« Grand
frère », de Liang Ming : un premier film sous influence
par Brigitte Duzan, 1er
septembre 2020
Premier film de
Liang Ming (梁鸣),
« Grand Frère » (《日光之下》)
arrive en France distribué par ASC, avec une aide à
la distribution du CNC, après être passé par le
festival de Pingyao et par celui de Rotterdam où il
était sélectionné dans la section « Bright Future ».
Un brillant avenir est bien ce que l’on souhaite à
ce film qui a d’indéniables qualités artistiques,
louées par la critique, mais dont on ne peut
cependant pas négliger les faiblesses.
Acteur puis assistant réalisateur de
Lou Ye (娄烨),
qu’il reconnaît comme son mentor, Liang Ming lui
doit certainement une bonne partie de sa soudaine
gloire. Son avenir dépend cependant en grande partie
de sa capacité à se dégager de cette influence, très
sensible dans ce premier film.
Un scénario attrayant
Le film se passe à la toute fin des années 1990.
Fil narratif bien construit
Affiche chinoise
(festival de Pingyao)
Guxi (谷溪)
vit avec son frère Guliang (谷亮)
dans une petite ville côtière du Liaoning, au nord-est de la
Chine, non loin de la Corée du Nord. Guliang a pris sa sœur
sous son aile depuis que leur mère est morte alors qu’ils
n’ont pas connu leur père ; ils mènent une vie à deux, dans
un paisible train-train. Lui est pêcheur
[1],
elle est employée dans l’hôtel local. Une rage de dents de
Guxi annonce la venue imminente de perturbations dans ce
quotidien sans problèmes. C’est une dent de sagesse, d’où le
titre anglais du film : « Wisdom Tooth »
[2],
qui amène aussi la conclusion de l’histoire, dans un
processus parfaitement cyclique.
Affiche du festival de
Rotterdam
Les nuages s’amoncellent de tous les côtés à la
fois. Une marée noire interdit bientôt la pêche et
fait perdre son travail à Guliang. Il réussit à
trouver du travail grâce à un ami, mais c’est le
début d’une série de phénomènes en chaîne qui menace
bien plus que la survivance économique du couple :
leur entente mutuelle, c’est-à-dire le fondement
même de leur existence. Il se retrouve engagé par un
homme puissant qui n’est autre que l’un des chefs
mafieux locaux, qui se distribuent les zones de
pêche. Il fait connaissance en même temps de sa
fille, Qingchang (庆长),
juste revenue de Corée où elle était partie avec sa
mère. Il en tombe évidemment amoureux.
Qingchang apporte une aura d’aventure, de luxe,
d’indépendance et de gaité dans la vie de Guliang et
de sa sœur, mais sème aussi la zizanie entre eux car
Guxi a du mal à accepter l’amour naissant entre son
frère et la nouvelle venue, qui fait tout par
ailleurs pour la séduire. Or Guxi est en outre
déstabilisée par le fait qu’elle risque de perdre
son travail
à l’hôtel, n’ayant pas de papiers en règle : comment
pourrait-elle avoir une identité claire, avec sa mère
décédée et un père non identifié ?
Les choses tournent vraiment mal quand un pêcheur meurt en
mer dans des circonstances suspectes, et que Guxi, grâce à
un étonnant concours de circonstances, se retrouve en
possession de la preuve qu’il s’agit d’un règlement de
compte impliquant le père de Qingchang… La paix ne reviendra
qu’après l’arrachage aussi symbolique que réel de la fameuse
dent de sagesse.
Point de vue original
Liang Ming a lui-même écrit le scénario. Il a pour qualité
principale, unanimement reconnue par la critique, de centrer
la narration sur le point de vue du personnage de Guxi.
Liang Ming a ainsi introduit un flou narratif : on voit à
travers les yeux de Guxi, sans comprendre ce qu’elle ne
comprend pas et en interprétant les événements tels qu’elle
les interprète. Le spectateur suit le douloureux processus
qui mène Guxi non à la connaissance mais à l’âge adulte. Les
questions restent pour la plupart entières.
Cinéaste qui se
dit autodidacte
[3],
Liang Ming dit avoir pour mentor le scénariste Mei Feng (梅峰),
celui-là même qui a écrit les scénarios des films de
Lou Ye (娄烨),
de « Purple Butterfly » (《紫蝴蝶》)
en 2003 à
« Nuits
d’ivresse printanière » (《春风沉醉的晚上》)
en 2008, film où a joué Liang Ming et dont, selon ses
propres dires, le scénario l’a fasciné. Cette fascination
est évidente : on la retrouve dans la conception du trio de
personnages, qui ressemble beaucoup à celui des « Nuits
d’ivresse », à la seule différence du sexe des
protagonistes, devenus deux femmes et un homme, mais avec la
même ambivalence de sentiments et d’attirance sexuelle. L’influence
s’étend jusqu’à la composition de certaines images, et en
particulier de celle qui figure sur l’affiche chinoise.
Il dit aussi avoir été influencé par la qualité littéraire
des films de Lou Ye, et a voulu inclure des « éléments
littéraires » dans son propre film. Ils sont malheureusement
mal intégrés dans la trame narrative, ce qui est l’une des
faiblesses mineures du scénario. Le film pêche bien plus par
une accumulation de maladresses à partir du milieu du
scénario.
Mais décrochage au milieu du film
Le film décroche au bout d’une heure dix, très
précisément : la séance dans le bar pour
l’anniversaire du frère, d’une lourdeur quasiment
insupportable. A partir de là, on a l’impression que
le film ne parvient pas à retrouver son allant
initial. C’est peut-être, bien sûr, parce que tout
déraille vraiment dans l’histoire : la paix du
couple frère-sœur est ruinée, le frère confronté au
choix cornélien entre sa sœur et Qingchang ainsi
qu’à la tentation du départ ; le monde voué à un
ordre quasiment rituel du début vole en éclats.
Mais le film accumule alors non seulement
maladresses et longueurs, il n’évite pas non plus
les invraisemblances : l’épopée de la cassette
érigée en deus ex machina est à la limite du
crédible, de même que la vitre de voiture de police
laissée providentiellement entrouverte de manière à
pouvoir y glisser la fameuse cassette ni vu ni
connu, alors qu’elles se révèlent toutes
hermétiquement fermées quand il s’agit au contraire
de récupérer la cassette après une volte-face
intentionnelle.
Le trio
Guliang-Guxi-Qingchang
La plus grande invraisemblance est cependant pour la fin :
la conclusion de l’affaire policière, mais surtout
l’arrachage de la dent de sagesse qui se fait attendre
depuis le début du film. Le dentiste avait bien prévenu que
ce serait très difficile ; or, Guxi y parvient seule, avec
un vulgaire couteau de cuisine et quelques gouttes de sang.
On comprend bien l’intention du scénariste : en tant que
symbole du passage initiatique de Guxi à l’âge adulte, il ne
pouvait se passer sous la roulette du dentiste. Mais traité
de manière réaliste, c’est invraisemblable. On aurait pu,
par exemple, imaginer la séquence traitée en scène onirique.
Malgré tout, on retient quand même de ce scénario l’habileté
avec lequel sont tressés des thèmes profonds de l’évolution
sociale dans la Chine de l’époque mais qui sont finalement
toujours actuels, en particulier la fragilité des jeunes
dans un environnement gangrené par la corruption liée à la
perte de racines et de valeurs qui ne leur laisse guère
d’espoirs d’avenir. Le choix de la période est certainement
dû, justement, à la possibilité qu’il donne de traiter de
problèmes actuels sous couvert du passé.
Un premier film plein de promesses
Si le film nous touche, malgré la seconde partie, c’est
parce qu’il reflète de véritables qualités artistiques chez
un réalisateur qui en est à son premier film.
Cadre et mise en scène
Le choix du cadre – le nord glacé du Heilongjiang –
apparaît de prime abord comme une influence de
Diao Yinan (刁亦男),
dans la lignée de
« Black
Coal » (《白日焰火》).
Liang Ming a expliqué que c’est en fait pour des
raison pratiques qu’il a choisi la ville de Yichun (伊春) :
parce que c’est sa ville natale, où sa famille et
ses amis pouvaient lui apporter une assistance
bienvenue compte tenu des difficultés de financement
d’un premier film.
Balade en forêt
En même temps, c’était aussi par désir de revenir sur les
lieux de son adolescence, de les recréer tels qu’ils ont
perduré dans son souvenir, avec évidemment l’inévitable
nostalgie du passé perdu. Il en est parti en 2002, à l’âge
de dix-huit ans, pour aller poursuivre ses études à Pékin,
et depuis lors la petite ville s’est couverte de grands
immeubles, comme partout ailleurs. Il y a quelque chose de
fantomatique dans l’hôtel comme retiré en marge du temps,
dont le nom évoque le taoïsme : Sérénité – fausse sérénité,
bien sûr, toute de façade…
Atmosphère à la Li
Hongqi
Avec cet hôtel vide, ses façades aux portes fermées,
comme les esprits, le film rappelle dans une
certaine mesure l’atmosphère des films de
Li Hongqi (李红旗),
et en particulier
« Winter
Vacation » (《寒假》).
Les cassettes sont d’ailleurs un autre élément de
souvenir nostalgique. Les années 1990 en Chine sont
la grande période du piratage de films, que l’on
regardait sur des VHS ou DVD de fortune ; mais, dans
le souvenir de
Liang Ming, ce sont les cassettes musicales qui dominent, et
la musique que l’on écoutait ainsi – celles qui sont sur la
table de Guxi sont les siennes.
Le film évoque par allusions bien des problèmes
socio-politiques : le non-dit sur les scandales, la
corruption généralisée au plus haut de la pyramide sociale,
la religion chrétienne comme alibi ou couverture, la
proximité de la Corée du nord comme un trou noir, et la
Corée du sud comme promesse d’évasion…
Interprètes
Le film ne fait pas étalage de stars, le budget ne
le permettait certainement pas. Les acteurs qui ont
été choisis sont parfaits dans leurs rôles.
L’actrice qui interprète Guxi, Lü (ou Lyu) Xingchen
(吕星辰)
[4],
né en 1991 à Hangzhou, est diplômée du Conservatoire
de danse de Pékin (北京舞蹈学院),
mais dans la section théâtre musical (音乐剧系).
Elle a commencé sa carrière d’actrice avec deux
rôles dans des films de l’excellent réalisateur,
trop peu connu, qu’est
Zhang Ming (章明) :
« Folk Songs Singing » (《郎在对门唱山歌》)
en 2011 et « Goddess n° 9 » (《九号女神》)
en 2013. Il s’agit là d’une référence.
L’acteur Wu Xiaoliang (吴晓亮)
qui interprète Guliang est né en 1985 en Mongolie
intérieure et a commencé sa carrière en 2004 avec un
premier rôle dans le film de Li Jixian (李继贤)
« Dance Without Music » (《没有音乐照样跳舞》).
Il est encore peu connu, de même que l’actrice Wang
Jiajia (王佳佳),
née en 1984, qui incarne Qingchang..
L’actrice Lü Xingchen
dans le rôle de Guxi
Signalons encore Chen Yongzhong (陈永忠),
acteur qui fait partie des proches de
Bi Gan (毕赣).
Photo et musique
La photographie, signée He Shan (何山),
joue sur les couleurs pour opposer la chaude
intimité du couple aux blancs glacés de la neige à
l’extérieur ; mais les couleurs chaudes des
intérieurs sont elles-mêmes subtilement nuancées,
jusqu’aux explosions du bar, seul lieu de
divertissement du lieu. He Shan a été le directeur
de la photographie de « Wrath of Silence » (《暴裂无声》)
de
Xin Yukun (忻钰坤),
superbe film noir sorti au festival FIRST de Xining
en juillet 2017, après « The Coffin in the
Mountain » (《心迷宫》)
en 2014.
La musique vient ajouter une touche d’émotion glacée
au paysage. Elle est de
Ding Ke (丁可),
auteur-compositeur né en 1986 en Chine et maintenant
vivant en France, spécialiste de musiques de films,
mais aussi de compositions pour le théâtre et la
danse contemporaine. On se souviendra de sa musique
du film de
Dong Yue (董越)
« Une
pluie sans fin » (《暴雪将至》).
Ding Ke
Soundtrack de “Grand frère”
Photo et musique établissent une sorte de généalogie
implicite entre films que l’on peut appeler d’auteur.
Des soutiens prestigieux
Outre Lou Ye, ou grâce à Lou Ye, Liang Ming a bénéficié de
soutiens de tous côtés. D’abord pour la production : la
productrice exécutive, ou déléguée (监制),
est Li
Shaohong (李少红) ;
le principal producteur n’est autre que Sean Chen qui a été
le producteur des films de
Vivian Qu (文晏),
mais aussi celui des films de
Diao Yinan (刁亦男)
à partir de
« Train de
nuit » (《夜车》).
Il s’affirme aujourd’hui comme le grand producteur des films
noirs chinois.
« Grand frère » s’insère ainsi dans la vogue du film noir en
Chine, dont Diao Yinan est devenu un précurseur.
L’atmosphère des paysages gelés du Nord se prête
particulièrement bien à celle du film noir tel qu’il se
développe en Chine, avec ses éléments de critique sociale
tout aussi glacée. En ce sens, on peut opposer dans le
cinéma chinois actuel une double tendance rattachée à deux
extrêmes géographiques et climatiques : Nord glacé d’un
côté, Sud humide et moite de l’autre – tendance à laquelle
se rattache justement le dernier Diao Yinan.
Grand Frère, bande annonce
Et après ?
Liang Ming a commencé sa carrière de réalisateur sous de
bons augures. On attend maintenant son second film pour voir
s’il concrétisera les promesses du premier.
Le film est en
préparation : le projet de scénario a été primé en 2019 dans
le cadre du Fonds de développement de scénarios du One
International Women’s Film Festival
[5].
Il reprendra le thème du passage à l’âge adulte d’une jeune
femme, étendu au mariage et à la maternité et lié au passage
d’une petite ville à une grande ville, dans un contexte de
contraste entre passé et présent ; l’histoire sera toujours
traitée du point de vue du personnage féminin. A la
différence de « Grand Frère », au moins une partie du film
sera tournée à Hong Kong, et l’histoire se passe
aujourd’hui.
[1]
Ce qui est fictionnel car la ville où
est tourné le film – Yichun, la ville natale du
réalisateur - n’est pas une ville côtière, pas plus
que la province du Heilongjjiang où elle se trouve.
La province côtière du nord-est, dans le scénario,
est le Liaoning, et c’est là qu’est le champ de
pétrole de Dalian où a effectivement eu lieu une
marée noire causée par la rupture d’un pipeline,
mais c’était en 2010. Comme dans le film,
l’information a été soigneusement filtrée.
[2]Le
titre chinois signifie « Sous la lumière du soleil »,
l’idée
étant que, pour les jeunes en quête d’une solution à
leurs problèmes, la seule manière est de chercher le
soleil derrière les nuages.Le
premier titre anglais était «Under
the Sun ».
[4]
Désignée dans le dossier de presse
français du nom de Lu Celeste.
[5]
The
One International Women’s Film Festival
(ONEIWFF
山一国际女性电影展), fondé en 2017 par la productrice
indépendante Yang Jing (杨婧) :
premier et unique festival à thématique féminine
approuvé par les autorités du cinéma chinoises – il
ne s’agit pas de films réalisés par des femmes,
seulement des films qui mettent en scène des femmes.
Le comité du festival est basé à Pékin, mais le
festival a lieu à Chengdu, en septembre.