les commérages disparaissent, relayés par la radio,
bien plus terrible.
Ce qui rend le récit si vivant et si attachant, cependant,
plus que tout, c’est l’humour : Lu Wenfu semble prendre un
plaisir fou et vengeur à se moquer des commères et de leur
cancanages, de Zhu Shiyi et de ses manigances, des
changements de ligne politique comme s’ils étaient
parfaitement sensés et rationnels, et de la glorification du
travail de Xu Lisha dans la presse comme si c’était une
réussite obtenue à force de privation de sommeil et de
nourriture, comme les héros socialistes d’antan.
Il prend les slogans et les subvertit, leur simple énoncé à
contre-courant en montrant tout le ridicule. Les
intellectuels ne sont plus la neuvième catégorie, et Zhu
Shiyi a échappé au classement comme « casseur », l’une des
trois « catégories sociales » de la Révolution culturelle,
avec les pilleurs et les matraqueurs…
C’est aussi, en grande partie, cet humour frisant la
dérision qui a fait succès de la nouvelle, outre la force
symbolique du récit, construit autour de ce puits si bien
trouvé.
Le puits comme symbole à plusieurs niveaux
La nouvelle s’intitulait d’abord « Par la fenêtre » (《窗外》)
car elle devait participer à un concours organisé sur ce
thème par les éditions des Cent fleurs (百花文艺出版社)
pour le lancement de leur revue Xiaoshuojia
《小说家》en
1983. Lu Wenfu n’a pas terminé son récit à temps, et il a
par la suite changé le titre, devenu « Le Puits » (《井》)
pour sa publication l’année suivante. C’est une trouvaille
car le puits est une image emblématique dans l’histoire et
la littérature chinoises.
Il a d’abord une longue histoire comme symbole de
l’oppression féminine dans la société traditionnelle
chinoise : on y jetait les concubines qui avaient fauté, ou
tenté de le faire. On en trouve un épisode dans le film de
Tian Zhuangzhuang (田壮壮)
« L’eunuque
impérial » (《大太监李莲英》),
rappelant un épisode semblable du film de
Zhu
Shilin (朱石麟)
« L’histoire
secrète de la cour des Qing » (《清宫秘史》) ;
on trouve le symbole en littérature aussi : ainsi Su Tong (苏童)
a-t-il fait du puits le pivot narratif autour duquel est
bâtie sa nouvelle « Epouses et concubines » (《妻妾成群》),
symboled’enfermement féminin que
Zhang Yimou a inversé dans son
film adapté de la nouvelle.
Dans la nouvelle de Lu Wenfu, le puits est d’abord lieu des
rumeurs de la ville, et il est symbolisé par la forme de sa
margelle ronde, en forme de bouche en O. Ces rumeurs
alimentées par les commères du quartier conditionnent la vie
des gens, et des femmes en particulier, car elles
contribuent à transmettre les modes de vie et de pensée et
figer les mentalités.
La forme du caractère jing
井
lui-même est par ailleurs l’image de l’enfermement de la
femme dans la société traditionnelle chinoise : comme
l’explique la mère Zhu dès son arrivée, après son mariage,
sa nouvelle bru se doit de la servir et de se soumettre à
son mari. Aucune liberté n’est possible. L’affiche même du
film souligne cet aspect symbolique.
La nouvelle a connu un grand succès à sa publication. Elle a
été l’une des deux nouvelles "moyennes" (中篇)
sélectionnées en 1985 comme « meilleure nouvelle moyenne »
de l’année par la revue « Ecrivains de Chine » (《中国作家》),
l’autre étant celle de Feng Jicai (冯骥才)
« Merci la vie » (《感谢生活》).
Lu Wenfu était devenu un écrivain recherché, avec des
nouvelles d’un style réaliste à replacer dans le courant de
littérature « introspective » qui marque la transition entre
la littérature des cicatrices et celle de recherche des
racines. Avec son personnage féminin emblématique de tout le
poids du passé qui pesait encore sur la société et en
freinait l’ouverture, « Le Puits » a ainsi retenu
l’attention du réalisateur
Li
Yalin (李亚林)
qui, en en confiant l’interprétation à
Pan Hong (潘虹),
a su faire de Xu Lisha l’un des grands rôles féminins du
cinéma chinois.
Un film de 1987 qui poursuit la narration de la nouvelle
« Le Puits » est un film qui montre toute la sensibilité
d’un réalisateur venu sur le tard à la mise en scène après
une longue carrière d’acteur ; il avait un don pour la
direction d’acteurs, et ce talent, couplé à celui de ses
interprètes, et surtout de son actrice principale, fait de
son film l’une des réussites de la seconde moitié des années
1980. Mais il est aussi remarquable par la manière dont le
scénario a adapté, et actualisé, la nouvelle.
L’atmosphère de la nouvelle
Le scénario a été confié à l’écrivain Zhang Xian (张弦),
l’auteur de la nouvelle dont est adapté le premier film de
Li Yalin, « Un petit coin oublié par l’amour » (《被爱情遗忘的角落》),
mais pas seulement ; il a commencé à publier des nouvelles
dès 1956 et à les adapter à l’écran ; il était réputé.
Li Yalin pendant le
tournage du Puits
avec He Xiaoshu et Pan
Hong |
|
Son travail avec Li Yalin sur « Le Puits » est
remarquable. Ils ne se sont pas contentés
d’approfondir la nouvelle de Lu Wenfu ; ils se sont
imprégnés de l’atmosphère qui se dégage de l’œuvre
de l’écrivain, et en particulier de ses textes des
années 1980 sur Suzhou et ses ruelles.
Dès l’entrée, la séquence d’ouverture en est un
exemple frappant. Elle est la traduction en images
d’un texte de Lu Wenfu écrit en même temps que la
nouvelle, en octobre 1983, et publié en introduction
de nombre de recueils la |
contenant : « Le monde de mes rêves » (《梦中的天地》).
Ce monde est celui des ruelles de Suzhou dont, selon ses
propres dires, l’auteur est tombé amoureux dès son arrivée
dans la ville, à l’âge de seize ans, et dont il a gardé le
souvenir, comme d’un éden perdu, tout au long de son exil
dans le Subei pendant la Révolution culturelle.
Il y décrit les dalles de pierres, les petites maisons tout
du long, et à l’entrée … le puits public, puis il passe à la
peinture du tableau au petit matin :
夏日的清晨,你走进这种小巷,小巷里升腾着烟雾,巷子头上的水井边有几个妇女在那里汲水,慢条斯理地拉着吊桶绳,似乎还带着夜来的睡意,还穿着那肥大的、直条纹的睡衣。
En pénétrant dans ce genre de ruelle au petit matin, les
jours d’été, on y voyait monter la brume ; au puits, à
l’entrée, quelques femmes encore vêtues de leurs larges
pyjamas à rayures puisaient de l’eau en remontant sans se
presser leur seau attaché à la corde, comme si elles
n’étaient pas encore totalement sorties de la torpeur de la
nuit.
C’est la description exacte de
la première séquence du film, les pyjamas en moins,
jugés sans doute insuffisamment esthétiques. C’est
du brouillard typique du Jiangsu que semble remonter
la narration et c’est sur ce fond que se profilent
les personnages. Le récit prend ainsi au départ une
allure de fable.
Le film est fidèle à la nouvelle, mais, réalisé en
1987, il poursuit la narration là où celle de Lu
Wenfu s’était arrêtée. Le ton n’est pas plus
optimiste pour autant. |
|
Li Yalin sur le
tournage du Puits, avec Li Zhiyu et Pan Hong |
Fidélité à la narration de Lu Wenfu
Le film reprend fidèlement le fil narratif de la nouvelle
dans son déroulement temporel, du Grand Bond en avant à la
première moitié des années 1980.
Pan Hong à ses débuts
à l’usine, au début du film |
|
Les allusions aux événements politiques sont aussi
discrètes que dans la nouvelle, mais traduites en
images et en sons. Comme dans la nouvelle, il n’y a
pas de transition marquée d’une période historique à
une autre ; c’est un parti pris de réalisme : dans
la réalité aussi, la vie poursuit son cours sans
rupture soudaine en fonction des événements ;
ceux-ci ne laissent leur marque qu’avec le recul du
temps. C’est ce qui se passe dans le film, comme
dans la nouvelle. La seule rupture de ton, et celle
clairement indiquée à l’écran, est l’année 1984,
comme dans la |
nouvelle et c’est d’abord un changement de couleur et
d’environnement sonore.
Par ailleurs, Zhang Xian, tout comme Lu Wenfu et Li Yalin,
avait été condamné comme droitier en 1958 pour ses critiques
contre le régime, critiques qui concernaient en particulier
les étiquettes de classe qui fixaient chacun dans un statut
spécifique, indélébile. On retrouve ce trait dans la
nouvelle de Lu Wenfu, chacun des personnages étant
irrémédiablement marqué par son origine de classe. En ce
sens, « Le Puits » est à rapprocher de la nouvelle de Zhang
Xian « L’incassable fil rouge » (《挣不断的红丝线》)
qui traduit le même sentiment d’impuissance devant le
caractère inéluctable d’un destin forgé par l’idéologie.
Développement au-delà de Lu Wenfu
Le film reprend la césure de la nouvelle, et l’indique tout
aussi nettement, par un intertitre qui ressemble à une
enseigne au néon : 1984. Cette césure, cependant, est plus
nette dans le film, par la force de l’image et du son : les
couleurs changent brusquement, virant soudain d’un bleu
éteint – celui de la vie sous Mao – à des couleurs
offensives, sur fond de bruit assourdissant, d’une ville qui
s’éveille à la modernité, avec ses étals offrant des
vêtements bigarrés.
A partir de là cependant, le scénario décroche de la
nouvelle : celle-ci a été achevée en 1984, et cet
automne que Lu Wenfu mentionne au début du chapitre
cinq est celui où il l’écrit. Le film, lui, a été
réalisé en 1987, et les trois années de distance
font un abime de différence. En 1984, la vie avait
encore relativement peu changé, et la vie du
quartier était encore centrée sur le puits – on
commençait juste à parler d’eau courante. Les
mentalités restaient celles de la période maoïste,
et les événements politiques eux-mêmes montraient
qu’on n’avait pas encore |
|
Pan Hong et Li Zhiyu,
au début du film |
totalement changé d’époque : on sortait juste de la campagne
contre la pollution spirituelle.
Le film se place du point de vue de 1987, et la différence
se note peu à peu, dans les modes de vie. Le premier
décrochage significatif par rapport à la nouvelle est un
détail qui a son importance : la voiture qui vient chercher
Xu Lisha pour l’emmener à une réunion de travail n’est pas
noire mais rouge. On est passé d’un monde d’apparatchiks à
un monde où l’économie se libère de l’emprise du Parti et où
l’individu commence à revendiquer son autonomie vis-à-vis du
collectif. Le directeur de l’usine prend la défense de Xu
Lisha, en directeur soucieux de la bonne marche de son
entreprise, contre le comité de quartier qui y a fait
irruption pour réconcilier les deux époux, et répondre au
slogan de l’heure prônant l’unité. Ils font figure de
personnages d’une autre époque.
Conclusion différente mais tout aussi sombre
Le scénario a opéré une dramatisation de la situation de Xu
Lisha, comme si l’ouverture de 1984 n’avait été qu’un
épisode illusoire. Ce que montre en fait toute la
progression dramatique de la seconde partie est que, dans le
fond, les esprits n’ont pas changé, et continuent d’enfermer
la femme dans son rôle traditionnel d’épouse, bru et mère.
L’assistant Tong Shaoshan est doublement pleutre, car, dans
le film, sa femme est morte dans un accident (alors que dans
la nouvelle elle est le tyran domestique qui le retient dans
le bon chemin) ; il est libre, mais ce qui le retient sont
les conventions sociales. Leur étau n’est plus représenté
par les commérages des femmes, ceux-ci sont repris par la
radio dans la nouvelle, la télévision dans le film.
Affiche de propagande
juin 1984
(collection
Landsberger) : 品学兼优
soyez de bons élèves
modèles |
|
Et si les esprits ne changent pas, c’est par un
reste de peur. C’est cette peur latente qui continue
à faire la force de Zhu Shiyi, qui n’a pourtant plus
de rôle social, étant inactif et incasable dans les
nouveaux rouages économiques qui sont maintenant,
apparemment, au centre des réseaux sociaux. Mais le
Parti reste présent, et Zhu Shiyi reste redoutable
par sa capacité de nuisance. Xu Lisha est ainsi
condamnée par la frilosité des gens autour d’elle,
qui préfèrent un repli prudent sur la tradition.
Elle est la survivante d’une époque qui n’est pas
tout à fait révolue.
La conclusion du film est finalement plus pessimiste
que celle de la nouvelle, comme le noir qui domine
les dernières séquences. La nouvelle est d’une
remarquable homogénéité, caractérisée par un humour
froid qui persiste jusque dans l’alinéa conclusif :
au petit matin, dit Lu Wenfu, une femme eut la
frayeur de trouver un corps au fonds du puits, il
fut condamné, et le « centre d’information » du
quartier se déplaça dans une autre ruelle, où fut
installée l’eau courante… en attendant une nouvelle
victime… La vie suit paisiblement son cours. |
Dans le film, le pessimisme prévaut après une
période d’enthousiasme suscité par l’ouverture
économique, d’où la dramatisation du ton, soutenue
par celle des caractères et des situations de
personnages. Cette conclusion sombre semble
prémonitoire, contre la tendance à considérer 1989
comme une rupture brutale. En fait, les années 1980
sont une période de transition, tumultueuse certes,
mais non de libéralisation. Les affiches de
propagande le montrent bien : celles de 1986 et 1987
insistent sur les mêmes valeurs collectives que
celles de 1984. Et ce que dit le film, c’est qu’il
ne pouvait y avoir de libéralisation car les esprits
n’avaient pas suffisamment évolué. Ce qui se traduit
par un destin inchangé pour les femmes, la seule
différence étant l’issue de la tragédie : non plus
le puits, puisqu’il n’y en a plus, mais la folie, et
l’on rejoint là le film de
Ning Ying (宁瀛)
« Perpetual
Motion » (《无穷动》).
Profondément réfléchi, le film est aussi une
réussite esthétique, fondée sur une réelle
connivence entre scénariste, écrivain et
réalisateur, mais aussi leurs interprètes, liés par
la même expérience, débouchant sur un humanisme qui
est la |
|
Affiche de propagande
juillet 1986 (collection Landsberger) : 勤学习守纪率
soyez des élèves
studieux et disciplinés |
caractéristique essentielle – et longtemps controversée -
des films des années 1980.
Des personnages transcendés par leurs interprètes
Pan Hong et He
Xiaoshu,
la bru et sa
belle-mère |
|
Ce que le film apporte, qui était en germe dans la
nouvelle, c’est un trio de personnages quiprennent
figure emblématique, de par le choix même des
interprètes et la force de leur interprétation. Il y
a bien sûr le couple Xu Lisha/Zhu Zhiyi, mais aussi
la mère de celui-ci, « mère Zhu » (朱妈).
Celle-ci n’est pas à négliger : elle représente tout
le poids de la société traditionnelle, avec ses
règles et ses préjugés, qui sont d’autant plus
contraignants qu’ils sont perpétués par celles-là
même qui en souffrent le plus, les femmes. Ainsi les
femmes du quartier, réunies autour du puits comme un
chœur de théâtre grec –forment-elles un cercle
symbolique, où les femmes se défendent entre elles
contre la pression des maris, mais sans songer à
remettre le système en cause.
La mère Zhu est brillamment interprétée par He
Xiaoshu (贺小书),
qui était l’épouse de Li Yalin.
Née en 1933, elle a suivi un parcours très
semblable au sien, et ils ont débuté ensemble en
1955 au studio de Changchun, avant d’être transférés
en 1975 |
au studio Emei. Elle était connue en particulier pour son
interprétation de
la paysanne Linghua (菱花)
dans le premier film réalisé par Li Yalin, en 1981, « Un
petit coin oublié par l’amour » (《被爱情遗忘的角落》) :
rôle de mère, déjà, qui lui valut le prix de la meilleure
actrice dans un rôle secondaire au festival du Coq d’or en
1982.
Son fils Zhu Shiyi et Xu Lisha, de leur côté, sont
interprétés par deux grands acteurs qui étaient
connus pour avoir interprété, déjà, un célèbre
couple mari et femme dans un grand succès de 1979 :
« Troubled Laughter » (《苦恼人的笑》),
coréalisé par Yang Yanjin (杨延晋)
et Deng Yimin (邓一民).
Li Zhiyu (李志舆)
interprète le rôle de Zhu Shiyi avec les nuances qui
s’imposent : charmeur et manipulateur au début,
pleutre et vindicatif ensuite. Face à lui,
Pan Hong (潘虹)
signe là l’un des grands rôles de sa carrière et
s’affirme comme la grande actrice du cinéma chinois
des années 1980. C’est la plus jeune, mais sa vie a
été tout aussi tourmentée que celle de ses aînés.
Elle est en parfaite symbiose avec eux et avec son
personnage, qu’elle magnifie.
C’est aussi grâce à elle que le film a pu être
terminé, Li Yalin ayant été atteint pendant le
tournage du mal qui devait l’emporter l’année
suivante : une tumeur au cerveau. |
|
Lin Daxin dans le rôle
de l’assistant,
Tong Shaoshan |
« Le Puits » a été présenté à la Semaine de la critique au
Festival de Cannes. C’est l’un des derniers grands films de
la décennie. Bientôt va se refermer cette page d’embellie
culturelle post-Mao, et quand le cinéma reprendra vie, après
1990, ce sera une autre époque.
|
|