« Fearless » :
une légende des arts martiaux chinois, incarnée par Jet Li
par Brigitte Duzan, 17 mars 2016
Film d’arts martiaux réalisé par
Ronny Yu (于仁泰)
et sorti en janvier 2006 à Hong Kong
[1],
« Fearless » (《霍元甲》)
est une fresque hagiographique de la vie de l’une
des grandes figures légendaires des arts martiaux
chinois du début du siècle : Huo Yuanjia (霍元甲). Il
est dans le film incarné par
Jet Li (李连杰),
qui a contribué à infléchir le scénario vers sa
propre vision du personnage.
Pour apprécier « Fearless », il faut donc d’abord
savoir qui était Huo Yuanjia, et pourquoi (et
comment) il est devenu une telle légende, car c’est
sur la légende plus que sur les faits, de toute
façon très flous, que le film est basé.
Huo Yuanjia, héros national
Comme les deux autres grandes figures légendaires
des arts martiaux chinois que sont Wong Fei-hung (黄飞鸿)
et Ip Man (叶问)
[2],
Huo Yuanjia est un produit de son temps, dans son
cas la toute fin du 19ème siècle et le
début du 20ème, avec son cortège
d’humiliations nationales faisant apparaître les
arts martiaux comme une tradition à laquelle
redonner vie pour retrouver une source de fierté
nationale. Avec Du Xinwu (杜心武)
et Lü Zijian (吕紫剑),
il forme le groupe dit des « trois grands xia
de la fin des Qing et du début de la République » (清末民初三大侠客).
Ils ont chacun leur légende dorée, mais celle de Huo
Yuanjia est de loin la plus célèbre – grâce à la
télévision et au cinéma.
L’influence du romancier Xiang Kairan
Sa vie et surtout les circonstances de sa mort en
font un personnage qui se prête à une vision
hagiographique, hagiographie qui a débuté très peu
de temps après sa mort, sous la plume d’un auteur de
romans de wuxia des années 1920, lui-même
adepte d’arts martiaux, Xiang Kairan (向恺然),
plus connu sous son nom de plume de Pingjiang
Buxiaosheng (平江不肖生).
Fearless, affiche pour
la sortie aux Etats-Unis
Fearless, affiche pour
la sortie à Hong Kong
Huo Yuanjia
Natif du Hunan, écrivain très important pour la
littérature de wuxia comme pour le cinéma qui
en est adapté, Pingjiang Buxiaosheng était un grand
admirateur de Huo Yuanjia, et a été jusqu’à créer
une école sur le modèle de celle de son idole. Son
second roman « Noble héros des temps modernes »
(Jindai
Xiayi Yingxiong Zhuan《近代侠义英雄传》),
est l’histoire romancée de la vie de Huo Yuanjia.
Initialement publié en 1923, il a été réédité en
1984 par une maison d’édition du Hunan sous le titre
« Huo Yuanjia, le noble héros au grand sabre
» (Dadao Wangwu, Huo Yuanjia
Xiayi Yingxiong Zhuan 《大刀王五、霍元甲侠义英雄传》).
Le roman a
exercé une grande influence tant en littérature
qu’au cinéma, en particulier comme inspiration du
phénomène Bruce Lee et de la vague de films
postérieurs sur Huo Yuanjia. Pingjiang Buxiaosheng
publiera ensuite une douzaine de
romans de wuxia,
dont beaucoup sont basés sur la vie d’autres personnages
célèbres de l’histoire des arts martiaux. Ce sont chaque
fois des narrations à mi-chemin entre réalité et fiction.
[3]
Pour ses victoires sur des pugilistes étrangers,
célébrées à grand renfort de publicité à un moment
où la souveraineté chinoise était érodée de tous
côtés par les sphères d’influence des puissances
impérialistes, Huo Yuanjia a vite été promu héros
national, la légende prenant le pas sur les faits,
difficiles à avérer.
Tentative de biographie
1. Huo Yuanjia est né en 1868 dans le village de
Xiaonanhe du district deJinghai, dans
le
Le roman de Pingjiang
Buxiaosheng, réédition 1984
Hebei (河北省静海县小南河村)
[4].
Il était le quatrième des dix enfants de Huo Endi (霍恩第),
et le second de ses trois fils. D’origine paysanne, Huo Endi
pratiquait les arts martiaux – ou wushu (武术)
- par tradition familiale et assurait ses fins de mois – et
la survie de sa nombreuse progéniture – en escortant des
caravanes de marchands entre le Hebei et la Mandchourie.
Portrait de Huo
Yuanjia
Il pratiquait un style nommé mizongyi ou
mizongquan (迷踪艺/迷踪拳),
mizongyi
c’est-à-dire "l’art des traces perdues" : un style
basé sur la mobilité et la feinte, style « externe »
du Nord remontant à la tradition de Shaolin
[5],
et à l’époque des Tang, mais parfois considéré comme
un art interne remontant au général Yue Fei des Song
du Sud.
Ce style comporte aussi ses références littéraires :
il est également appelé Yanqing quan (燕青拳)
par référence à Yan Qing (燕青),
l’un des 108 héros du marais de Liangshan, qui
apparaît au chapitre 60 du célèbre roman « Au Bord
de l’eau » (《水浒传》) où
il est le fidèle serviteur de Lu Junyi (卢俊义),
le second des 36 Esprits célestes, recruté par Song
Jiang (宋江)
après la mort de Chao Gai (晁盖).
C’est grâce à lui que Lu Junyi est sauvé après avoir
été condamné à mort et il rejoint son maître quand
celui-ci n’a plus d’autre choix que de rallier les
hors-la-loi de Liangshan. Il est réputé avoir
franchi des cols enneigés sans laisser de traces
dans la neige…
Dans cette famille où le wushu faisait partie de
l’héritage ancestral, Huo Yuanjia était un enfant à la santé
fragile, souffrant d’asthme et d’une jaunisse récurrente
contractée dans son jeune âge. Vu sa faible constitution,
Huo Endi renonça à le former au wushu et se borna à
lui faire enseigner les classiques et les valeurs morales,
avec un professeur qu’il admit parmi ses élèvesen échange de
son enseignement. L’enfant frustré observa les leçons
données par son père, les pratiquant ensuite en secret avec
son professeur.
En 1890, un expert en arts martiaux du Henan rendit
visite à la famille, et infligea une défaite au fils
aîné. A la surprise générale, Huo Yuanjia vengea son
frère et l’honneur familial en sortant vainqueur de
son combat avec ce maître. Son père accepta alors de
l’admettre parmi ses élèves. Il devint peu à peu une
célébrité locale en défiant des adeptes d’arts
martiaux de la région. En même temps, il travaillait
avec son père pour escorter des marchands et des
voyageurs. Or, un jour qu’il escortait un groupe de
moines, il fut attaqué par des bandits et les mit en
déroute, ce qui accrut encore sa notoriété.
2. En 1896,
il part à Tianjin où il gagne sa vie comme
vendeur de bois et autres petits boulots, mais
surtout en aidant un jeune marchand d’herbes
médicinales nommé Nong
Jinsun
(农劲荪)
à se libérer des truands locaux qui le rackettaient.
Il devient son ami. C’est à cette époque aussi
Huo Yuanjia enfant
qu’il rencontre son élève le plus connu, Liu Zhensheng
(刘振声).
La légende lui attribue en outre un haut fait de résistance
politique.
En septembre 1898, lors de la répression suivant l’échec de
la réforme des Cent jours (戊戌变法),
l’un des leaders du mouvement,
Tan Sitong (谭嗣同)
est exécuté et sa tête exposée au public ; l’un de ses amis,
un marchand hui et expert en arts martiaux de Pékin
nommé Wang Zhengyi (王正宜),
s’enfuit alors de la capitale et va se cacher à Tianjin où
il se lie d’amitié avec Huo Yuanjia. Celui-ci l’aurait alors
aidé à voler la tête de Tan Sitong pour que le célèbre
réformateur puisse être enterré correctement.
C’est à Tianjin
encore que, en 1902, Huo Yuanjia répond à un défi lancé dans
la presse par un lutteur russe, tournant en dérision les
Chinois qui n’osaient l’affronter en les désignant de
l’appellation méprisante d’« hommes faibles de l’Asie »
[6].
Le Russe est réputé avoir renoncé au combat quand Huo
Yuanjia releva son défi, et lui avoir présenté ses excuses
pour les termes humiliants de son annonce, en lui expliquant
qu’il faisait cela pour gagner sa vie.
3. L’histoire se poursuit à Shanghai où Huo
Yuanjia se rend deux fois entre 1909 et 1910 pour
relever un autre défi, cette fois d’un boxeur
d’origine irlandaise, Hercules O'Brien. Après
avoir résolu le problème des règles du jeu, ils
s’affrontèrent en un match qui se termina par la
défaite d’O’Brien. A moins qu’il n’ait jamais eu
lieu, car, selon une autre version des faits,
O’Brien aurait préféré s’esquiver et quitter la
ville.
Quoi qu’il en soit, l’aventure était au moins une
victoire morale pour Huo Yuanjia, et un facteur de
fierté nationale à un moment où la Chine se sentait
humiliée, par le traité de 1901 signé avec les huit
puissances de la coalition impérialiste mettant fin
à la révolte des Boxers.
C’est alors que, avec, entre autres, le soutien de
Sun Yat-sen et le financement de Nong Jinsun, Huo
Yuanjia participa à la fondation, à Shanghai, du
« Centre de culture physique Jingwu » (ou Chin Woo),
devenu par la suite
Lü Xijian en train de
s’entraîner (couverture de la revue Zhonghua wushu
(août 1986)
« Association sportive Jingwu » (精武体育会),
association sportive tout simplement parce que les arts
martiaux étaient interdits à l’époque et qu’on ne pouvait
les citer nommément. Le centre était annoncé comme une école
pour apprendre l’art de l’auto-défense et améliorer sa
santé, physique et morale.
4. Souffrant non seulement de jaunisse, mais aussi de
tuberculose, Huo Yuanjia était soigné par un médecin
japonais qui appartenait à l’Association japonaise de judo
de Shanghai et invita son patient et ses élèves à une
rencontre avec des membres de l’Association. Il semble que
l’élève de Huo Yuanjia, Liu Zhensheng, ait blessé son
adversaire, sur quoi la compétition dégénéra en une
véritable rixe qui se termina avec des bras et des doigts
cassés.
Sans rien laisser paraître de leur fureur, les Japonais
auraient invité Huo Yuanjia à un banquet au cours duquel il
aurait été empoisonné – ou, selon une autre version, il
aurait été pris d’une violente toux, et aurait été envoyé à
l’hôpital où on lui aurait donné des médicaments qui
auraient précipité sa mort. Il semble avéré qu’il est mort
après avoir été hospitalisé, mais il a pu l’être tout
simplement parce que son état de santé s’était détérioré.
Quoi qu’il en soit, Huo Yuanjia est mort très jeune, en
1910, à l’âge de 42 ans, et sa mort reste entourée de
mystère. La thèse de l’empoisonnement a été étayée par les
résultats d’une autopsie réalisée en 1989 sur ses restes et
ceux de son épouse, alors qu’ils étaient déterrés pour être
enterrés ailleurs. On découvrit alors des taches noires sur
les os pelviens de Huo Yuanjia, l’analyse du laboratoire de
la police municipale de Tianjin confirmant la présence
d’arsenic.
Mais l’empoisonnement n’est pas avéré pour autant. Huo
Yuanjia a pu être traité pour sa tuberculose avec du realgar
(雄黄)
ou arsenic rouge, un composé de sulfure d’arsenic souvent
utilisé comme « mort-aux-rats », mais aussi, autrefois,
comme médicament, en particulier en médecine traditionnelle
chinoise. La thèse de l’empoisonnement a circulé après sa
mort, et Xiang Kairan l’a reprise. Dans le contexte des
années 1920, cela donnait plus de poids au symbole
nationaliste que le personnage était devenu.
Héritage : l’Association Jingwu
La calligraphie de Sun
Yat-sen pour le dixième anniversaire
de la création de
l’Association Jingwu
Il est mort peu de temps après la fondation de
l’Association Jingwu, et elle est restée associée à
son nom. Ce n’est pourtant pas lui qui l’a fondée :
elle l’a été par un comité de membres du
Tongmenghui (同盟会),
ou Ligue unie, de Sun Yat-sen et Song Jiaoren (宋教仁).
Il s’agissait d’une initiative inspirée de
l’expérience japonaise visant à promouvoir les
valeurs liées aux arts martiaux, en renforçant le
moral de la nation chinoise ; elle est étroitement
liée au projet de modernisation de la Chine lancé
par
Sun Yat-sen. Il adéclaré : « Si l’on veut rendre un pays
fort, il faut que tout le monde sans exception puisse
pratiquer les arts martiaux. » (欲使国强,非人人习武不可).
C’est lui encore qui, pour le dixième anniversaire du
Centre, lui dédia une calligraphie de sa main célébrant
l’esprit martial (尚武精神).
C’est en raison de l’immense popularité de Huo
Yuanjia à sa mort qu’il fut décidé qu’il en serait
en quelque sorte le parrain. Premier des instituts
d’arts martiaux en Chine, le Centre a été fondé pour
créer une structure visant à en promouvoir
l’enseignement en invitant des experts de tous
styles et tous horizons à venir y enseigner car les
fondateurs étaient intimement persuadés que, si les
arts martiaux continuaient à être divisés en clans
possédant leur propre style et le préservant
jalousement dans le plus grand secret, ils étaient
condamnés à disparaître.
Jingwu a donc été à la base d’une sorte d’œcuménisme
des arts martiaux qui s’est développée pendant la
période républicaine. Le premier à prendre la tête
de l’Association après la mort de Huo Yuanjia est
Zhao Lianhe(赵连和),
un maître de Shaolin. Mais ce sont des élèves de Huo
Yuanjia qui
Le buste de Huo
Yuanjia à Shanghai
ont acheté des nouveaux locaux après la mort de leur maître.
Une branche a été créée à Nathan Road à Hong Kong en 1919,
puis l’association s’est développée dans le sud-est
asiatique.
Elle a dû cesser ses opérations en Chine continentale en
1966, mais, pendant les dix années de la Révolution
culturelle, des centres ont été créés dans divers pays et
elle a repris ses activités en Chine aussitôt après la
Révolution culturelle.
Un film plus de Jet Li que de Ronny Yu
Une longue tradition
Combat-spectacle
La vie de Huo Yuanjia a été adaptée de nombreuses
fois à la télévision et au cinéma à partir du début
des années 1970. Dans tous ces films, il est
typiquement représenté comme un héros martial qui se
bat contre des étrangers pour sauver la face de la
nation chinoise opprimée et humiliée par les nations
étrangères, et qui meurt empoisonné, par le Japon,
pour les avoir défiées.
Mais nombre de films sont centrés sur le personnage
fictif de son élève
Chen Zhen (陈真).
C’est le cas du premier du genre, où Chen Zhen est né de la
plume fertile du scénariste (et écrivain)
Ni Kuang (倪匡):
c’est le film de 1972 de Lo Wei (罗维)
avec Bruce Lee dans son deuxième grand rôle - « Fist of
Fury » ou « La fureur de vivre » (《精武门》). Comme
le titre chinois l’indique, le film est basé sur les
péripéties de l’école Jingwu, après la mort de Huo Yuanjia.
L’histoire était un peu tombée dans l’oubli lorsque,
en 1981, la télévision hongkongaise RTV (aujourd’hui
ATV) a diffusé une série en vingt épisodes intitulée
« Daxia Huo Yuanjia » (《大俠霍元甲》),
ou « The Legendary Fok », Huo Yuanjia se prononçant
Fok Yuen-gap en cantonais. Produite par Xu Xiaoming
(徐小明),
la série a eu tellement de succès que, à l’heure de
sa diffusion, les rues étaient désertes, tout le
monde était devant son poste de télévision
[7].
Le scénario incluait une ligne narrative secondaire
centrée autour Chen Zhen, donc renvoyant au film de
1972.
Choix des armes
Confrontation dans les
rues
La série a été suivie l’année suivante par un film
réalisé par
Yuen
Woo-ping (袁和平) :
« Legend of a Fighter » (霍元甲)
avec Bryan Leung (梁家仁)
dans le rôle principal de Huo Yuanjia. Mais il faut
attendre ensuite 1994 pour que la légende émerge à
nouveau au cinéma, dans un remake de 1994 du film de
Lo Wei de 1972, suivi immédiatement d’une série
télévisée d’ATV produite par Gordon Chan avec Donnie
Yen.
Le personnage et sa légende ont donc été repris
régulièrement selon un cycle d’une dizaine d’années, en
général parallèlement au cinéma et à la télévision, et Huo
Yuanjia (ou son élève) a été incarné par les grands noms des
films d’arts martiaux de Hong Kong.
Jet Li (李连杰)
a pris la relève dix ans après Donnie Yen.
Un scénario problématique
Jet Li s’est énormément impliqué dans ce film, et a créé une
sorte de psychose à sa sortie en annonçant que ce serait son
dernier film d’arts martiaux. Il a laissé sa marque sur le
scénario, qui est de toute façon souvent un point faible des
films de Ronny
Yu.
Selon l’actrice Sun Li, le scénario a été révisé à
plusieurs reprises après sa première version en
février 2005. Le tournage a commencé par les scènes
d’enfance, puis quelques scènes de combat. Mais,
Jet Li n’étant pas satisfait du scénario,
le tournage a été interrompu quatre fois jusqu’à ce
que, en avril, les scénaristes
Wang Bin (王斌)
et Li Feng (李冯)
soient appelés à la rescousse. Ils venaient tous les
deux de travailler avec
Zhang Yimou
sur le scénario du « Secret des poignard volants » (《十面埋伏》)
et de « Riding
Alone for a Thousand Miles » (《千里走单骑》).
Huo Yuanjia contre
O’Brien
Le problème essentiel était que les personnages manquaient
de profondeur, jusqu’à être stéréotypés. Jet Li voulait
aussi éviter le thème nationaliste récurrent et tout aussi
stéréotypé des films précédents. Après plusieurs révisions,
le scénario a adopté un épisode central comme tournant dans
la ligne narrative : une séquence dans le calme d’un petit
village au bout du monde qui influe sur la mentalité de Huo
Yuanjia et le fait évoluer vers plus d’humanité et de
sérénité : l’histoire d’un jeune combattant de wushu
arrogant et violent qui se convertit en mûrissant en un
xia.
Thé de l’amitié
Le film s’est donc éloigné du thème de la vengeance,
et de la violence qui lui est liée, qui est le thème
principal de la plupart des films de wuxia. A
l’instigation de
Jet Li, le thème
principal est devenu une sorte de philosophie de la
non-violence qui est une valeur bouddhiste (l’acteur
étant bouddhiste), mais qui se rapproche aussi des
valeurs morales du wuxia. La vérité
historique, en revanche, n’a guère été recherchée.
Le scénario final est en trois parties, en partant de
l’enfance de Huo Yuanjia, mais le film est sorti en deux
versions, une version courte et un director’scut.
Le scénario version courte
1. L’histoire commence à Shanghai en 1910 : Huo
Yuanjia défait trois combattants occidentaux et se
prépare à affronter le Japonais Tanaka. En
attendant, il se souvient…
2. Flashback trente ans auparavant : Huo Yuanjia est
jugé de constitution trop fragile par son père qui
lui interdit d’apprendre les arts martiaux avec lui.
Il le fait en cachette.
3. Flash forward vingt ans plus tard, en 1900 : Huo
Yuanjia a l’ambition de devenir
Nakamura Shido
le combattant n° 1 de Tianjin, et se prépare à affronter ses
adversaires sur une plate-forme placée à une hauteur
vertigineuse – c’est le premier grand numéro de bravoure du
film. Mais son ami Nong Jinsun le met en garde contre le
recours constant à des combats violents.
4. Petit à petit la tonalité devient plus sombre,
plus pesante, au fur et à mesure que croît
l’arrogance de Huo Yuanjia, en même temps que sa
renommée. Un jour qu’un rival du nom de Qin Lei, dit
Qin Ye (秦爷),
a blessé l’un de ses élèves, Huo Yuanjia va
l’affronter et le tue d’un coup fatal à la poitrine.
Nong Jinsun s’éloigne de lui. Puis le filleul de Qin
venge son parrain en tuant la mère et la fille de
Huo Yuanjia. Furieux, celui-ci va demander des
comptes au meurtrier qui se suicide. Mais il apprend
un peu plus tard que c’était en fait son élève qui
avait offensé et provoqué Qin Lei.
5. Pris de remords et de honte, Huo Yuanjia
s’enfuit, erre pendant des mois, et manque de se
noyer en traversant une rivière. Il est sauvé par
une vieille paysanne et sa petite-fille aveugle,
Yueci. Dans leur petit village (thaï), il redécouvre
le sens de l’humilité et de la compassion au milieu
des paysans, et la chaleur humaine aux côtés de la
jeune paysanne. Il repart en Chine transformé.
Affiche coréenne avec
dans le fond, en haut à gauche, l’estrade surélevée
des derniers combats
6. En arrivant à Tianjin, il va demander pardon à la famille
de Qin Lei, se réconcilie avec son ami Nong Jinsun, et
affronte l’Irlandais O’Brien, qu’il empêche de s’empaler sur
des clous sur le bord du ring, gagnant ainsi sa
reconnaissance. O’Brien le déclare vainqueur. Deux ans plus
tard, Huo Yuanjia fonde l’Association Jingwu à Shanghai.
7. Inquiets, les membres de la Chambre de commerce étrangère
craignent son influence. Ils organisent un combat où il doit
affronter quatre étrangers. Il vient à bout des trois
premiers, puis doit se mesurer au Japonais Tanaka avec
lequel il s’est précédemment lié d’amitié. Le premier round
se termine sans vainqueur, mais Huo Yuanjia boit une tasse
de thé empoisonné par les organisateurs du tournoi. Il
s’effondre sur le ring, après avoir été proclamé vainqueur
par Tanaka….
Director’s cut
Jet Li et Sunli
(l’idylle au village)
En janvier 2006, le film est sorti dans une version
écourtée d’une quarantaine de minutes. La version
initiale de 140 minutes a été éditée en DVD à Hong
Kong en janvier 2007, puis un DVD Blu-ray est sorti
en décembre 2008 avec trois versions différentes, la
troisième comportant des variations sur certaines
scènes. Les différences majeures sont entre la
version director’s cut et la version courte.
1. Le version originale commence par un préambule, supprimé
dans la version courte, où une certaine Ms Yang, interprétée
par Michelle Yeoh, explique au Comité olympique pourquoi le
wushudevait être qualifié comme discipline
olympique. Elle soutient son argument par l’histoire de Huo
Yuanjia, présenté comme celui qui a transformé le wushu en
en faisant un véritable sport de combat.
A la fin, elle réapparaît sortant de son entrevue avec le
Comité olympique, le film s’achevant sur une interrogation
quant au résultat à en attendre.
2. Avant de passer aux séquences sur son enfance, le film
montre Huo Yuanjia prenant place sur un bateau et payant son
passage avec un bijou de jade ; ce petit objet devient un
symbole récurrent dans le film, en particulier au moment de
son errance vers le sud après sa fuite.
3. Plusieurs scènes de Huo enfant avec son ami Nong Jinsun
ont été supprimées, en particulier une où ce dernier recopie
le manuel de wushu de la famille pour que son ami
puisse l’étudier.
4. Dans la version originale, plusieurs scènes
insistent sur le caractère violent de Huo Yuanjia,
dont une, avant sa confrontation avec Qin Lei, qui
le montre battant ses disciples pour les inciter à
être plus assidus.
5. Les séquences concernant son errance après sa
fuite, et en particulier ses discussions avec des
paysans sur le wushu, ont été coupées, de
même qu’une scène montrant Huo intervenant pour
protéger un jeune enfant et le sauver de
Superbe chorégaphie de
Yuen Woo-ping
son châtiment pour avoir volé un buffle (après la mort du
sien).
6. Dans la version originale, c’est quand Huo Yuanjia
revient à Tianjin après son séjour dans le village thaï
qu’est insérée la séquence d’archives en noir et blanc qui
est montée au début du film dans la version courte, et qui
explique, avec sous-titrage, le contexte historique de la
« colonisation » de Tianjin.
Une fiction romancée
L’histoire est cependant globalement la même dans une
version ou l’autre, et c’est une histoire qui prend beaucoup
de libertés avec ce que l’on connaît de la réalité, au-delà
des fantasmes sur sa mort et de la symbolique nationaliste.
Les divergences essentielles tiennent à l’histoire familiale
et au message implicite du film.
1. Sans s’appesantir davantage sur sa mort, qui restera un
mystère, tout ce qui concerne la famille de Huo Yuanjia, en
particulier, est partiellement faux. Dans le film, Huo Endi
meurt avant d’avoir pu assister aux victoires de son fils ;
en réalité, il est mort sept ans après lui.
Surtout, l’assassinat de sa famille est totalement fictif.
Dans le film, il meurt sans descendance. En fait, il a eu
plusieurs enfants, et c’est son frère aîné et son second
fils qui ont continué son œuvre à l’Association Jingwu. Le
traitement de la famille a choqué l’un de ses descendants,
Huo Shoujin, 81 ans et unique descendant vivant de Huo
Yuanjia en Chine.
Il a porté plainte contre les producteurs et diffuseurs du
film, d’une part pour les scènes montrant Huo Yuanjia tuant
ses adversaires sans pitié, et d’autre part pour l’avoir
présenté comme l’enfant d’une famille aisée, avec des
serviteurs, alors que c’était une famille de paysans pauvres
[8].
Fin décembre 2006, la cour du district de Haidian, à Pékin,
a reconnu que le film avait pris des libertés par rapport à
la réalité, et que la fiction était exagérée, mais le
plaignant a cependant perdu son procès car la cour n’a pas
trouvé d’intention de nuire ni d’éléments diffamatoires.
En fait, le film a brodé sur la vie réelle du personnage
pour le faire apparaître sous un aspect symbolique, comme un
combattant émérite contre des adversaires étrangers, sauvant
la face de la nation à un moment où elle était sous le joug
des puissances impérialistes. La ville de Tianjin lui a
d’ailleurs consacré un musée
pour relater ses exploits et son histoire légendaire (“霍元甲故居纪念馆”) ;
il se trouve dans les locaux de son ancienne maison
familiale, restaurés une première fois en 1986 ; le musée a
été ouvert en 1997 avec érection d’un mausolée (霍元甲陵园).
2. Au-delà du message nationaliste, et sous l’influence de
Jet Li,
le film insiste sur les valeurs fondamentales des arts
martiaux, et du wuxia, en faisant de Huo Yuanjia un
personnage ayant perdu en murissant sa violence et son
arrogance initiales, pour devenir plus compatissant, et
éviter le cycle infernal des vengeances, éviter aussi de
tuer son adversaire : il suffit au xia d’affirmer sa
supériorité, qui est autant celle des valeurs et de l’esprit
que des armes, celle des armes découlant de la première.
Réalisation et interprétation
Yuen Woo-ping sur le
tournage de Fearless
(avec Jet Li et
Nakamura Shido)
Il faut saluer la chorégraphie de
Yuen
Woo-ping (袁和平) qui
est parfaitement adaptée au style de réalisation
adopté par
Ronny Yu : style
traditionnel, hors 3D et sans recours à des effets
spéciaux extravagants.
En revanche, côté interprétation, si
Jet Li est parfait dans son rôle dans la
seconde partie du film, il semble un peu âgé dans
les séquences de la première partie où il interprète
le jeune Huo Yuanjia : à 42 ans lors du tournage, il
a du mal à paraître une tête brûlée toujours prête à
en découdre.
Dans toute la première partie du film, au moins, le
personnage de Sun Jinsun, interprété par Dong Yong (董勇),
lui vole (presque) la vedette.
Outre Jet
Li, les principaux acteurs sont peu connus, comme
s’il fallait lui laisser la primauté, mais ils sont justes,
chacun dans leur rôle :
Dong Yong
董勇
Nong Jinsun
农劲荪
(Né en 1968, formé au chant, à l’opéra et aux arts martiaux)
Collin Chou
邹兆龙
Huo Endi
霍恩第
(Acteur américain, né en 1967 à Taiwan, qui a joué dans la
série Matrix)
Sun Li
孙俪
Yueci
月慈
(Née à Shanghai en 1982, actrice de télévision, Yueci est
son premier grand rôle au cinéma)
Nathan Jones
Hercules O’Brien
(Nathan Jones est un haltérophile, catcheur et acteur
australien célèbre pour sa stature)
Paw Hee-ching
鲍起静
la mère de Huo Yuanjia
(Actrice hongkongaise née en 1949, fille d’acteurs célèbres
et sœur aînée de
Peter Pau)
Nakamura Shido II
Anno Tanaka
(Acteur japonais de kabuki, et de cinéma, né en 1972, fils
d’un acteur célèbre dont il a pris la suite)
Chen Zhihui
陈之辉
Qin Lei
秦爷,
l’adversaire tué par HuoYuanjia
Ce qui apparaît cependant le plus discutable, c’est la
représentation idyllique et folklorique du village thaï et
de ses habitants vers le milieu du film ; c’est la manière
traditionnelle de représenter les régions rurales non han
dans le cinéma chinois. Il manque juste quelques chants
folkloriques pour que le cliché soit parfait.
Ce sont ces séquences qui soulignent encore plus les défauts
similaires dans la représentation des divers adversaires
étrangers de Huo Yuanjia. On reste dans une vision
folklorique classique dans le cinéma chinois. Cela
correspond à une certaine tendance au cliché esthétisant
chez Ronny Yu, qui peut être excès dans le baroque aussi
bien, comme dans
« The
Bride with White Hair » (《白发魔女传》).
Note sur la photographie et la musique
La photographie est d’un chef opérateur peu connu,
Poon Hang-sang (潘恒生)
[9],
qui a commencé sa carrière en 1984, et qui est connu surtout
comme chef opérateur de films de kungfu, et en particulier,
outre « Fearless », pour « Crazy Kungfu » (《功夫》)
de Stephen Chow en 2004 et
« Ip
Man 2 » (《叶问2》)
de Wilson Yip en 2010. Mais il a commencé avec « Beijing
Opera Blues » (《刀马旦》)
de Tsui
Hark, en 1986, et « Center Stage » (《阮玲玉》)
de
Stanley Kwanen
1991, film pour lequel il a été primé au festival de Hong
Kong.
Dans ce film, cependant, c’est le thème chanté par
Jay Chou qui marque bien mieux le rythme des
combats.
Fearless, thème chanté par Jay Chou
Finalement, photo et musique renforcent l’impression laissée
par les autres caractéristiques du film : relativement bien
fait et efficace dans son approche grand public,
« Fearless » est au-dessus du film d’arts martiaux moyen
comme il en est sorti tant dans les années 1990 et 2000,
mais il manque de brio et de vision. Ce sera cependant bien
pire quand la 3D va s’imposer comme technique inéluctable et
seul moyen de renouveler le genre. En un sens, « Fearless »
apparaît comme un dernier sursaut d’une époque déjà révolue.
[1]
Sorti en France dès septembre 2006, sous le titre
« Le Maître d’armes ».
[2]
Voir les
deux films de Wilson Yip
sur ce personnage, « Ip Man » (《叶问》)
en 2008 et « Ip Man 2 » (《叶问2》)
en 2010, et la série de films qui ont suivi, à la
télévision et au cinéma. Quant à Wong Fei-hung, il
est la vedette de toute la série de films « Once
Upona Time in China » (《黄飞鸿》),
dont beaucoup sont aussi interprétés par
Jet Li.
[3]
Pour plus de renseignements sur Pingjiang
Buxiaosheng et son œuvre, voir :
[4]
Aujourd’hui bourg de Nanhe du district de Xiqing de
la ville de Tianjin (天津市西青区南河镇).
Rebaptisé en son honneur bourg de Jingwu (精武镇)
en 2009, du nom de l’école à laquelle son nom est
lié.
[6]
Ou plutôt « malade de l’Asie »
(“亚洲病夫”),
appellation désignant la Chine fin 19ème/début
20ème siècle, en référence au « malade de
l’Europe » désignant l’Empire ottoman affaibli à la
même époque.
[7]
Selon
Paul Van-Thuan Ly qui a fait le
sous-titrage du film en français.
[8]
En fait, il semble bien que Huo Endi était à la tête
d’une entreprise prospère et que c’est la Révolte
des Boxers qui l’a ruiné.
[9]
Assisté de Ray Wong (黄志伟),
dont « Fearless » est la principale référence
cinématographique,