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« Trap
Street » : un premier film très original de Vivian Qu, qui
va sortir cet été en France…
par
Brigitte Duzan, 07 juin 2014
« Trap Street » (《水印街》)
est l’un des rares films chinois à avoir été présenté au
dernier festival de Venise,
fin août 2013, dans le cadre de la Semaine de la critique.
Il y a été remarqué, et le film a, depuis lors, séduit
public et critiques dans nombre d’autres festivals. Il va
sortir en France un an plus tard, à la mi-août 2014.
Vivian Qu (文晏)
était connue jusqu’ici comme productrice de films
indépendants chinois qui n’auraient sans doute pas vu le
jour sans elle, surtout le premier :
« Train
de nuit » (《夜车》)
de
Diao Yinan (刁亦男),
« Knitting
» (《牛郎织女》)
de
Yin Lichuan (尹丽川),
et « Longing for the Rain » (《春梦》)
de
Yang
Lina (杨荔钠)
projeté en première mondiale au festival de Rotterdam en
janvier 2013.
C’est elle aussi la productrice du dernier film de
Diao Yinan
qui a été
couronné
de l’Ours d’or au festival de Berlin
en février dernier :
« Black
Coal, Thin Ice » (《白日焰火》).
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Trap Street |
Mais elle a toujours voulu être réalisatrice, depuis que, à
New York, dans les années 1990, elle a découvert le cinéma
international en passant son temps au MOMA et ailleurs. Elle
a sauté le pas, et sa culture cinématographique tout comme
l’expérience acquise l’ont certainement beaucoup aidée.
Au début, un scénario original
Vivian Qu à la
cérémonie de clôture de la 64ème Berlinale,
avec Diao Yinan tenant
son Ours d’or
et l’acteur Liao Fan
son Ours d’argent |
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« Trap Street » est d’abord un scénario bien écrit et bien
ficelé, conçu à partir d’une idée originale tirée de
l’expérience personnelle de la réalisatrice à son retour en
Chine, en 2003. C’est elle qui l’a écrit, mais il a été relu
et commenté à chaque étape par son producteur, Sean Chen,
qui travaille avec elle sur les productions depuis « Train
de nuit ».
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Expérience personnelle
Quand elle revient à Pékin, c’est dans une capitale qu’elle
ne reconnaît pas, en proie à un changement devenu frénétique
à l’approche des Jeux olympiques, ce qui se reflète dans les
esprits autant que dans la configuration de la ville en
générant un sentiment général d’instabilité et
d’incertitude. C’est une impression ressentie par beaucoup
d’intellectuels revenus en Chine au début des années 2000,
et qui en ont témoigné d’une manière ou une autre.
Ce sentiment s’est doublé en outre, peu à peu, d’un malaise
croissant généré par le climat de suspicion, de
surveillance, de contrôle, allant jusqu’à la peur latente,
chez les artistes en particulier, à l’annonce, de temps à
autre, de la disparition soudaine d’un de leurs proches,
détenu pour être questionné.
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Le producteur Sean
Chen |
Trap Street, la rue qui n’existe pas
C’est cette atmosphère de malaise latent que Vivian Qu a
voulu rendre dans son film. Son scénario part de l’idée
originale d’une rue fantôme… on n’est pas chez Hitchock,
plutôt chez Pu Songling (蒲松龄).
Lü Yulai dans le rôle
de Liu Qiuming |
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Un jeune garçon,
Li Qiuming (李秋明),
est employé par une entreprise qui travaille à
l’actualisation du cadastre d’une ville où le tracé des rues
doit être constamment revu en raison des travaux de
rénovation urbaine, comme dans toutes les villes chinoises.
Un jour qu’il est en train de faire le relevé d’un
rond-point, il est intrigué par une jeune femme qui vient
garer sa voiture sous son nez, alors que c’est interdit à
cet endroit précis, mais que cela n’a pas l’air de troubler
le moins du monde. Et comme elle est jolie, Qiuming ne rêve
plus que de la revoir. |
De retour au
bureau, il tente en vain d’entrer la rue où elle a disparu
sur son logiciel. De même, lorsqu’il revient en taxi, il
doit guider le chauffeur : la rue n’est pas répertoriée dans
son GPS. Il finit quand même par revoir la jeune femme, un
soir de pluie, et la ramener chez elle en voiture. Mais
Qiuming y trouve ensuite un petit étui tombé de son sac, qui
contient deux clefs usb. Quand il veut les lui rendre, ce
n’est pas elle qui se présente, mais un homme qui se dit
être son chef…
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Qiuming et Guan Lifen,
première rencontre |
C’est le début
d’un cauchemar pour lui…
Une logique de
cauchemar
Qiuming et sa mère |
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Le scénario peut
paraître peu plausible, mais l’histoire a en fait la logique
de ces cauchemars dont on n’arrive pas à s’éveiller. Vivian
Qu a campé au départ un Qiuming insouciant, romantique et
innocent, d’une innocence qui semble décalée dans un monde
d’où elle semble avoir disparu ; mais Vivian Qu nous dit
qu’il y a encore des personnages innocents comme cela, qu’il
faut y croire. Belle et mystérieuse, Guan Lifen incarne pour
sa part une sorte d’idéal de beauté onirique à la Verlaine (je
fais souvent ce rêve étrange et pénétrant….). |
On n’en saura
guère plus sur elle. Le scénario ne nous renseigne que
partiellement, par bribes, sur les personnages autour de
Qiuming, en nous donnant juste quelques éléments furtifs
pour évoquer son cadre de vie et cerner quelque peu son
caractère, comme des pièces de puzzle à assembler : ses
copains avec lesquels il joue à des jeux vidéo et installe
des caméras vidéo de surveillance pour se faire de l’argent,
son père fonctionnaire du Parti, à la tête d’un journal
obsolète, sa mère qui fabrique des petites boîtes roses
typiques d’un certain goût chinois et les vend dans une
boutique non moins typique.
C’est la vie des
classes moyennes au jour le jour… mais même là, dans les
interstices du quotidien, peut se glisser l’élément
impromptu, le grain de sable qui va gripper la machine, et
entraîner l’engrenage de la suspicion…
Un film fluide,
subtil et juste
Le scénario est la clef du film, mais sa réalisation reflète
une grande maîtrise, jusque dans les détails. |
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La séquence des auto-tamponneuses |
Une ville anonyme où affleure l’esprit de Bresson
Le film a été tourné à Nankin, dans les anciens quartiers
diplomatiques, car la réalisatrice a trouvé là les rues
tranquilles bordées d’arbres dont elle avait besoin et qui
ont disparu de la plupart des villes chinoises. Mais c’est
une ville de Nankin dont sont gommés les signes distinctifs,
une ville qui pourrait être partout et nulle part, car c’est
partout et nulle part, aujourd’hui, que l’on est soumis à
cette surveillance technologique constante, et aux pertes de
repères d’un monde en changement rapide.
He Wenchao dans le
rôle de Guan Lifen |
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Le zoo est celui de Nankin aussi, mais tout aussi
anonyme, avec ses allées tranquilles sur une colline
ombragée, et ses singes au regard symbolique évidemment :
inquisiteur mais indéchiffrable.
A côté du zoo, un parc d’attraction providentiel a fourni le
cadre d’une scène qui rompt le déroulement linéaire du film
en apportant une touche subtile qui apporte, sans besoin de
dialogue, une note légère montrant l’innocence partagée – au
moins un instant - des deux personnages : ils font |
un tour de manège, en l’occurrence d’auto-tamponneuses,
hommage à la scène célèbre du film de Bresson
« Mouchette » :
Robert Bresson, “Mouchette” (1967), la scène des
auto-tamponneuses
http://www.youtube.com/watch?v=ThE8jLghp3k
Cette scène sera reprise en miroir à la fin du film, avec
Qiuming seul, pour marquer la perte de l’innocence,
justement, dans un monde où elle n’a pas sa place. La
référence à Bresson n’est pas anodine, et ne se limite pas à
la scène des auto-tamponneuses.
Cette scène, en outre, montre la grande culture
cinématographique de Vivian Qu et la manière dont elle
influe sur son style : par images détournées etrecomposées.
Elle a influé aussi sur le choix des acteurs.
Des acteurs en symbiose avec leur personnage
Il a été difficile de trouver des acteurs qui collent avec
leur personnage à une époque où ils sont en Chine assez
stéréotypés. C’est
Lü Yulai (吕玉来)
qui incarne Liu Qiuming. On se souviendra de lui dans
« Le
dernier voyage du juge Feng » (《马背上的法庭》),
de
Liu Jie (刘杰)
et
« The
Red Awn » (《红色康拜因》)
de
Cai Shangcun (蔡尚君).
C’était aussi les débuts de ces réalisateurs, c’était il y a
sept ans. LüYulai a l’air tout aussi jeune et innocent.
Quant à Guan Lifen, il fallait une jeune actrice au visage
d’une beauté impénétrable qui exprime en même temps une
certaine maturité. L’image de référence de Vivian Qu était
Monica Vitti chez Antonioni, avec ce visage un peu fermé ne
laissant pas filtrer de sentiment. Vivian Qu est allée
chercher
He Wenchao (何文超)
qui a joué dans plusieurs films indépendants, puis
est passée elle-même à la réalisation, en 2013.
Les personnages secondaires sont parfaits, en particulier le
copain qui ajoute une note
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Monica Vitti dans
l’Avventura |
d’humour au début du film et que l’on retrouve tout aussi
insouciant à la fin, jouant aux cartes parce qu’il a perdu
son job, comme si la vie était tellement imprévisible qu’il
valait mieux prendre les choses comme elles viennent sans
trop chercher à (se) poser de questions.
Un film actuel : plus réaliste qu’onirique
La
réalisatrice a opté pour un style très personnel, fluide et
réaliste, qui bat en brèche l’onirisme qui se dégage par
moments du récit,
comme dans ces
chuanqide la dynastie des Tangoù les images des songes
s’effacent au petit matin et où le réel reprend vite ses
droits : Qiuming repart de son interrogatoire dans une ville
qui s’éveille comme si rien ne s’était passé…
La photo est
lisse, sans aspérités, comme si rien dans la surface du
quotidien ne pouvait laisser entrevoir la possibilité d’une
béance soudaine, par où puisse affleurer une autre réalité,
de l’ordre du fantastique, voire de l’inconscient.
Le film s’achève
sur des séquences muettes, comme si les paroles n’avaient
plus cours, et la musique qui fait soudain irruption avec le
générique final, signée
Zuoxiao Zuzhou (左小祖咒),
semble justement se substituer au discours impossible en un
flot barbare et violent, comme un déferlement soudain
relâchant la tension (2).
Vivian Qu a
signé là un premier film qui n’est peut-être pas parfait,
mais c’est un premier film qui laisse bien augurer de
l’avenir de la réalisatrice.
Clip du festival
de Toronto
Bande annonce
Notes
(1) Note sur le titre. En chinois,
水印
shuǐyìn
désigne un filigrane. Le titre chinois se réfère à la rue
secrète, dans le film : 水印街
shuǐyìnjiē,
donc une « rue en filigrane », une rue qui n’apparaît nulle
part, ni sur les cartes ni sur les GPS. « Trap Street » est
au contraire un ancien terme de cartographie, désignant le
fait d’ajouter sur une carte une rue qui n’existe pas pour
se protéger contre la copie. Le parallèle entre ces deux
notions, qui se recoupent en s’opposant, est astucieux.
(2) Zuoxiao Zuzhou (左小祖咒) est
l’un des grands musiciens de la scène alternative des années
1990 où il participa au mouvement d’avant-garde du Bejing
East Village. Il a signé la musique de plusieurs films
indépendants. La musique du
générique de “Trap Street” - "You are a slice of rainbow"
《你是一道彩虹》-
est tirée de son album "Do you know where the East is ?" (《你知道东方在哪一边》第三道
) (2008)
Thème musical du générique final (à partir de 0’24)
Merci à Vivian Qu, de
passage à Paris, de m’avoir accordé une interview qui m’a
permis de mieux comprendre son film. J’espère avoir bien
transcrit sa pensée….
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