« Le
Lac aux oies sauvages » : virtuose et incandescent, mais pas
seulement
par Brigitte Duzan, 6 décembre 2019, actualisé 25 décembre
2019
En sélection officielle au festival de Cannes en mai
2019, « Le
Lac aux oies sauvages » (《南方车站的聚会》)
apparaît comme une poursuite des recherches
stylistiques de
Diao Yinan (刁亦男)
dans le genre du film noir après
« Black
Coal, Thin Ice » (《白日焰火》)
couronné de l’Ours d’argent à la Berlinale en
février 2014. Les liens entre les deux films sont
soulignés par le fait que l’on retrouve dans le
second les principaux interprètes du premier.
Initialement conçu avant « Black Coal », « Le Lac »
a bénéficié de son succès. Le film est une
coproduction qui a réuni de nombreux partenaires, à
commencer par la
productrice Shen Yang(沈暘)
et le producteur Li Li (李力)
de la société de production Heli Chenguang (和力辰光),
celui qui a produit le film de 2018 de
Bi Gan (毕赣)
« Long
Day’s Journey into Night » (《地球最后的夜晚》).
Parmi les sociétés de production, outre Heli
Chenguang et Omnijoi Films (幸福蓝海)
qui a produit
« Black
Coal, Thin Ice » figurent
MaiSong Film Investment (麦颂影视)
et Green Ray Films
(绿光影业)
ainsi que les groupes Tencent Pictures
Affiche du festival de
Cannes
(腾讯影业)
et Wanda Media (万达影视).
Le film a eu le soutien d’Arte Cinéma et du fonds Cinémas du
Monde du CNC et c’est Memento qui en assure la distribution
en France où la sortie est annoncée pour le 25 décembre 2019
[1].
Le réalisateur (au
centre) avec ses quatre
principaux interprètes
à Cannes
Avec toutes ces fées sur son berceau, « Le
Lac aux oies sauvages » s’annonçait d’ores et déjà
comme un film en marge de la production officielle
du cinéma chinois. Les premières réactions à l’issue
de sa présentation au festival de Cannes ont été
dans l’ensemble positives. Diao Yinan apparaît
désormais comme le maître du film noir chinois :
tout le monde s’accorde à le lui reconnaître ; il a
même été adoubé par Quentin Tarentino. On peut dire
qu’il a porté le film noir, en Chine, au rang du
cinéma d’auteur, dans la lignée des « œuvres
noires » occidentales des années 1940 et 1950 qu’il
dit affectionner.
Mais, si « Le
Lac aux oies sauvages » est effectivement une éblouissante
réussite visuelle, apte à captiver un large public, on fait
peut-être trop de sa virtuosité stylistique le seul sujet
d’intérêt du film
[2].
Un scénario elliptique mais riche de subtilités
L’histoire générale peut être présentée en termes
synthétiques comme celle de deux personnages dont les
destins se croisent : un chef de gang récemment sorti de
prison en quête d’une ultime rédemption et une prostituée
tentant désespérément de recouvrer sa liberté, mais
entraînée dans la chasse à l’homme visant le premier. Ce
n’est cependant pas aussi limpide, car chaque personnage est
bien plus complexe et ambigu qu’il n’y paraît, et les
détails de l’intrigue sont d’autant plus difficiles à saisir
que le film est monté de manière syncopée et en flashback.
Une histoire de gangs de voleurs de motos
Tout commence comme une histoire de règlement de comptes
entre bandes rivales de voleurs de motos ; furieux de la
nouvelle distribution des rues qui leur sont allouées à la
sortie de prison du chef de l’un des gangs, Zhou Zenong (周泽农)
[3],
deux frères dressent un guet-apens à sa bande de motards, à
l’issue duquel meurt l’un d’entre eux. Zhou Zenong part en
campagne pour le venger, mais abat par erreur un policier.
Dès lors c’est une véritable chasse à l’homme qui se déploie
: il est pris entre deux feux, la bande rivale de voleurs de
motos et les policiers qui, pour le retrouver, lancent un
avis de recherche avec une récompense de 300 000 yuans à la
clef pour quiconque permettrait de l’arrêter.
Zhou Zenong est également pris entre deux femmes : son
épouse,
Yang Shujun
(杨淑俊),
qu’il n’a pas vue depuis cinq ans et qu’il veut, pour se
racheter, faire bénéficier de la récompense, et l’autre, Liu
Ai’ai (刘爱爱),
une prostituée qu’il charge d’avertir sa femme en lui disant
de le dénoncer pour toucher l’argent. Mais Liu Ai’ai est
elle aussi intéressée par l’aubaine ; elle a en outre été
approchée par la police et ses moindres mouvements sont
surveillés par le maquereau qui dirige son réseau de
prostitution. Rien n’est clair, on ne sait trop pour qui
travaillent et les uns et les autres, ni quelle est
l’intention véritable de Liu Ai’ai autour de laquelle tourne
finalement toute l’affaire.
Ce qui est sûr, c’est que les jours de Zhou Zenong
sont comptés. Ce qui l’est moins, c’est à qui va revenir le
pactole, bien plus important que le destin de Zhou Zenong
qui n’est tout au plus qu’un rouage dans l’histoire. Il en
résulte une tension continue, jusqu’à la séquence finale,
enfin apaisée, du film.
Les subtilités en arrière-plan de la narration
« Le
Lac aux oies sauvages » devait initialement être
tourné dans le sud de la Chine mais, faute de trouver un lac
suffisamment proche d’une ville, Diao Yinan s’est replié sur
Wuhan (武汉),
la « ville aux cent lacs », capitale du Hubei, construite
sur une vaste zone marécageuse à l’embouchure du Yangtsé et
de la Han ; beaucoup de lacs ont disparu (on en trouve les
traces dans les noms des rues ou des quartiers), mais il en
reste encore une trentaine dans la zone métropolitaine
centrale dont les principaux sont le lac de l’Est (武汉东湖),
le plus vaste « lac urbain » de Chine, dans la boucle du
Yangtsé, le lac du Sud (武汉南湖)
et le lac Moshui (墨水湖)
[4].
C’est au bord de ce dernier lac que se trouve le zoo de
Wuhan (武汉动物园),
où se passe justement une séquence du film.
Carte de la partie
centrale de la ville de Wuhan, avec sa multitude de
lacs,
dont le lac de l’Est
et le lac Moshui (avec le zoo) de part et d’autre du
Yangtsé
Mais il est bien difficile de reconnaître les lieux, car
Diao Yinan a fait tout son possible pour éviter que l’on
puisse le faire : sa ville n’apparaît que sous forme
symbolique de ruelles sordides, de routes glauques et d’une
gare décrépite qui sont les lieux où se côtoient et se
rencontrent ses truands et les femmes qui les entourent –
c’est d’ailleurs le titre chinois du film : « rendez-vous à
la gare du sud ». Et pour bien gommer tout aspect
touristique ou attrayant d’une ville riche d’histoire, dont
les bords des lacs sont des lieux de promenade et de
détente, il a choisi de faire dérouler son histoire à 80 %
de nuit.
Seuls émergent de cette nuit quelques images furtives du
zoo et quelques séquences de jour, en bordure d’un lac, qui
apportent une autre dimension à la narration.
-Du
zoo,
un site splendide à la végétation tropicale sur une
presqu’île en bordure du lac Moshui, on aperçoit brièvement
quelques images furtives d’animaux parce que Zhou Zenong s’y
est réfugié pour échapper aux policiers qui le poursuivent :
des ibis roses, l’œil d’un éléphant et la tête
d’un tigre apparemment éveillé de son sommeil…
Si les ibis roses sont l’une des célébrités du zoo,
l’éléphant est là en souvenir d’un fait divers : Diao Yinan
s’est souvenu avoir lu dans un journal qu’un criminel
s’était réfugié dans la cage d’un éléphant dans un zoo pour
se cacher. On ne voit cependant que son œil, derrière le
grillage, comme une caméra de surveillance.
Quant à la tête de tigre apparue une fraction de
seconde, soudain éclairée par un faisceau de
lumière, elle est bien plus symbolique. Si les
voleurs de motos rappellent les bandits du grand
classique « Au bord de l’eau » (《水浒传》)
[5],
le tigre en incarne un épisode bien précis très
connu :
« Wu Song tue le tigre » (武松打虎).
Personnage légendaire, ce Wu Song est célèbre pour
avoir tué à mains nues – après avoir brisé son épée
- un tigre féroce qui l’avait attaqué.
Wu Song tue le tigre
Mais, dans le film, le tigre n’apparaît que comme symbole,
et plus étonné (du tapage nocturne) que menaçant. C’est la
végétation qui est là au premier plan, la bande-son étant
chargée de rappeler qu’on est dans un zoo, mais pris comme
lieu abstrait, une sorte de jungle inquiétante, ajoutant à
l’atmosphère angoissante du film.
-Par
ailleurs, Diao Yinan nous livre une figure féminine très
originale avec cette Liu Ai’an qui s’avère être une
prostituée d’un genre très spécial : une « baigneuse de
compagnie » (陪泳女)[6]
rappelant les courtisanes d’antan. Là encore, Diao Yinan n’a
rien inventé, cela existe.
Gwei Lun-mei dans le
rôle de Liu Ai’ai
Mais pas à Wuhan, jusqu’à plus ample informée. Ces
prostituées qui œuvrent dans l’eau sont des
habituées, une sorte d’attraction d’un lac du
Guangxi, dans le district de Yintan de la ville de
Beihai (广西省北海银滩,
littéralement : la Plage d’argent du Lac du nord) –
l’un des lieux de tournage considérés un moment.
Elles ont fait la une des journaux en 2016 lorsque
des touristes étrangers se sont fait arnaquer[7].
Mais le système existe depuis 1992, et il est
alimenté par des femmes, venues du Hunan pour
beaucoup, qui,
avec l’assentiment
de leur mari, gagnent ainsi de l’argent pour alimenter un
pécule afin de se construire une maison ou améliorer leur
ordinaire.
Liu Ai’ai est dans un cas semblable : elle explique
qu’elle tente de gagner les 300 000 yuans de
récompense pour pouvoir rentrer chez elle et ouvrir
un petit commerce.
Finalement, tous ces personnages sont campés de
manière réaliste, mais avec un rien de romantisme
qui renvoie à leurs antécédents littéraires du roman
« Au bord de l’eau » auxquels se réfère expressément
Diao Yinan :
« Le film noir occidental comme
Hu Ge dans le rôle de
Zhou Zenong
le film de cape et d'épée chinois (wuxiapian
武侠片)
recherchent tous deux un certain romantisme, même si le
wuxiapian privilégie une expression plus "poétique".
L'homme en fuite pourrait être un chevalier errant
d'aujourd'hui, et la "baigneuse" une courtisane de l'ancien
temps, mais surtout, mes héros ont des faiblesses et des
peurs. Chez eux, le "chevaleresque" (xia
侠)
et la "vertu" (yi
义)
ne sont pas affaire de serment solennel, ni d'entraînement.
Ce sont des choses qui surviennent dans la banalité du
quotidien : le personnage est brusquement acculé à ce destin
par une force qui le dépasse. La vertu chevaleresque n'est
pas qu'affaire de "chevalier". Elle se manifeste chez des
personnages qu'on dirait "peu recommandables", sous la forme
d'une exigence intérieure. »
[8]
La répartition des
rues aux voleurs de motos
Tout cela,
cependant, est des plus elliptiques, à peine
esquissé, et on se sent constamment au bord de
détails narratifs qui nous échappent, et dont
certains restent dans l’ombre, comme la ville, comme
les personnages dans la ville. C’est très subtil,
car c’est ce que l’on sent que doivent ressentir les
personnages, ce doute sur ce qui se passe, et ce qui
va se passer, doute qui ajoute au climat
d’insécurité et de tension dans lequel baigne tout
le film
[9].
Pour ceux qui s’étonnent que le film, dans ces conditions,
ait pu obtenir le visa de censure, il faut souligner que
l’histoire est située en 2009, et non aujourd’hui. Il s’agit
d’un passé certes récent, mais qui se situe avant « l’ère Xi
Jinping », marquée justement par la lutte contre la
corruption et les pratiques mafieuses dont le film fait le
centre de son intrigue. C’est l’une des astuces les plus
courantes du cinéma chinois pour passer la censure que de
postuler un cadre ancien à une œuvre, souvent à titre
symbolique.
Un film virtuose dans l’ellipse même
Le tournage a commencé à la fin du mois d’avril 2018
et s’est poursuivi cinq mois. Filmé essentiellement
de nuit, à un moment de l’année où les nuits,
justement sont les plus courtes, et en une saison de
fortes pluies à Wuhan, le tournage a demandé
beaucoup de doigté et de patience. Le résultat donne
une impression de virtuosité extrême, mais avec une
attention soutenue pour les détails tenant au cadre
même de l’histoire, la ville de Wuhan.
Les flics à motos
comme le gang de voleurs
Cadre abstrait
La ville est volontairement gommée pour en faire le cadre
presque abstrait d’une sombre histoire de chasse à l’homme
sur fond de gangs qui en rappellent d’autres, dans la Chine
des années 1930 en particulier – l’image presque sépia de la
réunion initiale des voleurs y fait penser. Et pourtant,
Diao Yinan a pris un soin tout particulier à ne pas négliger
les aspects de la culture locale dans un souci de réalisme.
- D’abord, comme il l’a souligné dans ses
interviews, et en particulier à la conférence de
presse à Cannes, il a demandé à ses acteurs
d’apprendre le dialecte de Wuhan. Il fait
partie de ces réalisateurs chinois, de plus en plus
nombreux, qui s’attachent à rendre la réalité
linguistique du lieu où ils tournent. Mais cela
donne en fait au « Lac aux oies sauvages » un
caractère supplémentaire – même si c’est
involontaire - de lieu coupé du monde, parlant un
langage difficilement compréhensible du citoyen
chinois moyen, un peu comme le sabir des Elfes dans
« Le Seigneur des anneaux ».
Wang Qian (dans le
rôle de Shujun, femme de Zhou Zenong), dans un monde
d’ombres inquiétantes
- Un autre détail, révélateur, est culinaire : le choix des
plats servis dans les petits restaurants du marché de Wuhan.
On ne peut s’empêcher de penser à la ville telle qu’elle
apparaît dans les romans de Chi Li (池莉),
et en particulier au marché de nuit tel qu’il est décrit
dans « Le Show de la vie » (《生活秀》),
où l’héroïne vend des cous de canards (devenus réputés) dans
le quartier de la rue Jiqing (吉庆街)
[10].
Solitude dans la nuit,
mais solitude surveillée
Depuis la publication du roman, il y a vingt ans, le
quartier a été rénové et n’a plus rien à voir avec
celui décrit par Chi Li, et illustré dans le film de
Huo Jianqi
(霍建起)
qui en a été adapté en 2002. Dans le film, on voit
bien à l’entrée d’une petite échoppe l’inscription
烧烤
shāokǎo,
grillades, mais il s’agit de brochettes, de cous de
canards il n’est pas question ; les personnages
prennent surtout des bols de pâtes,
spécialité de Wuhan appelée « nouilles sèches
chaudes » (rè
gān miàn
热干面),
agrémentées
d’une sauce pimentée aux haricots noirs et au sésame, et
servies aujourd’hui dans des gobelets en carton jetable ;
Zhou Zenong en avale avidement un dernier bol avant sa mort
programmée, comme un dernier adieu symbolique à la ville.
Diao Yinan, ici aussi, a fait tous ses efforts pour
ne pas tomber dans le cliché touristique. Sa ville
est celle de ses personnages, paumés et fauchés.
Personnages merveilleusement rendus par leurs
interprètes.
Interprétation
La qualité du « Lac aux oies sauvages » tient bien
sûr en grande partie à celle des interprètes, dont
ceux interprétant les deux rôles principaux du film
précédent, créant ainsi un lien avec celui-ci.
Interrogatoire, Liao
Fan dans le rôle
du chef de la brigade
criminelle
Principaux interprètes et leurs rôles :
Hu Ge 胡歌 :
Zhou Zenong 周泽农
Gwei Lun-mei 桂纶镁 : Liu Ai’ai 刘爱爱 / baigneuse de
compagnie 陪泳女
Liao
Fan
廖凡:
Le
chef de la brigade criminelle
重案队长
Wan Qian
万茜 :
Yang Shujun
杨淑俊,
épouse de Zhou Zenong
Qi Dao
奇道 :
Hua Hua
华华,
le proxénète à la tête du réseau de « baigneuses de
compagnie »
Huang Jue
黄觉:
Yan Ge
闫哥
Zhou Zenong/Liu Ai’ai,
comme dans
deux mondes séparés,
composition typique
Hu Ge est le nouveau venu. C’était sans doute un
pari : il n’avait jusque-là travaillé que pour la
télévision. Et la surprise est de voir
Liao Fanen
chef d’une brigade de la police ; mais il est en
fait de la même eau que les truands qu’il poursuit,
avec la différence que la moitié des flics sous ses
ordres ne savent pas se servir d’une arme (détail
humoristique et satirique parmi d’autres), autrement
leurs méthodes sont les mêmes.
Wan Qian est une actrice chinoise qui, après de
nombreux rôles à la télévision, s’est fait connaître
en 2014 grâce au prix remporté au festival du Golden
Horse pour son rôle dans le film taïwanais de
Doze Niu (钮承泽)
« Paradise in Service » (《军中乐园》).
C’était initialement Tang Wei (汤唯)
qui avait été annoncée pour le rôle, aux côtés de
Huang Jue (黄觉),
comme dans « Long
Day’s Journey into Night » (《地球最后的夜晚》).
Huang Jue est resté, dans le rôle du truand Yan Ge….
Le zoo la nuit, nuit
tropicale, comme chez le Douanier Rousseau
Mais c’est la qualité de la photographie et du montage qui
est sans doute l’élément primordial pour ce film, car elle
ajoute encore au caractère volontairement elliptique du
scénario.
Photographie et montage
-La
photographie est signée
Dong Jinsong (董劲松),
comme c’est le cas des autres films de Diao Yinan, depuis
son premier long métrage,
« Uniforme »
(《制服》)
en 2003, jusqu’à
« Black
Coal, Thin Ice »,
film pour lequel il a été couronné du prix
« Achievement in Cinematography » aux Asia Pacific Awards en
2014.
Nuit vert fluo
« Le
Lac aux oies sauvages » n’a pas été primé à Cannes,
mais il a été distingué comme l’un des films
« visuellement les plus étonnants » du festival.
L’image est les trois-quarts du temps plongée dans
l’obscurité, avec de temps à autre, des fulgurances
de vert ou de rose fluo, comme si on était en plein
rêve. Le film aurait presque pu s'appeler
« Les Rebelles du dieu néon »,
a dit le critique de Paris-Match, en
renvoyant à
Tsai Ming-liang (蔡明亮)
dont les petits voyous sont cependant bien moins
dangereux que les truands de Diao Yinan.
La photographie souligne les subtilités du scénario.
Ainsi la caméra filme de la même manière la réunion
des petits truands se répartissant leurs zones de
« travail » et celle des policiers auxquels leur
chef assigne les zones où ils vont aller enquêter.
Truands, flics, pas de différence, nous dit la
caméra, et d’ailleurs quand ils partent en bandes à
motos, il est difficile de les distinguer.
Dong
Jinsong a souligné la difficulté de filmer dans
l’obscurité, tout en rendant
Ou rose fluo, irréelle
l’humidité et la
moiteur des nuits d’été, et les différences d’atmosphère
d’une scène à l’autre, avec une certaine fluidité et une
certaine poésie. C’est le choix d’une saturation élevée des
couleurs qui a permis aux détails sombres dans les parties
obscures de l’image de ressortir
[11].
Les chapeaux blancs
des peiyong nü
Non seulement la couleur, le jeu sur la lumière,
mais aussi le cadrage et la composition de l’image
ont la qualité d’un tableau : mer aperçue dans
l’ouverture d’une fenêtre comme chez Matisse,
feuillages des arbres du zoo brièvement éclairés
dans la nuit comme dans un tableau du Douanier
Rousseau, ombres sur les murs comme des fantômes
inquiétants…
On notera le petit clin d’œil aux films de wuxia
: les « baigneuses de compagnie » portent des
chapeaux blancs à larges bords qui sont directement
inspirés des chapeaux portés par les héroïnes des
films de wuxia de
King Hu,
dans
« Dragon
Gate Inn » (《龙门客栈》),
par exemple, ce qui donne une autre clef de lecture
à ces personnages dans le film : héroïnes dérisoires
du monde moderne, se battant pour gagner quelques
sous pour améliorer l’ordinaire.
Les chapeaux ronds des
nüxia, modèle King Hu
(Dragon Gate Inn,
1967)
Le modèle dérivé,
blanc, des films de wuxia
-
Le montage porte une double signature : Kong Jinglei (孔劲蕾)
et
Matthieu Laclau. La première a commencé sa carrière à la fin
des années 1990 et c’est elle qui a monté les films de la
période d’or de
Jia Zhangke, de 2000 à 2008, et en
particulier « Still Life » (《三峡好人》)
et
« 24
City » (《二十四城记》).
Mathieu Laclau représente la génération suivante ; il a pris
le relais sur les films suivants de Jia Zhangke, à partir de
« Touch
of Sin » (《天注定》)
en 2013. Puis il a travaillé avec
Midi Zsur « Adieu
Mandalay » (《再见瓦城》),
avec Bai Xue (白雪)
sur « The
Crossing » (《过春天》),
etc.
Le modèle Diao Yinan
Le montage est décisif dans un film de ce genre. Il
est déterminant dans « Le Lac aux oies sauvages »
pour impulser la dynamique de l’action, sa
rapidité : celle-ci est encore plus elliptique que
le scénario, on ne voit jamais un personnage être
atteint, par un coup ou une balle : c’est le sang,
soudain, qui indique la blessure, voire signale la
mort, comme si le coup était trop rapide pour
pouvoir être perçu dans sa totalité.
En fait, c’est un processus inverse des films de Hong Kong
où chaque coup est montré atteignant sa cible. Ce montage
reprend en fait le même principe que le fameux « glimpse»
de King
Hu (胡金铨),
subtile combinaison de coupes et de montage nerveux, donnant
un rythme très rapide basé sur la perception d’une partie
seulement de l’action, reconstituée ensuite dans sa totalité
par le cerveau du spectateur
[12].
Dans une séquence qui amène l’issue finale, Zhou Zenong
tombe dans un traquenard et il est blessé : on n’a rien vu,
mais on devine ce qui s’est passé quand on voit son visage
couvert de sang…
Le fait que l’on ne voit jamais le coup atteindre sa
cible fait aussi que la tension ne se relâche pas.
Elle ne se relâche qu’à la fin, dans une séquence
apaisée inopinée. Mais dont on se dit après coup
qu’on aurait dû s’y attendre. Et tout apparaît
soudain comme un rêve dont on vient de s’éveiller.
Et maintenant ?
Le défaut d’autant de virtuosité stylistique est
quand même de porter toute l’attention sur l’image,
au détriment des personnages
dont on aurait aimé avoir des caractères un peu plus
fouillés. Ce n’est pas le genre recherché ici, certes, mais
c’est là que va sans doute se jouer l’avenir des films de
Diao Yinan, car s’il a atteint une
maîtrise remarquable du style, on attend de voir où elle va
le mener. Ce sera la surprise éventuelle d’un troisième
volet de ce qui pourrait être une trilogie.
Trailer
Clip 1
Clip 2
Note complémentaire sur la musique finale
La musique qui accompagne la séquence finale, ainsi que le
générique, est l’air très célèbre « Bengawan Solo » ou
« Belle rivière Solo » (《美丽的梭罗河》),
chant d’origine indonésienne à la mélodie envoûtante, qui se
trouve avoir été l’une des chansons choisies par
Wong Kar-waipour la musique de son film
« In
the Mood for Love » (《花样年华》) ;
on l’y entend dans une interprétation historique de Rebecca
Pan (潘迪华)
qui interprète par ailleurs le rôle de Mrs. Suen :
L’air véhicule la
nostalgie des années 1960
[13],
mais surtout, dans le film de Diao Yinan, il a une
signification bien particulière, liée au sort des
personnages dans le dénouement final que l’on se gardera
bien de dévoiler.
A écouter en complément
Conférence de presse au festival de Cannes
A lire en complément
Le bel article de Jacques Mandelbaum (Le Monde, 24
décembre 2019) :
« Le Lac aux oies sauvages » : fuite en
eaux troubles dans la nuit chinoise
« …Le Lac aux oies sauvages est un récit à la fois ténu
et palpitant, qui tient tout entier dans l’épiphanie de
sa mise en scène. Un film, autrement dit,
essentiellement raconté par sa lumière, son mouvement,
sa vision, la graphie de ses personnages davantage que
leur psychologie. Longue séquence brechtienne Voici
donc, en scène d’exposition, aux alentours d’une gare
détrempée par une pluie battante, un jeune homme
balafré, visiblement aux abois, appuyé à un pilier, et
une femme mystérieuse, en pull rouge flamboyant dans la
nuit, qui le contourne et l’approche à la fois, pour lui
demander du feu. Double mouvement, double face.
Providence et risque mortel. Cherchez la femme. Premier
exemple de la manière dont la forme ouvre dans ce film à
un fond dont on apprendra bien assez tôt qu’il en est
lui-même dépourvu. Car ici, en effet, tout est forme,
et toute forme tend à la pensée….
…Il s’agit après tout de se partager la nuit : Brecht
encore. Là, des images au fil du lac de filles en
chapeaux de paille qui fraient en eaux troubles. Calme,
volupté, beauté onirique. Vision nocturne et picturale
insensée d’une femme alanguie sur une barque, rayée de
blanc et d’orange sur fond de nuit. Beau comme du
Baudelaire. Plus loin, cette incursion surréelle de la
police dans un parc zoologique où s’est réfugié le
fuyard. Flamants, panthères, éléphants, regards sauvages
et balles qui fusent sous les auspices de l’obscurité.
On n’a rien vu. Mais tout de même assez pour sentir que
cette esthétique nocturne de la dispersion, du
tâtonnement et de l’éclat nous entretient, pour
l’essentiel, de la lutte immémoriale de l’homme pour sa
survie dans un monde artificieux, saturé de faux
semblants … »
[1]
Il devait sortir en Chine peu avant octobre 2019,
mais la sortie a été repoussée au 6 décembre.
[2]
On peut admirer à cet égard le dossier de presse
réalisé pour la sortie du film en France, truffé de
références culturelles et littéraires, avec de
brèves explications.
[3]
Diao Yinan s’est inspiré pour cette scène d’un fait
divers rapporté dans la presse : en 2012, une
assemblée de voleurs de ce genre s’est tenue à
Wuhan ; quand, alertée, la police est intervenue,
ils étaient justement en train de se répartir leurs
terrains de chasse respectifs.
[4]Moshui hu ou Lac de l’encre : on dit que, du
temps des Cinq dynasties et Dix royaumes (五代十国时期),
au dixième siècle, un lettré du nom de prince
Zhaoming vivait là, auteur d’un ouvrage intitulé
« Textes choisis de Zhaoming » (《昭明文选》).
Il
lavait, dit-on, ses pinceaux dans l’eau du lac, d’où
son nom.
[5]
« Au bord de l’eau », roman attribué à Shi Nai’an (施耐庵),
datant du 14e siècle, qui relate
les exploits d’une bande de cent huit bandits
révoltés contre la corruption du gouvernement
impérial et des hauts fonctionnaires de la cour.
C’est l’un des quatre grands romans classiques de la
dynastie des Ming, un ouvrage iconique qui est la
source d’innombrables expressions, adaptations et
illustrations. La traduction française annotée et
commentée de Jacques Dars est aussi légendaire que
l’original (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade
1978, Folio 1997).
Ce roman est l’origine du terme de jianghu (江湖),
littéralement « rivières et lacs », désignant la
vaste zone de marais hors contrôle impérial où
vivaient et agissaient les bandits de l’histoire,
des hors-la-loi de la fin de la dynastie des Song du
Nord. En un sens dérivé, jianghu en est venu
à désigner toute société parallèle, en marge de la
société officielle et des lois, et donc en
particulier les bandes de voleurs et de truands de
toutes sortes. Le terme a acquis aujourd’hui ses
lettres de noblesse et désigne le monde souterrain
de la pègre urbaine. On pourra aussi bien l’utiliser
comme un adjectif pour qualifier un individu pas
très recommandable. C’est l’une des références du
film.
[6]
Je garde le terme retenu dans le dossier de presse
et les articles divers en français sur le film.
[7]
Voir un article de février 2011 : vendre son âme
pour de l’argent, le secret dévoilé de la vie amère
des baigneuses de compagnie (为钱出卖灵魂,
揭秘陪泳女心酸生活)
www.zhiyin.cn/2011/0215/108188.html
[9]
C’est ce qu’a expliqué Hu Ge lors de la conférence
de presse au festival de Cannes, ajoutant que
l’insécurité ressentie pendant le film, inhérente à
son personnage, l’avait poursuivi pendant un certain
temps après la fin du tournage.
[10]
Sur le film de Huo Jianqi adapté du roman de Chi Li,
voir :
[12]
The Glimpse : terme inventé par David Bordwell.
Voir :
“Richness Through Imperfection: King Hu and the
Glimpse,” in Poshek Fu and David Desser (eds.), The
Cinema of Hong Kong: History, Arts, Identity (Cambridge:
Cambridge University Press, 2000).
[13]
C’est la raison pour laquelle il est aussi le
thème musical de la seconde partie du film de
Jiang Wen (姜文)
« Le
Soleil se lève aussi » (《太阳照常升起》).
Citation qui pourrait d’ailleurs poser ce film comme
modèle surréaliste pour Diao Yinan….